Ils eurent trois enfants à qui ils enseignèrent les belles manières, le bon français et l’importance des diplômes. Si les deux aînés suivirent scrupuleusement les conseils de leurs parents et adoptèrent un air sage et une conduite rangée, mon père, le petit dernier, fut un élève récalcitrant. On le retrouvait plus souvent dans les jupons de sa grand-mère sur le port de Toulon qu’à l’école ou aux leçons de catéchisme. Il apprit le boniment, le mensonge qui ensorcelle, l’art de tirer les bourses pleines et de faire les yeux doux aux étrangers trop confiants. Il savait tourner un compliment, s’emparer d’un bras et voler un baiser avant de s’enfuir, enchanté. Il savait aussi raconter des histoires où il convoquait le monde et ses mystères, le soleil et les étoiles, les dieux du Mal et les anges gardiens, et les genoux de ses interlocuteurs tremblaient quand sa voix devenait caressante ou menaçante. Satisfait, il poursuivait ses récits, modelant le cours de ses histoires selon la frayeur ou la ferveur qu’il lisait dans les regards.

De sa mère, il avait gardé l’allure fière et le visage noble, à son père il emprunta le cœur généreux et la faculté de s’émerveiller. Beau, grand, sombre, toujours bien habillé, il s’inventait des vies dignes des plus fiers aventuriers pour impressionner la petite jeune fille effarouchée, ou plastronnait, la main dans le gilet, pour berner la bourgeoise avide. Sa mère le traitait de vaurien, en laissant filtrer une lueur de fierté amoureuse qui démentait ses propos. Il était si beau qu’elle en oubliait parfois qu’il était son fils et s’accrochait à son bras avec un air de propriétaire. « Tu feras comme moi, prunelle de mes yeux, lui disait-elle, tu épouseras une jeune fille de bonne famille qui te fera accéder à la meilleure société et à ses fastes. » Elle lui pardonnait tout et disait en le contemplant : « Cet enfant est un prince… » Sans jamais se l’avouer, elle lui était reconnaissante d’avoir résisté à la vie policée qu’elle s’était imposée, lui sacrifiant sa jeunesse. C’était comme si une petite partie de la gitane qu’elle avait été vivait encore, libre, insouciante et rebelle, dans la démarche roublarde de son fils.

Il rencontra ma mère à une fête foraine, sanglé dans un costume d’alpaga clair que venait de lui façonner ma grand-mère, faisant claquer la porte d’une Lincoln volée le matin même sur le port. Il se prétendit propriétaire des manèges et des stands de chichi freggi, s’inventa un long serpentin de baraques itinérantes qu’il allait vendre afin de partir en Amérique, seul pays où l’on pouvait faire fortune. Il faillit prétendre s’appeler Barnum mais, comme elle n’avait pas l’air idiote, se reprit et garda son nom : Jamie, Jamie Forza, le roi des romanichels, le futur prince de Wall Street. En paix avec lui-même, car il aimait donner un air de vérité à ses mensonges afin d’apaiser sa conscience.

Convoqué par mon grand-père maternel, il discuta cours des marchés, dollars et Nouveau Monde et n’eut aucun mal à obtenir la main de sa fille. Mon grand-père avait décidé qu’à l’âge de dix-huit ans ses enfants devraient avoir quitté son domicile. En guenilles ou en carrosse doré, peu importait. Ma grand-mère ne formulant aucune objection à ce décret brutal, ils obéirent tous, à tour de rôle, conscients d’être un poids, une bouche à nourrir, au grand soulagement de leur père qui put ainsi consacrer son temps à faire fructifier son argent sans que chaque mois ne soit prélevée une somme importante destinée à les vêtir, les nourrir et les chauffer. Débit-crédit, débit-crédit, l’oreille collée à son poste à galène, le crayon survolant les cours des actions dans le journal, multipliant les plus-values et les investissant ailleurs, les gouttes pour son cœur à portée de main afin de prévenir un effondrement des valeurs toujours redouté et qui pourrait lui être fatal.

Deux parmi les cinq enfants éprouvèrent quelque réticence à déguerpir si vite. Deux filles : ma mère et une de ses sœurs qui avait décidé d’entreprendre des études de droit et d’exercer un métier. Elles s’en ouvrirent auprès de ma grand-mère qui ne sut quoi leur dire. C’était comme ça. Il fallait obéir. Au père d’abord, à l’époux ensuite. Ma mère, surtout, avait des doutes. Jamie Forza ferait-il un bon époux ? Elle n’en était pas sûre. « Quelqu’un d’autre t’a-t-il demandée ? » s’enquit ma grand-mère. « Non… Ils me tournent autour. Ils me disent qu’ils meurent d’amour. Mais je suis encore si jeune. Je ne connais rien aux hommes, à la vie. Je voudrais avoir le temps de réfléchir. – Oh ! Tu t’y feras vite… Et si je vous préparais un hachis Parmentier pour le dîner ? Ça te ferait plaisir un bon hachis Parmentier ? »

