Dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre, tout contre toi, je refuse de monter dans le car de touristes du troisième âge. Je prie pour qu’on me donne une dernière chance. Pour que je me donne une dernière chance.

Avec la statue de pierre qui repose contre moi, qui lit dans mes pensées et pénètre mon intimité.

Cette fois-ci, je serai la plus forte. Je démasquerai le coupable qui m’empêche à chaque fois d’aimer, qui me coupe le vivre.

Je ne voulais pas te perdre.

Alors je t’ai prévenu…

Je t’ai tout raconté.



La première fois que l’ennemi se dressa en moi et réclama son dû de chair fraîche et amoureuse, ce fut si violent que j’en demeurai étourdie. Assommée. Comme si on m’avait culbutée de ma chaise et que je gisais par terre, les quatre fers en l’air, des bleus me noircissant le corps et le souffle coupé à m’en rendre muette. Quand je me retournai, il n’y avait personne : j’étais seule responsable de tout ce fracas. Mais je l’aurais juré, ce n’était pas moi.

J’étais encore dans l’âge du romanesque où viennent s’éteindre les derniers rêves des collégiennes. J’aimais à en mourir, l’échéance étant lointaine. J’épousais toutes les chimères de mes amoureux et me disloquais pour mieux les illustrer. Je multipliais les aventures, récitant à bride abattue les serments d’amour convenus et des promesses de vie conjugale qu’on n’exigeait pas de moi mais qui me venaient naturellement aux lèvres. J’étais si peu sûre de moi que je voulais rassurer les autres. Mes amours duraient le temps d’un été ou d’une année bissextile ; ils s’éteignaient dans des drames où je poussais de grands cris, jetais les bras au plafond pour me réveiller fraîche et neuve, prête à recommencer. Chaque nouvelle conquête me trouvait tout flamme, arborant sur un front encore boutonneux la couronne triomphante de la débutante faisant la révérence à son premier bal.

Souvent, quand il m’arrivait de le croiser après notre mésaventure, cet homme qui fut ma première victime, il m’entraînait dans un coin et me suppliait de lui expliquer les raisons de ma conduite. Je contemplais les yeux vert nuit troublés par l’inquiétude, les cils et les sourcils noirs bordant le jade sombre d’un trait frémissant, presque féminin, la bouche large et douce que j’avais connue si généreuse, le menton carré d’un homme qui fend l’adversité, je le contemplais et secouais la tête, impuissante et désolée de l’avoir fait tant souffrir.

– Je ne sais pas… Je ne comprends pas, répétais-je en tentant de verser un tardif réconfort sur ce visage énergique que le doute déchirait.

J’avançais la main pour lui donner un peu de chaleur, qu’il comprenne que je n’étais pas de celles qui tuent pour exister et consignent ensuite les noms de leurs victimes sur un petit carnet, mais il reculait, en proie à ses souvenirs douloureux.

C’était une belle prise, pourtant, cet homme-là. J’avais dû lutter pour que son regard se pose sur moi et qu’il me choisisse parmi d’autres plus rompues aux joutes de la vie et de la séduction. Plus âgé, plus savant, plus expert, il avait la délicatesse de n’en rien laisser paraître et me traitait d’égal à égale avec une tendresse attentive. Je m’épanouissais au fil des jours, au fil des nuits, apprenais à occuper mon espace, à l’explorer, à forger mes idées, à les défendre, mollets cambrés et verbe choisi, bref, je grandissais et disposais les premiers tuteurs de mon jardin intérieur, de ma liberté. Grâce à cet homme qui savait être mâle et tendre, patient et rapide, et ne m’ennuyait jamais, je m’affranchissais. J’avais, pour lui, fait de l’ordre dans ma vie et étais devenue résolument monogame.

Et puis un soir, un vendredi soir, ce bel équilibre tremblant, qui se mettait en place depuis quatre mois environ et assurait chaque jour davantage ses fondations, s’écroula. Et cela de la plus étrange manière.

Nous devions partir en week-end avec des amis, dans l’île de Noirmoutier. Il était convenu que je passerais le chercher en voiture, et que nous rejoindrions ses copains chez qui aurait lieu la distribution des places dans des voitures puissantes et sûres. J’avais mon sac sur la banquette arrière. Il aurait le sien à son bras et m’attendrait en bas. Comme des centaines de petits couples parisiens, nous partions nous mettre au vert salé de la mer et je respirais déjà à pleins poumons l’air vivifiant du grand large et les nuits poivrées de Noirmoutier.

