Marianne baissa la tête, gênée d’avoir à prononcer ces noms de conspirateurs.

— Le baron de Vitrolles... Le chevalier de Bruslart.

De la plus imprévisible façon, Jason se mit à rire.

— Je ne connais pas ce M. de Vitrolles, mais je sais qui est le chevalier de Bruslart, et vous aussi, si j’ai bonne mémoire ? Voulez-vous me dire ce que j’ai à voir avec des conspirateurs ? Est-ce que vous espérez me faire croire que vous me faites l’honneur de me compter parmi eux ?

— Le moyen de faire autrement ? Ne devez-vous pas vous rendre chez Crawfurd, rue d’Anjou ? fit Marianne un peu démontée par l’absolu sang-froid, non dépourvu de gaieté qu’il montrait.

— Si fait ! Je dois me rendre chez Crawfurd, rue d’Anjou... demain matin, pour déjeuner. Et aussi pour admirer sa très remarquable collection de tableaux. Mais... si je vous comprends bien, je suis censé m’y rendre ce soir même, pour y rencontrer ces étranges personnages ? Voulez-vous me dire pour quoi faire ?

— Est-ce que je sais ! J’ai appris que vous trempiez dans une conspiration royaliste destinée à assurer à n’importe quel prix la paix avec l’Angleterre, que les conjurés devaient se réunir cette nuit chez Crawfurd, lequel Crawfurd jouerait, d’ailleurs, plus ou moins le double jeu, et que, cette nuit, Savary s’apprête à arrêter toute la bande qui sera conduite, sur l’heure, à Vincennes et fusillée sans jugement. Voilà pourquoi je suis venue ici : pour vous supplier de ne pas y aller... afin de garder la vie... Même si cette vie, c’est à une autre qu’elle appartient.

Jason se laissa tomber sur une chaise, les coudes aux genoux, et leva vers Marianne un regard où la stupeur le disputait à l’amusement.

— J’aimerais bien savoir où vous avez péché ce conte de bonne femme ? Je vous jure que je ne trempe dans rien du tout ! Moi, conspirant avec les royalistes, les hommes de ces princes émigrés qui n’ont su que Sauver leur peau, laissant le roi monter à l’échafaud et le petit Louis XVII crever de misère au Temple ? Moi aux côtés des Anglais ?

— Pourquoi non ? N’est-ce pas en Angleterre que je vous ai connu ? N’étiez-vous pas l’ami du prince de Galles ?

Jason haussa les épaules, se leva et fit quelques pas en direction de la bibliothèque.

— N’importe qui peut devenir « l’ami » de Georgie pourvu qu’il présente une originalité quelconque et ne soit pas tout à fait taillé sur le patron des autres hommes. En fait, il m’a accueilli dans sa bande parce que j’étais l’ami d’Orlando Bridgeman, qui est de ses intimes. C’est Orlando qui m’a aidé, recueilli, remis en selle quand j’étais démuni de tout après le naufrage de mon navire sur les côtes de Cornouailles. Nous nous connaissons depuis longtemps. J’ai donc un ami anglais. Mais cela ne signifie pas, il me semble, que je doive pour autant épouser les idées de toute l’Angleterre ? Surtout que, sans être en guerre déclarée avec elle, mon pays sent chaque jour les relations se tendre et se détériorer... la guerre approche.

Tout en parlant, il avait ouvert l’une des petites armoires qui formaient le bas de la bibliothèque, en avait tiré un flacon, un plateau et deux verres qu’il se mit à remplir. Là-haut, le fracas de l’orage s’éloignait. On n’entendait plus que de vagues grondements mêlés au bruit de la pluie diluvienne qu’il avait amenée et qui s’abattait sur la ville, flagellant les feuilles d’arbre et pianotant rageusement aux vitres et aux ardoises des toits. Envahie d’un inexprimable soulagement, Marianne s’était assise sur la banquette du clavecin et laissait les battements de son cœur se calmer peu à peu. Elle ne comprenait plus rien à l’absurde aventure de ce soir, sinon que Jason n’était pas en danger, ne l’avait jamais été... et qu’il n’avait jamais songé à conspirer contre Napoléon. Sinon, aussi, qu’il s’était singulièrement radouci à son égard... La fièvre serrait ses tempes et battait dans sa gorge. Jamais Marianne ne s’était sentie aussi fatiguée mais, obstinément, elle cherchait à rassembler les morceaux du puzzle absurde que représentaient les derniers événements de sa vie, cherchant à comprendre...

— Enfin, fit-elle lentement, pensant tout haut plutôt que s’adressant directement à Jason, enfin vous étiez bien à Mortefontaine avec votre... avec la señora Pilar et vous en êtes bien revenu sans elle ?

— Exact ! J’y étais et j’en suis revenu ce soir.

— Vous en êtes revenu... parce que vous aviez une visite à recevoir, une visite que j’ai vue quitter cette maison.

— Jusque-là, rien à dire ! fit Jason. Vous êtes parfaitement renseignée, mais, je le répète, jusque-là seulement ! L’affaire Crawfurd relève d’une brillante imagination, et, à ce sujet, je pense que c’est mon tour de poser les questions. Tenez, prenez ça ! Vous devez en avoir besoin.

