Collée à lui, elle ne pouvait ignorer la passion qui le possédait et elle y répondait d'un imperceptible mouvement de tout son corps tenté, timide par pudeur mais déjà égarée, l'appelant en silence avec ce mouvement de gorge des colombes amoureuses qu'ont certaines femmes que le désir oppresse.

Éperdu, il l'enleva contre lui, pour la regarder au visage.

– C'est-y possible ! murmura-t-il.

Pour toute réponse elle se laissa aller contre son épaule. Alors il l'emporta dans ses bras. Il tremblait. Il l'emporta jusqu'au fond de la caverne comme s'il eût craint de voir à la lumière son éblouissant bonheur. Là où l'ombre était profonde et le sable froid et doux.

L'élan le plus instinctif du monde passant par le sang d'un Colin Paturel avait l'intensité d'un torrent, ravageant tout sur son passage et jusqu'à la défense que son esprit délicat avait si longtemps opposé à la violence de ses désirs.

Libéré, il ne pouvait plus rien que s'y abandonner sauvagement, ivre du pouvoir qu'elle lui avait donné. Il la dévorait comme un affamé, ne se rassasiant pas de sa nudité lisse, de la sentir contre lui, de sentir sa peau de femme, ses cheveux fluides, la surprise grisante et voluptueuse de ses tendres seins sous ses paumes.

Si avide et à bout de patience, après tant de secrets tourments, qu'il la violentait presque, exigeant inlassablement l'aveu de son corps, expirant sur elle et demeurant là, silencieux et foudroyé, ses bras noueux l'étreignant jalousement comme le plus précieux trésor. L'ombre s'était épaissie lorsque Angélique rouvrit les yeux. Au-dehors, le crépuscule devait s'éteindre.

La jeune femme bougea un peu, engourdie par ce dur cercle de fer autour d'elle : les bras de Colin Paturel. Il chuchota :

– Tu dors ?

– J'ai dormi.

– Tu ne m'en veux pas ?

– Vous savez bien que non.

– Je suis une brute, hein, ma jolie, dis-le... Mais dis-le donc !

– Non... N'avez-vous pas senti que vous me rendiez heureuse ?

– Vrai ?... Alors, il faut me dire « tu » maintenant.

– Si tu le veux... Colin, ne crois-tu pas qu'il fait nuit dehors et qu'il faut repartir ?

– Oui, mon agneau.

*****

Ils marchaient dans l'allégresse sur le dur sentier, lui la portant, elle reposant sa tête contre sa nuque solide. Plus rien ne les séparait. Ils avaient scellé l'alliance de leurs deux vies menacées, et les dangers, les souffrances ne viendraient plus d'eux-mêmes. Colin Paturel ne cheminerait plus les nerfs tendus, tourmenté du feu de l'Enfer comme un damné, l'esprit obsédé par la crainte de se trahir. Angélique n'aurait plus à s'effrayer de ses regards méchants et de sa sauvagerie. Elle ne se sentirait plus trembler de solitude. Quand elle en aurait envie, elle pourrait poser ses lèvres sur cette rugueuse cicatrice qu'il avait au cou depuis que Moulay Ismaël lui avait imposé dix jours un carcan hérissé de pointes.

– Doucement, mignonne, disait-il en riant, tiens-toi tranquille. Nous avons encore de la route à faire.

Il mourait d'envie de la faire glisser vers lui pour prendre ses lèvres, de la coucher dans le sable, sous la lune, pour retrouver l'ivresse qu'il avait goûtée près d'elle. Il se domina. Il y avait encore de la route à faire, oui-da, et la petite était lasse. Il ne fallait pas oublier qu'elle souffrait de la faim et qu'elle avait été mordue par une de ces saletés de vipère cornue ! Il l'avait diablement oublié lui-même, pendant un certain moment. Brute qu'il était !... Il n'avait jamais trop pensé à ménager une femme mais, pour celle-ci, il apprendrait. S'il avait pu la combler, lui éviter toute peine ! S'il avait pu faire surgir devant elle une table couverte de mets délectables, lui offrir l'asile de « ce grand lit carré, couvert de taies blanches... avec, aux quatre coins des bouquets de pervenches » dont parle une vieille chanson du pays... À Ceuta ils iraient boire ensemble l'eau de la source dont Ulysse se délecta pendant sept ans, alors qu'il était prisonnier des yeux de Calypso, fille d'Atlante. C'est ce que racontent les marins...

Il marchait, en rêvant éveillé. Elle donnait contre lui, elle était lasse. Lui, il n'était pas las ! Il portait sur son dos toute la joie du monde.

*****

À l'aube, ils firent halte. Ils s'étendirent dans une prairie d'herbe courte. Ils ne cherchaient plus l'abri, sûrs d'être seuls désormais. Leurs yeux s'interrogèrent. Cette fois il n'avait plus peur d'elle. Il voulait savoir tout d'elle et il put contempler son visage de mourante heureuse, renversée sur la nappe de ses beaux cheveux.

Émerveillé, il s'extasia.

– C'est ma foi vrai que tu aimes l'amour !... Je n'aurais pas cru.

– Je t'aime aussi, Colin.

– Chut ! Faut pas dire ces mots-là... Pas encore. Tu te sens bien maintenant ?

– Oui.

– C'est vrai, que je t'ai donné du plaisir ?

– Oh ! oui, tellement.