Je descendis les Champs-Élysées, amoureuse et émue, fis le tour du rond-point, amoureuse et émue, me remémorai, à un feu rouge, la nuit précédente où il m’avait arraché tant de soupirs que mon corps en tremblait de reconnaissance. Un sourire de mol abandon se dessina sur mes lèvres, je relevai la tête quand le feu passa au vert, enclenchai la première, mis mon clignotant. Je n’avais plus que cent mètres à parcourir avant de le rejoindre à l’endroit convenu. Cent, quatre-vingts, soixante, quarante… Mon cœur exulte, les massifs fleuris du rond-point dessinent des arabesques roses et mauves qui se donnent la main et gambadent, je chantonne, on se baignera dans les vagues, on fera de longues promenades sur les plages, on goûtera la chair salée des pommes de terre de Noirmoutier qui se vendent si cher sur les marchés. Il m’expliquera comment on les cultive, combien de temps dure la saison, puis se penchera et me volera un baiser que je lui offrirai. Il est plus grand que moi et ma tête se niche à point sous son épaule. Il ne m’écrase pas, ne me tord pas la nuque. Je n’ai jamais mal quand il m’enlace ou qu’on dort encastrés. C’est à des détails comme celui-là qu’on reconnaît les gens faits pour vivre ensemble. La vérité se niche toujours dans les détails. Quatre mois qu’on se côtoie et les détails s’accumulent, petits cailloux blancs d’un bonheur trouvé. J’ai envie de klaxonner, de monter sur le toit de ma voiture, de crier ma bonne fortune. Plus que vingt mètres. J’incline le volant sur la droite, vérifie en un éclair dans le rétroviseur intérieur que mon teint est bien mat, mes lèvres bien rouges, mes cheveux bien blonds. Redresse la tête et l’aperçois…

Il est là, debout, au bord du trottoir. De son bras libre, il me fait signe. De l’autre, il tient sa valise. Une petite valise ridicule pour un bras si long. Ou alors c’est la manche de son imperméable qui est trop courte. Ou lui qui est trop petit. Un nain avec une valise de nain. Un sourire béat illumine son visage et lui dessine un masque de clown. Pourquoi sourit-il comme ça ? Et son nez ! Un appendice qui se déploie en chou-fleur violacé. Et ses cheveux ! Il aurait pu les laver. Ou les couper un peu.

Il me semble que je le vois pour la première fois. Que le voile de l’amour est tombé et qu’il m’apparaît dans sa nudité grotesque. Mille petits couteaux jaillissent de mes yeux, se plantent dans sa silhouette et épinglent mille détails saugrenus qui me font éclater d’un rire mauvais. Il devient difforme, imbécile, lourd, répugnant. Je grimace à l’idée qu’il me touche. Me recroqueville sur le volant pour être le plus loin de lui.

Il me fait signe de me garer. L’imbécile ! Il croit que je vais réussir le créneau parfait pour qu’il ait le temps de monter ? Une boule de haine éclate dans mon ventre et me coupe le souffle. J’ai envie de le planter là, de redémarrer à toute vitesse. Ne plus le voir. Ne plus le laisser m’approcher. Ne plus entendre sa voix pontifiante m’expliquer le mystère des pommes de terre et les secrets de la politique étrangère. Il est vieux, en plus. Il a bien quinze ans de plus que moi. Et cette brillance sur son col, c’est l’usure du tissu ou ce sont des pellicules ?

Il monte dans ma voiture. Fait glisser sa valise sur la banquette arrière. La cale avec précaution à côté de la mienne. Se retourne. Se frotte les mains à l’idée du bon week-end qui s’annonce, hume l’air et m’embrasse.

– Arrête !

Je me dégage en lui donnant un coup de coude.

– Ma Mine, il chuchote dans mes cheveux en y déposant un long baiser.

– Et ne m’appelle plus comme ça !

J’ai la nausée. J’ouvre grand la fenêtre et cherche une issue de secours dans le ciel limpide de Paris. Je serre les dents. Regarde droit devant pour oublier qu’il est là, à mes côtés, et que nous allons devoir passer un week-end ensemble. Je voudrais ravaler ma colère, gagner du temps, mais les mots explosent dans ma bouche, propulsés par des torrents de bile, et déchiquettent celui qui est devenu mon irrémédiable ennemi, l’homme à abattre :

– Ne me touche pas ! Je ne veux pas que tu m’approches ! Je ne te supporte plus !

Et alors, au lieu de répondre à ma déclaration de guerre par un acte de violence qui mettrait sans doute fin à la mienne, au lieu d’employer les mêmes armes que moi pour terrasser l’ennemi qui l’a pris pour cible, il redouble de tendresse, engage le dialogue, tente de faire diversion. Au lieu de dégainer et de crier en garde, il refuse le duel, renvoie les témoins, parlemente et me tend la main. Son sort est scellé : l’homme est condamné. Sans que je sache pourquoi. Délit de sale gueule, de valise trop petite, de pellicules sur le col, de gentillesse appliquée. Délit de mec banal, ordinaire, qui part se mettre au vert en amoureuse compagnie un vendredi soir à Paris. Je me déchaîne. La pampa s’ouvre devant moi et je galope à bride abattue en labourant son cœur de mes éperons géants. Il se ratatine, demande un sursis, supplie. Je ne verserai pas une larme.

Pire : je l’achèverai d’un autre coup fatal et irai dormir, dans la chambre voisine, dans les bras d’un inconnu, étonné de m’avoir éblouie si vite. Insensible à la douleur de l’un comme au charme de l’autre. Je suis en mission spéciale, chargée de trucider un homme qui a commis l’imprudence de m’aimer, de m’approcher de trop près, de me trouver aimable, au sens où ce vieux Corneille l’entendait.