« Ça », c’était l’un des deux verres de vin d’Espagne qu’il venait de servir. Marianne le prit, machinalement, but quelques gouttes qui brûlèrent un peu sa gorge en passant, mais qui lui firent du bien.

— Merci, fit-elle en reposant le verre sur le coin du clavecin. Vous pouvez questionner, je répondrai.

S’attendant à une nouvelle algarade quand elle dirait qui était son informateur, elle baissa les yeux, résignée d’avance, et, avec un soupir, noua ses mains sur ses genoux. Il y eut un petit silence durant lequel Marianne n’osa pas relever la tête, pensant que Jason choisissait ses questions. Mais il se contentait de la regarder.

— Bien ! dit-il enfin. Dans ce cas, je n’ai qu’une seule chose à vous demander : le nom de la personne à qui vous devez cette fantastique histoire, car il faut que j’essaie de voir clair dans tout ce fatras. Vous n’avez pas inventé ça toute seule. Qui vous a dit que j’allais chez Crawfurd pour conspirer ?

— Francis...

— Francis ? Vous voulez dire Cranmere ? Votre mari ?

— Le premier de mes maris ! précisa Marianne avec rancune.

— Ne revenons par là-dessus ! fit Jason avec impatience. Mais d’où le sortez-vous celui-là ? Où et quand l’avez-vous vu ?

— Hier soir, chez moi. Quand je suis rentrée du théâtre, il m’attendait, dans ma chambre. Il y était entré en sautant le mur du jardin et en escaladant le balcon.

— C’est incroyable ! C’est insensé’ ! Mais racontez. Je veux tout savoir... Quand cet homme-là se mêle de quelque chose, on peut s’attendre à tout.

En effet, il n’y avait plus la moindre trace d’amusement sur le visage tendu de Beaufort. Accoudé au clavecin, il ne dominait pas seulement Marianne, assise, de toute sa haute taille, mais aussi de son regard impérieux qui s’attachait au joli visage penché. Durement, il ordonna :

— Et d’abord, regardez-moi ! J’ai besoin de savoir si vous dites toute la vérité.

Toujours ce soupçon nuancé de mépris ! « Que faudrait-il faire, songea Marianne douloureusement, pour qu’il admette enfin que je l’aime et qu’il n’y a plus que lui au monde, pour moi ? » Mais elle obéit, leva la tête. Son regard vert, extraordinairement calme et limpide, vint se poser sur celui de l’homme penché vers elle.

— Je vais tout vous dire, fit-elle simplement. Vous jugerez.

Il ne lui fallut que peu de mots pour retracer la scène qui l’avait opposée, la nuit précédente, à Francis Cranmere. A mesure qu’elle parlait, elle suivait sur le masque acéré du corsaire la course rapide et changeante des impressions : étonnement, colère, indignation, mépris, pitié aussi, mais Jason ne prononça pas le moindre mot, pas la plus petite exclamation tant que dura le récit. Néanmoins, quand Marianne eut fini, elle put noter avec joie que les yeux bleus du marin avaient perdu presque toute leur dureté.

Il demeura là, un instant, à la regarder en silence puis, haussant les épaules avec un soupir, il se détourna d’elle et s’éloigna de quelques pas.

— Et vous avez payé ! gronda-t-il. Le connaissant comme vous le connaissez, vous avez payé, aveuglément ! Il ne vous est pas venu à l’idée qu’il pouvait mentir, que ce n’était qu’un prétexte pour vous arracher de l’argent ?

« Et toi, songea Marianne tristement, il ne te viendrait pas à l’idée que je t’aime assez pour avoir perdu la tête ? que, pour sauver ta vie, je lui aurais donné tout ce que je possède ?... » Mais elle ne formula pas à haute voix cette amère pensée, se contentant de répondre mélancoliquement :

— Il donnait de telles précisions que je n’ai pas pu ne pas le croire. C’est lui qui m’a dit que vous seriez tout le jour à Mortefontaine, lui encore qui m’a dit que vous en reviendriez seul, lui enfin qui m’a appris qu’une visite importante devait vous être rendue ce soir... et tout cela s’est révélé exact, puisque ce matin, à l’aube, je suis accourue ici pour entendre tout cela de la bouche de votre concierge. Tout était exact... sauf le plus important, mais pouvais-je le deviner ?

— Moi, un conspirateur ! lança Jason avec rage. Et vous avez cru ça ? Est-ce que vous ne me connaissez pas assez ?

— Non, fit Marianne gravement, non... à dire vrai, je ne vous connais pas du tout ! Songez que vous avez d’abord été pour moi un ennemi, puis un ami et un sauveur avant de devenir... un indifférent !

Le mot eut quelque peine à passer, mais Marianne néanmoins le prononça fermement. Puis très doucement, elle ajouta :

— Lequel de ces hommes est le vrai Jason, puisque, de l’indifférence, il semble que vous soyez revenu à l’inimitié... si ce n’est à la haine ?

— Ne dites pas de bêtises, fit-il rudement. Qui peut être indifférent à la femme que vous êtes ? Il y a en vous quelque chose qui pousse aux pires excès. On ne peut que vous aimer avec passion... ou avoir envie de vous tuer ! Il n’y a pas de demi-mesure.

— Apparemment... vous avez choisi la seconde formule !... Je ne peux pas vous le reprocher. Mais, avant de vous quitter, il y a une chose que je voudrais savoir.