Tu te tenais près de moi, debout, sombre et maussade. Presque hostile. Furieux que j’aie commis ce crime contre moi, contre nous peut-être. Toute ta physionomie démentait l’intimité complice dont tu venais de témoigner en apostrophant l’homme aux grosses lèvres, en le renvoyant vers d’autres blondes.

– Vous ne savez pas ce qui se passe dans la tête des hommes. Il peut croire que vous êtes facile, disponible… tu as dit en baissant les yeux vers moi.

On s’est regardés pour la première fois.

Et j’ai été si heureuse de ce regard, lourd et propriétaire, que tout mon être a basculé vers toi. Tu avais vu quelque chose de précieux en moi et tu refusais que je l’offre au premier venu. Cette faveur, tu la réclamais. Tu te posais en prétendant même si, pour le moment, tu ne bougeais pas.

J’ai eu envie de t’empoigner, de te faire descendre du piédestal où tu te tenais. Tu étais si loin à nouveau…

Presque impatient de repartir.

J’ai dit n’importe quoi pour que tu ne t’éloignes pas. Que tu restes près de moi. Ce cadeau que tu m’avais fait en m’interdisant de me laisser aller à cet inconnu qui, d’après toi, d’après ce que tu supposais de moi et de lui, ne me méritait pas.

– Vous le connaissez, cet homme que vous venez de rembarrer ?

– Non. Mais j’imagine… Un notable plein de lui-même qui se croit intéressant parce qu’il gagne de l’argent et, pour se faire pardonner, passe un mois par an avec des organisations humanitaires au Zaïre ou ailleurs. Un petit marquis qui vit sa vie en cartes postales politiquement correctes. On en crève de ces gens-là… Ces gens à la mode, qui font semblant et ne ressentent rien.

Et là, je n’ai plus réfléchi. Plus réfléchi du tout. J’ai été soulevée de terre par tes propos, par la coïncidence de tes mots avec ma pensée véritable, celle que je cache derrière les mots tout faits. Je t’ai attrapé par le cou, je t’ai embrassé sur la joue. Un gros baiser sonore de reconnaissance fraternelle. Je savais maintenant pourquoi j’avais été troublée : j’avais trouvé un jumeau.

Tu as reculé comme frappé par l’éclair. Tu t’es écarté de moi. Raide. Tu t’es éloigné. Et on ne s’est plus regardés.

C’était si violent ce baiser. Si violent. Il fallait que je me reprenne. Ce geste de toi si spontané paraissait jaillir comme une évidence qui ne me semblait pas encore évidente. Je n’avais pas supporté que cet homme te parle, qu’il s’approche de toi en propriétaire mais je ne m’étais encore rien formulé. C’était une irritation, une démangeaison. Chaque fois que quelqu’un s’approchait de toi, ce soir-là, homme ou femme, il m’insupportait. De quel droit on te volait ton temps, ton regard, ton attention ? Je t’avais déjà mise au-dessus de tout et je ne le savais pas…

Pendant le dîner, on était assis l’un près de l’autre mais la vague d’intimité était passée, remplacée par les lieux communs habituels. Les conversations des autres convives faisaient irruption dans la nôtre et tout se mélangeait. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Ah bon… Cela vous plaît ? C’est délicieux cette choucroute au poisson, comment fait-on pour que le chou soit légèrement caramélisé mais pas cramé ? Vous avez vu Titanic ? Vous avez aimé ? Quel succès !

Moi, pendant le dîner, je regardais l’espace derrière ton oreille, là où les cheveux partent en arrière, découvrant une parcelle de peau, et j’avais envie de poser mes lèvres sur ce coin de peau nue. Je ne pensais qu’à ça. Je répondais mécaniquement à tes questions et, même si je me rappelle tout ce que je t’ai dit car j’ai une très bonne mémoire, je me souviens surtout de ce carré de peau que je voulais embrasser… Oh et si… Je me souviens de ton odeur. Je t’ai tout de suite respirée. Tu sentais bon, si bon…

Soudain, tu t’es levé. Tu as regardé ta montre et tu es parti.

Je me suis dit il a une copine, une femme dans sa vie, elle l’attend et il va la rejoindre. Ils ont rendez-vous. Il est venu pour tuer le temps avant de la retrouver. Une seconde, j’ai envié cette femme d’avoir un homme si ardent, si entier, si vrai, une seconde, j’ai regretté que cet homme-là ne soit pas pour moi, pour moi qui l’avais eu si entier, si ardent, si vrai pendant quelques instants, et puis j’ai pensé c’est la vie, c’est comme ça. Je t’ai regardé partir et je t’ai oublié.

Oublié.

Je me suis dit que c’était normal. Tu n’étais pas pour moi, et avec tous les mots idiots que j’avais prononcés ce soir-là, il était juste que tu partes sans rien me dire, sans me demander mon adresse ou mon téléphone. Je suis allée me coucher moi aussi. Seule.

Pas vraiment triste puisque je t’avais oublié.



J’avais décidé de me retirer de l’amour comme on fait ses adieux à la scène. Fatiguée de jouer toujours le même rôle. Seuls le décor et le jeune premier changeaient. Toujours le même rôle. Tendre et innocente au prologue, meurtrière et meurtrie quand le rideau tombait. Une vraie tragédie qu’un auteur inconnu rédigeait et dont je récitais les textes en élève appliquée et forcée.

