Elle défit le bandage de sa jambe. La brûlure était saine mais la cicatrice serait fort laide. Tant pis ! La jeune femme refit le pansement avec philosophie. En se baignant tout à l'heure, elle avait senti la finesse de sa taille, vu ses jambes fuselées et agiles, des jambes qui avaient perdu l'excédent de graisse gagné dans le harem. À tout prendre, elle s'en tirait à bon compte.

Une fois encore, elle se pencha sur le miroir improvisé et se sourit.

– Je crois que je suis encore présentable, dit-elle aux oiseaux qui la regardaient sans effroi.

Tandis qu'elle remontait la pente, elle chantonnait. Tout à coup, elle s'interrompit. Elle venait d'apercevoir Colin Paturel, étendu sur le gazon parmi les fleurettes blanches. Il avait un bras sous sa tête et ne bougeait pas.

L'inquiétude qu'elle éprouvait à son égard la reprit et elle s'approcha à pas de loup pour l'observer.

Le Normand dormait. Son souffle paisible et régulier soulevait sa large poitrine, velue, que découvrait le burnous entrouvert. Non, il n'était pas malade. Son teint recuit, la sérénité de ses lèvres closes, hautaines dans le sommeil et jusqu'à sa posture abandonnée, le visage un peu détourné sur son bras, un genou relevé, étaient ceux d'un homme en pleine santé, réparant ses forces après un dur labeur. Et à le contempler ainsi, endormi sous les cèdres, elle trouva qu'il ressemblait à Adam. Il y avait tant de primitive perfection dans ce corps immense et vigoureux, en cet homme simple, chasseur errant, justicier, pasteur de son peuple. Elle s'agenouilla, attirée par lui. Le vent faisait danser une mèche sur le front buriné elle y posa la main et l'écarta doucement.

Colin Paturel ouvrit les yeux. Le regard qu'il fixa sur elle lui parut étrange. Elle eut un recul instinctif. Le Normand semblait avoir peine à reprendre ses esprits.

– Que se passe-t-il ? bredouilla-t-il d'une voix rauque. Les Maures ?

– Non, tout est calme. Je vous regardais dormir. Oh ! Colin, ne me fixez pas ainsi, cria-telle subitement hors d'elle, vous me faites peur ! Qu'avez-vous depuis quelques jours ? Que se passe-t-il ? Si un danger nous menace, dites-le-moi. Je suis capable de partager vos soucis, mais je ne peux pas souffrir votre... oui, c'est cela, votre rancune à mon égard. On dirait à certains moments que vous me détestez, que vous m'en voulez... De quoi ? Est-ce d'avoir été piquée par le serpent et de retarder notre marche ? Je ne comprends plus. Vous aviez su vous montrer si généreux. Je croyais... Colin, pour l'amour du Ciel, si vous avez quelque chose à me reprocher, dites-le-moi, mais je ne peux plus le supporter... Si vous me haïssez que vais-je devenir ?...

Des larmes perlèrent à ses cils. Perdre son seul et dernier ami lui paraissait la pire épreuve. Debout maintenant, il la considérait, tellement impassible qu'elle eût pu croire qu'il ne l'avait point entendue. Son regard lourd pesait sur elle et elle pensa que les captifs jugés par leur souverain, dans le bagne de Miquenez, ne devaient pas être à leur aise.

– Ce que je te reproche ? dit-il enfin. D'être ce que tu es : une femme.

Ses sourcils se fronçaient durcissant la prunelle bleue et la rendant noire et mauvaise.

– Je ne suis pas un saint, ma belle. T'aurais tort de te l'imaginer. Je suis un gars de la mer, un ancien flibustier. Tuer, piller, bourlinguer, courir les ports et les filles, voilà ma vie. Et même en captivité, j'ai pas changé de goûts. Des femmes, il m'en a toujours fallu. J'attrapais celles que je pouvais. Fallait pas faire le difficile. Moulay Ismaël, quand il voulait me récompenser, m'envoyait une de ses négresses. L'aubaine était rare. En douze ans, faut bien le dire, ça a été surtout jeûne et abstinence !... Alors quand, au bout de douze ans, on se met à vivre tout à coup aux côtés d'une femme...

Il s'anima, masquant son embarras sous la colère.

– Est-ce que tu ne peux pas comprendre ?... Tu n'as donc pas vécu, toi, avant d'être vendue à Moulay Ismaël ? Tu as pourtant l'œil assez hardi pour qu'on se doute du contraire... Tu ne t'es jamais demandé si, pour un gars comme moi, c'était supportable de vivre ainsi des jours et des nuits avec une femme... Et quelle femme !...

Ses paupières se fermèrent. Sa rude physionomie s'éclaira d'une naïve expression d'extase.

– La plus belle que j'aie jamais vue !

Et il continua de parler à mi-voix pour lui-même :

– Tes yeux, comme le fond de la mer... et qui me regardent, et qui me supplient... Ta main sur la mienne, ton odeur, ton sourire... Si, au moins, je ne savais pas comment tu es faite. Mais je t'ai vue... quand tu étais attachée à la colonne et que les démons noirs approchaient de toi la tenaille rougie au feu... Je t'ai vue, l'autre nuit, lorsque tu te baignais dans la cascade... Et maintenant, il faut encore que je te porte sur mon dos...

Sa fureur éclata de nouveau.

– Non... c'est pas supportable... Ce qu'a enduré saint Antoine, ce n'était rien à côté. Il y a des jours où je préférerais, oui, je préférerais me retrouver lié sur la croix, avec les vautours à me claquer du bec autour de la tête ou cloué à la Porte Neuve... Et avec ça, tu te demandes pourquoi je me mets en colère !

