– Je ne sais pas, dit Angélique en secouant la tête. Je crois que je suis au fond très sotte et superficielle et que jamais je n'avais réfléchi à rien.

Elle s'interrompit, ses prunelles se dilatèrent et elle lut sur le visage de son interlocuteur la même expression d'inquiétude. Il lui saisit le poignet. Ils attendirent, retenant leur souffle. Le bruit qui les avait alertés recommença. Des hennissements de chevaux au-dehors !... L'homme se leva et s'approcha à pas de loup de l'entrée de la grotte. Angélique le rejoignit. Au pied de la colline quatre cavaliers arabes étaient arrêtés et ils levaient la tête vers les rochers d'où ils avaient vu s'échapper la fumée suspecte. Leurs casques à hautes pointes, brillant hors de l'enveloppement de leurs burnous d'un blanc immaculé, révélaient des soldats de l'armée riffaine chargés d'assiéger les villes espagnoles de la côte et dont certains régiments étaient cantonnés à l'intérieur. L'un des Maures portait un mousquet. Les autres étaient armés de lances. Trois d'entre eux mirent pied à terre et commencèrent à gravir la colline en direction de la caverne, tandis que l'Arabe au mousquet restait en selle et prenait la garde des chevaux.

– Passe-moi mon arc, dit Colin Paturel à mi-voix. Combien reste-t-il de flèches dans le carquois ?

– Trois.

– Ils sont quatre ! Tant pis ! On s'arrangera.

L'œil toujours fixé sur les Maures qui s'avançaient, il prit l'arme, posa le pied sur un rocher devant lui afin de bien s'assurer et mit la flèche en place. Ses gestes étaient assurés, plus lents que d'habitude.

Il tira. Le cavalier au mousquet s'abattit en travers de sa selle et son cri se perdit dans le hennissement des chevaux affolés. Les Arabes qui montaient ne comprirent pas sur-le-champ ce qui se passait. Une seconde flèche, en plein cœur de l'un d'eux, l'abattit. Les deux autres se ruèrent en avant.

Colin Paturel ajusta la troisième flèche et transperça presque à bout portant le premier Maure qui arrivait. L'autre eut un mouvement d'hésitation et de recul. Brusquement, il tourna le dos et dévala la colline vers les chevaux.

Mais le Normand avait jeté à terre son arc inutile. Ramassant sa massue, il rejoignit en quelques bonds son adversaire qui lui fit face, tirant son cimeterre. Ils tournèrent l'un devant l'autre, s'observant, précautionneux comme des fauves sur le point de s'affronter. Puis la massue de Colin Paturel entra en action.

En quelques instants, l'Arabe, malgré son casque, gisait la face écrasée, la nuque brisée. Le Normand s'acharna sur lui jusqu'à ce qu'il fût certain de sa mort. Ensuite, il s'approcha de l'homme au mousquet. Celui-ci aussi était bien mort. Aucune des trois flèches n'avait manqué son but.

– C'était mon arme quand je braconnais dans les bois de ma Normandie, en mon jeune temps, confia-t-il, hilare, à Angélique, qui l'avait rejoint et calmait les chevaux nerveux.

L'horreur des gestes meurtriers accomplis faisait trop partie de leur vie menacée pour qu'ils s'y attardassent. Même la jeune femme n'eut qu'un bref regard aux quatre corps abattus parmi les touffes des genévriers.

– Nous allons prendre les chevaux. Nous en monterons deux et en mènerons chacun un. Les corps cachés dans la caverne, cela retardera les recherches. Les chevaux ne revenant pas sans cavalier à la casbah ne donneront pas l'alerte aussitôt et on ne s'avisera de leur absence que beaucoup plus tard.

Tous deux coiffèrent les casques pointus, s'enveloppèrent des burnous, sanglés de courroies et ayant effacé les traces du carnage, se lancèrent au grand galop sur la route. Les habitants de l'adouar devaient raconter aux alcaïds lancés trois jours plus tard à la recherche des soldats disparus qu'ils avaient vu passer à travers leurs villages deux cavaliers, volant comme des hirondelles et menant chacun un cheval de rechange. Ils s'étaient bien gardés de les apostropher ou de les arrêter, car un pauvre fellah peut-il se permettre un tel geste vis-à-vis de nobles guerriers ?

Les chevaux furent retrouvés au pied des montagnes du Rif. On accusa des bandits dont les méfaits troublaient la région et des expéditions punitives furent envoyées vers leurs repaires.

*****

Colin Paturel et Angélique avaient abandonné les chevaux dès les premières marches en montagne, où seuls des mulets pouvaient voyager.

C'était la plus dure étape, mais la dernière. Passé ces contreforts arides du Rif, apparaîtrait la mer. De plus, le Normand, ayant résidé deux années, au début de sa captivité, dans la ville mystérieuse et sainte de Mechaouane11, connaissait fort bien la région où ils allaient s'engager. Il en connaissait les aspérités, les dangers innombrables, mais aussi les sentiers les plus courts et il savait que de longs jours, plus ils s'élèveraient vers les hauteurs, plus ils seraient tranquilles, à l'abri de toutes rencontres dangereuses. Leurs seuls ennemis seraient la montagne, le froid des nuits, le soleil brûlant du jour, la faim et la soif, mais les hommes les laisseraient en paix et les lions seraient moins nombreux. Il faudrait se méfier encore des sangliers. Singes, gazelles et porcs-épics n'étaient pas à craindre et fourniraient du gibier. Il avait conservé le mousquet et ses munitions, les vivres des soldats pris dans les poches de l'arçon, les burnous solides et chauds qui les protégeraient.

