Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
… sans nous regarder comme si elle les récitait pour elle seule, pour apaiser une douleur qui la dévorait et, après une pause, se retournait et nous demandait de les copier. Dieu, l’innocence, la grâce et la raison chevillent l’œuvre de Corneille, l’homme n’est qu’un sujet qui reçoit, effrayé, la volonté de Dieu, qui tente de se transcender, de se rapprocher de Lui en Lui obéissant ; l’homme, la femme, l’amour, la cruauté étrange de l’amour baignent l’œuvre de Racine et, ajoutait-elle, comme pour s’en convaincre, l’amour est cruauté et raffinement, distance et désir.
J’avais envie de crier en l’écoutant. Pour moi, les héroïnes de Racine portaient des cardigans bleu ciel et prenaient la fuite en talons aiguilles. Je m’identifiais à tous les amoureux méprisés, à ceux auxquels on accorde son cœur faute de mieux et souffrais en silence en offrant mon tourment à Dieu. Je devins cornélienne. J’appris la douleur, l’attente, la jalousie, organisai des chahuts pour qu’elle me remarquât, lâchai des boules puantes, écrasai des cartouches d’encre sur mes copies et les rendis maculées pour qu’elle me sermonnât. Elle n’entendait ni ne voyait mes efforts désespérés pour exister à ses yeux et je renonçai. En un dernier sursaut, je me tailladai les cheveux telle Jeanne d’Arc sur son bûcher. Ma mère haussa les sourcils, pas ma prof de français.
Quand le mois de juin arriva, je comptai les jours et devins muette. Je ne survivrais pas à la séparation qui s’annonçait. D’autant que j’avais appris qu’elle quittait le collège et suivait son mari en poste à l’étranger. Le dernier cours fut étrange : elle retenait des larmes au bord de ses cils noirs et ses yeux bleus semblaient globuleux tellement ils étaient liquides. Je voulus croire qu’elle pleurait pour la même raison que moi : on ne se verrait plus. Elle rangea lentement ses cahiers et ses livres sans un regard pour les marronniers de la cour. Nous dit au revoir, s’attarda dans la salle des profs puis sortit par la lourde grille qui entourait le collège en briques rouges. Sans se hâter. Sans changer ses chaussures, ni retirer ses épingles, ni nouer son cardigan en cachemire bleu ciel. Elle attendit sagement le bus qui devait la ramener chez elle. Je ne devais plus la revoir.
Pendant que je prenais goût à la douleur exquise d’imaginer l’amour, de tout offrir sans être devinée ni remerciée, ma mère reprenait du poil de la bête.
Elle travaillait toujours autant dans la journée, passait de longues heures le soir à dresser des bilans, débit-crédit, débit-crédit, penchée sur le rabat de son secrétaire, l’œil noir sous la mèche noire, lâchant de temps en temps dans un sifflement de haine le nom tant honni de notre père, supervisant d’un œil sévère notre travail scolaire, exigeant pour la moindre sortie ou le plus petit plaisir une place de premier, voire de second, à l’extrême limite de troisième, mais elle recevait aussi quelques représentants du sexe opposé qu’elle gratifiait d’un doigt de Martini, de biscuits salés, de cacahuètes, d’olives sous plastique de Monoprix, et de ses plus beaux sourires.
Car elle était belle. Très belle. Grande, brune, d’immenses yeux noirs, de longues jambes, des épaules rondes et lisses et une peau au grain mat et serré qui appelait les hommages et les baisers. Avec, en plus, cette froideur innée, cette allure de princesse qui maintient à distance et inspire respect et désir fou. Elle essayait de se déguiser pour se rendre plus aimable, plus commerçante, afin que ses flèches ne manquent pas leur but mais, si ses lèvres exquises se retroussaient en un sourire enjôleur, ses yeux restaient froids, noirs, aussi perçants que ceux d’un maquignon. Les hommes voletaient autour d’elle telles des perruches affolées et elle n’avait qu’à battre des cils pour désigner l’heureux élu qui viendrait picorer une olive dans sa main. Sa naïveté de jeune fille ignorante l’avait poussée dans les bras d’un goujat qui avait fait son malheur, la lestant de quatre marmots sans aucun magot. Ce temps-là était révolu : elle avait décidé de prendre sa revanche, de rançonner les hommes en leur faisant miroiter mille promesses de félicité contre des avantages sonnants et trébuchants. Du pouvoir ou de l’argent sinon pas de cacahuètes ni de doigt de Martini. Chacun donnait selon ses moyens comme le dimanche à la quête de l’église et recevait selon ses dons. Elle, à son habitude, tenait les comptes et les rênes de son petit monde, jugeant aux acquis amassés de l’heure, de la durée et de la qualité de son abandon, si cela devait se produire.
C’est ainsi que l’on vit défiler toutes sortes de prétendants appliqués sans jamais en surprendre un dans son lit ni avoir le sentiment d’interrompre un tendre tête-à-tête. Il y avait le distingué désargenté qui se courbait en un baisemain élégant, l’emmenait au concert, au théâtre ou au restaurant, l’intellectuel qui lui parlait de Gide, Cocteau, Faulkner, Sartre ou Baudelaire, en pantalon de velours côtelé, enfumant le salon de ses paquets de Gauloises, le manuel en bretelles qui réparait les prises défectueuses, débouchait les éviers, bricolait des étagères pour nos livres d’école, le sportif qui nous accompagnait le dimanche au bois de Boulogne, entraînait les garçons au foot, organisait de grandes parties de cache-cache ou de ballon prisonnier, l’étudiant transi qui la dévorait des yeux et lui parlait politique et révolution, Marx et Tocqueville, apaisant ses envies anarchistes et subversives, l’aristocrate au nom à rallonge qu’elle pouvait semer de temps en temps dans la conversation, et un gros plein de sous qu’elle montrait peu, recevait en pantoufles et bigoudis, mais qui payait beaucoup. Se présenta aussi un curé chargé de veiller à la bonne tenue de nos âmes, qu’elle gratifiait d’un « mon père » prononcé sur le même ton câlin et frivole qu’elle empruntait avec les autres.