Il me semblait que je n’avais pas le choix.

J’étais comme une mule enchaînée à son joug qui tourne en rond et piétine le même sillon. Je quittais la noria, cette fête si triste où les cœurs s’épuisent.

Pourtant il m’arrivait de m’élancer, heureuse et généreuse, vers des enfants, des amies, des amis, des abandonnés de la vie, à qui j’insufflais l’air qui leur manquait pour respirer, pour revendiquer un espace de liberté. Je leur prêtais mes yeux pour se regarder, se découvrir, s’apprécier. Je n’attendais rien en échange. Stupéfaite si l’autre s’intéressait à moi en retour. Stupéfaite, incrédule, puis émue, très vite embarrassée, énervée, exaspérée même. Prête à montrer les dents si l’autre insistait et s’approchait de trop près.

Pourquoi est-il plus facile de donner de l’amour que d’en recevoir ?

Je devais le comprendre plus tard, bien plus tard.

J’avais appris à aimer, quelques élus certes, et sous conditions, mais c’était un début.

Je n’avais pas appris à aimer les hommes.

Les hommes avec un sexe d’homme pointé sur moi.

J’aimais des hommes dont le sexe ne m’intéressait pas ou qui n’étaient pas intéressés par le mien.

Les autres… C’était toujours la guerre.

Je n’étais pas la seule.



D’autres femmes en mal de confidences me versaient dans l’oreille la même histoire empoisonnée. La même ritournelle grinçante dans des bouches remplies de fiel et de ressentiment. Ils sont lâches, les hommes, égoïstes, fuyants, radins, vaniteux, ennuyeux, absents, indifférents, fatigués, toujours fatigués. Ridicules avec leur grosse auto, leur petit portable, leur grosse situation, leur petite femme, leur gros zizi, leurs petites performances. Elles entamaient une noire farandole et reprenaient en chœur, fières et revendicatrices. Nous, les femmes, on est courageuses, dures à la tâche, responsables, efficaces, rapides, sur le qui-vive, curieuses, ouvertes, aventureuses, attentives, libres. On a grandi, nous. On s’est débarrassées des corsets de nos mères et de nos grand-mères, de leurs lacets, de leurs épingles, de leurs tresses, de leurs chignons, de leurs révérences, de leurs tabliers, de leurs déshabillés, de leur main tendue en fin de mois.

Pas de leur colère, je pensais en écoutant leur sarabande, en suivant des yeux la ronde où j’avais ma place.

Elles reprenaient, enfourchant leur balai, martelant le sol de leurs godillots cloutés, crachant des crapauds, des limaces et de la bave de vipère. Ils nous transforment en infirmières, bonnes à les écouter gémir, à les rassurer, à les dorloter, à les flatter pour qu’ils repartent frais et déterminés. Ils se servent de nous mais qu’est-ce qu’ils nous offrent en échange ?

J’écoutais, je regardais…

Christina et moi sur un banc public. On attend le 43 qui ne vient pas. On étend les jambes de nos pantalons. On agite nos grosses Nike noires à bandes blanches. On se calfeutre dans nos parkas informes. Les poings serrés dans nos poches. On regarde les hommes qui passent et ne nous voient pas.

– Je fais tout, toute seule, elle me dit. J’ai réussi à éliminer complètement l’homme dans ma vie. Je travaille, je paie mon loyer, mes impôts, je vais au cinéma seule, en vacances avec une copine, Noël en famille. Je dîne avec un plateau-repas devant la télé, je me couche, je bouquine et, pour m’endormir, je me caresse. Tranquille dans mon lit. Personne pour m’ennuyer, me demander de lui faire ci ou ça. Tranquille. Je me raconte une histoire toujours la même, mon fantasme préféré, je ferme les yeux. Après, je dors comme un bébé…

Elle baisse la tête, fixe ses pieds de pionnière libérée, les agite sous son nez comme deux marionnettes épuisées.

– Mais je crève d’être seule… J’en crève. J’ai renoncé, c’est tout. Je suis une femme sans avenir. Tu as remarqué comme c’est froid, un plateau-repas ou une télé ?

Valérie et moi. Dans un petit salon de thé, rue du Chemin-Vert. On s’est installées à une table fumeurs, on a posé nos paquets de cigarettes sur la table, les briquets. On a commandé chacune un plat différent pour pouvoir piquer dans celui de l’autre. Valérie, toute menue, ses cheveux frisés blonds, ses fossettes de rieuse, ses sourcils de pointilleuse qui cherche un sens à sa vie. Une direction, une signification, un goût véritable. Pas le sens unique que les fatigués, les résignés empruntent pour ne plus avoir à penser. Tous en rang dans une même conformité. Elle allume une cigarette, repose le briquet, aspire une grande bouffée de blonde légère. Marque une pause. Un souffle passe. Elle me ment depuis tout le temps, il faut que ça cesse. Pour que notre amitié ait un sens. Un goût de vrai. Une direction. Elle me regarde droit dans les yeux. Sans dévier le regard. Elle doit avoir le trac parce qu’elle m’observe, surveille mon corps. J’essaie de rester molle, douce, de ne pas faire d’angle avec mes bras ou mes jambes. De demeurer ouverte, disponible. Je la regarde aussi droit qu’elle, les yeux dans les yeux, en y mettant le plus d’amour possible.