– Dors, mon agneau.

*****

Privés de tout ils jouissaient, en affamés, de s'aimer. L'élan qui les poussait à s'unir était aussi puissant que celui qui les aurait portés vers une source pour y puiser la force de survivre. L'oubli de toutes les douleurs et la revanche sur le sort jaillissaient de leurs étreintes, les emportaient sur les eaux vives de l'espérance et ils goûtaient sur les lèvres l'un de l'autre la sublime découverte que l'amour a été créé pour la consolation du premier homme et de la première femme et pour leur donner le courage de mener à bien leur dur pèlerinage terrestre. Jamais Angélique n'avait été dans les bras d'un homme aussi grand et fortement bâti. Elle aimait s'asseoir sur ses genoux, se blottir contre cette massive charpente et tandis que ses mains puissantes la caressaient, ils s'embrassaient, les yeux baissés, longtemps, religieusement.

– Te souviens-tu de ce que j'avais ordonné aux pauvres compagnons ? murmurait-il :

« Elle n'est pour aucun de vous et elle n'appartiendra à aucun... » Et voilà que je t'ai prise et que tu es mon trésor. Je suis un parjure !...

– C'est moi qui t'ai voulu.

– J'avais dit cela pour me défendre contre toi. Déjà de t'avoir tenue dans mes bras dans le jardin de Rodani, j'avais le sang qui bouillait. Alors j'ai posé des barrières. Comme cela, je me disais : « Colin, tu seras bien forcé de tenir le coup... »

– Tu avais l'air si sévère, si rude.

– Toi, tu ne disais rien, jamais. Tu as tout subi avec humilité et comme en t'excusant d'être là. Je sais toutes les fois où tu as eu peur, où tu n'en pouvais plus. Déjà, j'aurais voulu te porter. Mais il y avait le pacte avec les camarades.

– C'était mieux ainsi. C'était vous qui aviez raison, Majesté.

– Quelquefois, quand on t'observait, tu souriais. C'est ton sourire qui est le plus beau de tout ce que j'aime en toi. Tu m'as souri lorsque le serpent t'avait piquée et que tu m'attendais sur le chemin... Comme si tu avais eu peur de moi, plus encore que de la mort... Bon Dieu ! Je ne savais pas ce qu'était la douleur avant cet instant où j'ai cru que tu étais perdue. Si tu étais morte, je me serais étendu à tes côtés et je ne me serais jamais relevé !

– Ne m'aime pas si fort, Colin, ne m'aime pas si fort ! Mais embrasse-moi encore.

Chapitre 9

Pas par pas, caillou après caillou, ils avançaient. Le Rif autour d'eux avait changé. Les cèdres avaient disparu et les pentes d'herbe verte. Avec leur disparition, le gibier s'était fait rare et les sources aussi. La faim et la soif avaient recommencé à tenailler les fugitifs. Cependant, la jambe d'Angélique était guérie et elle avait fini par convaincre son compagnon de la laisser marcher un peu. Avançant tranquillement, ils allaient de jour et de nuit, par petites étapes, gravissant lentement les défilés et les cols, entre les falaises sombres et les broussailles monotones.

Angélique n'osait plus demander s'ils étaient encore loin du but. Celui-ci semblait reculer indéfiniment avec l'écran roux des montagnes. Il fallait marcher, marcher encore !

Angélique s'arrêta.

« Cette fois, je vais mourir », se dit-elle.

Sa faiblesse s'éleva en elle, devint immense. Dans ses oreilles naissait un bourdonnement confus, un carillon d'église et ce signe prémonitoire l'emplit d'effroi.

– Cette fois, c'est la mort...

Elle tomba à genoux en poussant un faible cri. Colin Paturel qui était déjà presque au sommet d'une falaise dont l'arête se dessinait durement sur le ciel implacable, redescendit vers elle.

Il s'agenouilla, la releva contre lui. Elle sanglotait sans larmes.

– Qu'y a-t-il, ma douce ? Allons, encore un peu de courage...

Il caressait sa joue et baisait ses lèvres desséchées comme pour y insuffler son inépuisable force.

– Relève-toi, je vais te porter un peu.

Mais elle secouait la tête, désespérée.

– Oh ! non, Colin... Cette fois c'est trop tard. Je vais mourir. J'entends déjà des cloches d'églises qui sonnent mon glas.

– Fariboles que tout cela ! Reprends courage. Au delà de cette falaise...

Il s'arrêta, l'œil vaguement fixe devant lui, attentif.

– Qu'y a-t-il Colin ? Les Maures ?

– Non, mais il y a que... moi aussi j'entends...

Il se dressa brusquement et cria d'une voix étranglée :

– J'ENTENDS LES CLOCHES !...

Comme un fou, il se mit à courir vers le sommet de la falaise. Elle le vit agiter les bras et hurler quelque chose qu'elle n'entendit pas. Mais oubliant toute fatigue et sans souci des pierres aiguës qui la blessaient, elle se redressa et se hâta.

– La mer ! ! !

C'était cela que criait le Normand. Comme elle arrivait, il la happa par le bras, la jeta contre lui, la serrant éperdument et ils restèrent là éblouis, n'en pouvant croire leurs yeux. Devant eux la mer s'étendait, blonde et ourlée de vagues dorées et sur la gauche une ville hérissée de clochers, bien close dans ses remparts.