L’homme se fractionnait ainsi en un vaste catalogue à vignettes multiples, où elle faisait son marché selon ses désirs et ses besoins, un œil sur la calculette, l’autre sur l’état de la moquette ou de nos bulletins scolaires. Le soir, pour se reposer de tant de séduction dépensée, elle relisait Autant en emporte le vent et se prenait pour Scarlett. Elle s’éventait sous les porches des plantations, disposait ses toilettes à jupons dans une vaste calèche, s’alanguissait en valsant dans les bras de Rhett, plongeait des doigts avides dans son coffret, s’inventait un Tara majestueux car elle avait le goût de la terre, calculait le prix des rideaux, des faux plafonds et des parquets et, avant d’éteindre, regardait par-dessus son épaule pour voir s’il n’arrivait pas. Le lendemain, hélas, elle remettait ses nippes de Cendrillon, prenait le métro et allait faire l’institutrice porte Pouchet dans un quartier peu distingué.
Les soupirants avaient tous en commun une envie folle de la culbuter mais bien peu y parvenaient. Pour qu’elle s’abandonne, il fallait, en effet, que l’élu cumule plusieurs articles à lui offrir et de première qualité. Elle ne se donnait pas pour rien. L’homme idéal, celui qu’elle recherchait avec âpreté et pour lequel elle était prête à investir en olives, Martini et cacahuètes, devait être libre, puissant, riche, et avoir « un gros job ». Cette expression sonnait tel un clairon dans sa bouche, scintillait comme une poignée de diamants jaillis d’une cassette éventrée. Je mis du temps à comprendre ce qu’elle entendait par là et l’appris, un jour, à mes dépens.
Comme, malgré tout, elle possédait une âme de midinette, il devait aussi être beau, grand, fort, s’habiller avec goût, posséder une voiture allemande, un compte bancaire en Suisse, une maison de famille ou un château, parler anglais, avoir le ventre plat et la mèche un peu folle, se vautrer dans du cachemire et fleurer bon l’eau de toilette de qualité. Enfin, il devait l’aimer, l’aimer, l’aimer afin de panser et combler la blessure béante causée par l’inconduite de son ex mari. C’est ce qu’elle laissait entendre en une pose d’Iphigénie au bûcher, la tête renversée, la ligne parfaite du cou, des épaules et du décolleté offerte au bourreau vulgaire et sanguinaire.
Nous étions bouche bée devant tant de maîtrise, de charme et de savoir-faire et n’estimions guère l’ensemble des prétendants. Car, quand nous étions réunis entre nous dans la cuisine autour d’un plat de nouilles au beurre, arrosé d’un Viandox, elle les passait au crible et se moquait du petit ventre de l’un, de l’accent pointu de l’autre, des poils incarnés du troisième, du bégaiement de l’étudiant ou des fautes de français du gros plein de sous. Avec une cruauté qui faisait nos délices. On ne se lassait pas de l’entendre démolir le fat ou l’ignorant qui venait de tourner les talons. Rassurés par tant de pointes acérées : elle ne les aimait pas, on la garderait pour nous, personne ne nous l’enlèverait.
Elle était notre idole brune, notre Sainte Vierge blonde, le Sésame ouvre-toi de nos vies d’enfants qui empruntaient ses yeux pour apprendre nos premières leçons.
Pour se consoler de l’imperfection de ses victimes présentes, les yeux mi-clos et la Gitane glissant au bout de ses longs doigts fins, elle repartait dans le passé et nous racontait pour la centième fois l’épopée de ses amours d’antan, bien plus flamboyantes, qui se terminait toujours par cette phrase exhalée du plus profond de sa haine… « mais il a fallu que j’épouse votre père ! ». Nous courbions la tête, conscients d’être responsables de cette bévue, tout en ne comprenant pas très bien pourquoi.
Les prétendants passaient, certains s’incrustaient, notre train de vie s’améliorait. On écoutait des concertos de Rachmaninov ou des chants révolutionnaires cubains, on goûtait au Champagne, au foie gras frais, aux truffes blanches et noires, les garçons recevaient de vrais ballons de foot, les filles des baby-bulles ou des hula-hoop, on nous emmenait au cinéma le dimanche, au concert le samedi soir, on apprenait à danser le twist et le madison, et les placards, les penderies et les étagères recevaient nos effets et nos livres bien rangés. Il nous arrivait même, les soirs de grande excitation, de rêver à une machine à laver ou à une automobile qui nous transporterait vers des plages de sable doré et de mystérieuses destinations. Les prétendants donnaient, et nous recevions avec la même grâce polie et froide de notre mère, un merci chuchoté qui signifiait notre distance tout en signant notre bonne éducation. Je me souviens d’un jour où mon petit frère, croulant sous les cadeaux d’un prétendant nouveau, pénétra dans ma chambre et lâcha :
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