– Encore quelques jours et nous apercevrons Ceuta.

– Combien de jours ? demandait Angélique.

Le Normand, méfiant, se refusait à préciser. Sait-on jamais ?... Avec de la chance on pouvait dire : quinze jours... Avec de la malchance...

*****

La malchance surgit un après-midi où ils peinaient à travers des roches brûlantes. Angélique avait profité d'un tournant qui la cachait à son compagnon pour s'asseoir sur un gros caillou. Elle ne voulait pas qu'il la vît faiblir. Il lui avait tant répété qu'il la jugeait infatigable. Mais elle était loin d'égaler son endurance. Lui n'était jamais fatigué. Sans elle, il eût certainement marché jour et nuit sans s'arrêter plus d'une heure. Angélique reprenait souffle, assise sur son rocher, lorsqu'elle ressentit une violente douleur au mollet et, se penchant, elle eut le temps d'apercevoir l'éclair rapide d'un reptile filant sous les pierres.

– J'ai été piquée par un serpent.

Le souvenir de quelque chose d'inéluctable s'embrouilla dans son esprit. « La femme est morte piquée par un serpent », avaient dit le Vénitien et le Basque avant de mourir. Le passé avait anticipé sur le présent mais le temps n'existe pas et ce qui est écrit est écrit !... Elle eut cependant le réflexe de dénouer sa ceinture et de la lier au-dessous du genou et elle resta là, glacée, les pensées s'entrechoquant dans sa tête.

« Que va dire Colin Paturel ? Jamais il ne me pardonnera cela !... Je ne peux plus marcher... Je vais mourir... »

La haute stature de son compagnon réapparut. Ne l'apercevant plus, il était retourné sur ses pas.

– Qu'y a-t-il ?

Angélique essaya de sourire.

– J'espère que ce n'est pas grave, mais je... je crois que j'ai été mordue par un serpent.

Il s'approcha et s'agenouilla pour examiner la jambe, qui commençait de noircir et d'enfler. Puis il tira son couteau, en essaya le tranchant de la lame sur son doigt, alluma rapidement quelques brindilles sèches et fit flamber la lame jusqu'au rouge.

– Qu'allez-vous me faire ? demanda la jeune femme, effrayée. Il ne répondit pas.

Il lui prit la cheville avec fermeté et vivement trancha un morceau de chair à l'emplacement de la piqûre, cautérisant du même coup la plaie, de la lame incandescente.

Sous l'atroce douleur, Angélique poussa un hurlement et s'évanouit.

*****

Quand elle revint à elle, le crépuscule tombait sur la montagne. Elle était étendue sous un des burnous qui leur servaient de couverture et Colin Paturel lui faisait boire une tasse de thé à la menthe brûlant et très fort.

– Te voilà mieux, fillette ; le plus dur est passé maintenant. Et quand elle eut un peu rassemblé ses esprits :

– J'ai dû abîmer ta jolie jambe. Dommage ! Tu ne pourras plus remonter ton cotillon pour danser la bourrée sous l'ormiau, ma mie !... Mais fallait que je le fasse. Sans cela, tu n'en avais plus que pour une heure !...

– Je vous remercie, dit-elle faiblement.

Elle sentait la brûlure de sa plaie, qu'il avait pansée après y avoir appliqué des feuilles rafraîchissantes. « Les plus jolies jambes de Versailles... » Elle aussi, comme les autres, porterait sur son corps les traces de sa captivité en Barbarie. Traces glorieuses sur lesquelles elle s'attendrirait ou ferait la grimace en enfilant avec un soupir ses bas de soie à baguettes d'or... plus tard. Il la vit sourire.

– Bravo ! le courage est toujours là. Nous allons repartir. Elle le regarda, un peu effarée, mais déjà prête à lui obéir.

– Croyez-vous que je vais pouvoir marcher ?

– Pas question. Tu ne pourras remettre le pied à terre avant huit jours, sinon ta plaie risque de s'infecter. Ne crains rien. Je te porterai.

Chapitre 8

Ce fut ainsi qu'ils continuèrent leur lente ascension. L'hercule normand pliait à peine sous ce nouveau poids et il allait du même pas mesuré. Il avait dû abandonner sa massue, trop encombrante. Il gardait le mousquet et le sac de vivres accrochés à une épaule. La jeune femme était sur son dos, les deux bras autour de son cou et il sentait le parfum de sa chevelure lorsque parfois, lasse, elle laissait aller son front contre la nuque massive de son porteur. C'était cela le plus dur, le plus difficile. Plus dur que la fatigue, que la marche pesante, interminable, sous l'œil froid de la lune qui les suivait à travers le paysage désertique, projetant une seule ombre biscornue sur le sol cendreux. La porter, sentir ce poids doux et accablant rivé à lui, ses reins sous ses mains qui les soutenaient...