Il tendit les poings, prenant le ciel à témoin de ses tourments. Puis, en jurant, il se détourna et s'éloigna à grands pas vers la caverne.

Son explosion laissait Angélique stupéfaite.

« Oh ! ce n'était donc QUE CELA », se dit-elle.

Un sourire effleura ses lèvres. Autour d'elle, un vent léger remuait l'ample voilure des cèdres et brassait leur senteur pénétrante. Les cheveux d'Angélique caressaient ses joues et ses épaules, à demi nues sous le burnous de laine qui avait glissé. Tout à l'heure, dans la vasque d'eau, elle s'était vue telle que la voyait Colin Paturel, avec l'ovale affiné de son visage doré où les yeux agrandis avaient des transparences mystérieuses. Elle se souvenait avoir désiré poser ses lèvres sur la nuque courbée de l'homme et lorsque la nuit tombait portant l'angoisse de ces contrées sauvages, du besoin éperdu qui la saisissait de chercher refuge contre la tiédeur de sa vaste poitrine. Prémices informulées d'un désir plus profond qui dormait en sa chair et qu'elle n'avait point voulu éveiller. Maintenant qu'il avait parlé, l'élan éternel s'étirait en elle comme un oiseau. Ses membres reposés sentaient la vie circuler dans leurs veines. La vie !... Elle cueillit une fleurette blanche, fleur frêle des montagnes, parfaite et fragile, et la porta à ses lèvres. Sa poitrine se gonfla. Elle respira plusieurs fois profondément. La peur aux aguets avait reculé derrière l'horizon. Le ciel était pur, l'air candide et parfumé. Le monde était désert.

Angélique se releva. Pieds nus sur le doux gazon, elle courut vers la caverne. Colin Paturel se tenait près de l'entrée, appuyé contre le rocher. Les bras croisés, il contemplait les lointains jaunis et vert pâle étendus au pied des montagnes mais sa méditation devait suivre un autre cours et son dos était celui d'un homme extrêmement embarrassé et qui se demande comment il va se tirer du mauvais pas où il a eu la sottise de se mettre. Il ne l'entendit pas venir et elle s'arrêta, le regardant avec attendrissement. Cher Colin ! Cher vaillant cœur ! Indomptable et modeste. Qu'il était grand et large !... Ses bras à elle n'en feraient jamais le tour...

Elle se glissa à ses côtés et il ne la vit que lorsqu'elle appuya sa joue contre son bras. Il tressaillit violemment et se dégagea.

– T'as donc pas compris ce que je t'ai expliqué tout à l'heure, petite ? fit-il, rogue.

– Si, je crois que j'ai compris, murmura-t-elle.

Ses mains remontèrent doucement sur la poitrine de Colin Paturel, vers ses larges épaules.

Il recula encore et devint rouge.

– Ah ! non, fit-il, c'est pas cela !... Non, tu n'as pas compris. Non, je ne t'ai rien demandé. Ma petite ! Ma pauvrette... Qu'est-ce que tu vas croire ?

Il lui prenait les deux mains dans les siennes, pour la maintenir à l'écart. Si elle le touchait, s'il sentait encore cette approche caressante, il succomberait, il perdrait la tête.

– Qu'est-ce que tu vas penser ! Moi qui me donnais tant de mal pour que tu ne te doutes de rien... Je n'aurais jamais ouvert la bouche, tu n'aurais jamais rien su si tu ne m'avais pris en traître... alors que je m'éveillais... de mon sommeil plein de rêves de toi... Oublie mes paroles... Je m'en voudrais trop. Va, je sais... Je me doute, pauvrette ! Tu as connu l'esclavage des femmes, qui n'est pas moins pire que celui des hommes. C'est assez pour toi d'avoir été vendue, d'être passée d'un maître à l'autre. Il ne sera pas dit que je serai un maître de plus à te prendre de force.

Les yeux d'Angélique s'emplissaient de lumière. Les mains de Colin Paturel rayonnaient en elle leur chaleur et son rude visage lui apparaissait émouvant dans son désarroi. Elle n'avait jamais remarqué que ses lèvres fussent aussi charnues et fraîches dans l'encadrement de la barbe blonde. Certes, il était assez fort pour la tenir à distance, mais il ne connaissait pas le pouvoir du regard d'Angélique. Et elle fut à nouveau sur son cœur, élevant ses deux bras vers lui.

– Petite, murmura-t-il, va-t'en... Je ne suis qu'un homme.

– Et moi, dit-elle avec un rire tremblé, je ne suis qu'une femme... Oh ! Colin, cher Colin, n'avons-nous pas assez de choses à supporter, au-dessus de nos forces ?... Je crois que celle-ci nous est donnée pour notre consolation.

Et elle posa son front contre sa poitrine, comme elle l'avait obscurément souhaité au cours de ce dur voyage. Et elle se grisa de sa vigueur, du mâle parfum qu'elle osait savourer enfin, goûtant des lèvres, à petits baisers timides, sa chair drue. Le Normand reçut cet aveu muet comme un arbre la foudre : avec un frémissement qui l'ébranla tout entier. Il se pencha. Un étonnement sans bornes l'envahissait. Cette créature, un peu trop fière, un peu trop intelligente pour lui, pensait-il parfois, que le sort lui avait donnée pour compagne dans leur cruelle odyssée, voici qu'il la découvrait femme, comme les autres, câline et quémandeuse, comme celles qui dans les ports s'accrochent aux beaux gars à barbe blonde.