Mon père épousa donc ma mère et l’emmena en lune de miel en Italie dans une décapotable repérée, la veille des noces, sur le parking de la gare. Il lui fit visiter les verreries qui portaient son nom et cela la rassura. Elle ferma les yeux et laissa pendre sa main par-dessus la portière. Au retour, il l’installa chez ses parents en attendant d’avoir trouvé « une belle situation ». Chaque soir, en lui soufflant sur la nuque de brûlants baisers, il lui expliquait qu’il ne pouvait pas accepter n’importe quel emploi car elle méritait le necplus ultra. Il avait oublié qu’il était propriétaire de multiples cirques, futur spéculateur à Wall Street. « Où sont passés tes caravanes, tes cracheurs de feu, tes femmes-serpents, tes lions dressés, tes manèges volants et tes beignets sucrés ? » demandait ma mère qu’aucun baiser ne pouvait étourdir au point de lui faire oublier qu’elle avait été naguère fiancée au riche roi du divertissement. « J’ai décidé de ne pas vendre et d’attendre un peu », répondait mon père qui s’étonnait d’une telle mémoire.

Ayant épuisé en quelques semaines le pécule remis par sa mère et sa grand-mère afin d’honorer son rang de Prince Charmant, il dut recourir à des expédients pour satisfaire les désirs de sa jeune femme. Il avait beau se démener comme un diable hors de sa boîte, il lui fallait toujours trouver plus d’argent et plus de boniment. Il courait entre l’église où il suppliait la Vierge Marie toute-puissante de jeter un œil favorable sur sa triste situation et les tripots où il jouait l’argent de sa grand-mère qui dévalisait à tour de bras les touristes sur le port. Elle ne prenait plus de précautions et les gendarmes fermaient les yeux, se contentant de prélever leur commission sur les gains de la vigoureuse aïeule qui, en échange, leur promettait bonne fortune et protection. Ma grand-mère, elle aussi, priait la Vierge Marie, égrenait son rosaire à s’en écorcher les doigts, puisait dans ses économies, imposait les mains sur le front de son fils pour attirer l’attention des bons esprits.

Devant tant d’inquiétude douloureuse, mon grand-père fit don à son fils d’une somme d’argent rondelette, l’engageant à l’employer à bon escient et à acheter un appartement. Jamie Forza, soulagé, s’en alla rejoindre sa jeune épouse en lui promettant la lune et tous ses satellites, et déboucha une bouteille de Champagne cachée sous un bouquet de roses blanches.

C’est ce soir-là, paraît-il, que fut conçu leur premier enfant. À chaque promesse, à chaque répit, à chaque soupir étonné de ma mère, mon père en profitait pour assurer sa descendance qu’il voulait nombreuse et variée. Il ne se plaisait qu’en compagnie des enfants et avait hâte de voir grandir les siens pour partir avec eux à l’aventure. Il aimait les tribus, les grandes tables croulant sous les victuailles, les lits jumeaux, les trains électriques et les parties de cache-cache. Elle se laissait enlacer car, en plus de son talent de conteur, il savait faire chanter les corps et, une fois sa méfiance endormie, elle ne pouvait que se réjouir d’avoir uni sa chair à celle d’un homme aussi érudit dans l’art des caresses.

Cela aurait pu durer longtemps si Jamie Forza n’avait été, de la plante des pieds au bout des ongles, un véritable gitan que l’or n’impressionne pas et qui préfère brûler qu’épargner. Le mot lui faisait horreur et il crachait par terre si, d’aventure, on le prononçait devant lui. C’est le Diable, grimaçait-il, la mort en liasses qui vous pénètre pour mieux vous étouffer. L’épargne est la mort des humbles et des craintifs qui renoncent à la vie et se précipitent dans la vieillesse.

Il n’y eut jamais d’appartement ou si… finalement.

Comme son père n’arrêtait pas de lui demander où il en était de ses recherches immobilières, et remarquait avec beaucoup de tact et de gentillesse que la vie d’un jeune couple débutant ne s’accordait pas forcément avec les habitudes d’un autre plus confirmé, ce discours finit par le lasser : il lui encombrait la tête, l’empêchait de battre les cartes, de tricher, interrompait le cours de ses histoires.

Il arriva un jour, la face illuminée, et jeta sur la table de la cuisine un trousseau de clés. De vraies clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées, un côté tranchant comme un sabre au clair et une étiquette sur laquelle était marqué son nom suivi d’une adresse. Tout le monde applaudit et se rendit en cortège triomphant jusqu’à un très bel appartement rue des Libellules, dans le quartier chic de Toulon, celui-là même qu’on lotissait de beaux immeubles en verre sur les hauteurs boisées face à la mer. On déposa les casseroles, les lits, les matelas, le frigidaire tout neuf et les berceaux des deux enfants pendant que les adultes s’extasiaient devant les baies vitrées, la vue sur la mer et le vol des mouettes qui passaient en frôlant. Ma mère, tendre et grisée, s’appuyait contre le corps de son mari. Propriétaire ! Elle était enfin propriétaire. Depuis le temps qu’elle en rêvait, qu’elle devait mentir à son père, prétendre que la vie commune avec sa belle-mère l’enchantait ! Ils déroulèrent les matelas, déplièrent les draps, on rangera tout demain, laisse, laisse donc, on va fêter ça au restaurant, déclara Jamie Forza en entraînant sa troupe ébahie chez l’italien du bas de la rue.