– Je poserai la croix, dit-il, cette fois, je la poserai, cette croix !

Ensuite il retourna s'asseoir à l'intérieur de la grotte, dans la même attitude de sombre méditation.

Angélique essaya de lui parler mais il ne l'entendait pas. Vers midi, elle prit une poignée de dattes et les posant sur une feuille de figuier, les lui porta. Colin Paturel releva la tête. Les dures phalanges de son poing laissaient des marques blanches dans le cuir brun de son front. Il fixa avec stupeur la jeune femme qui se penchait vers lui et elle lut clairement dans son regard sa déception et sa rancœur. « Tiens, elle est encore ici, celle-là ! »

Il mangea en silence. Depuis qu'il lui avait jeté ce regard étrange, mal éveillé, Angélique se sentait paralysée, habitée d'une nouvelle peur qu'elle ne voulait pas préciser. Il lui fallait veiller, garder les yeux ouverts... Pourtant, elle ne parvint pas à résister à la fatigue qui appesantissait ses paupières. Elle avait marché une nuit et un jour sans presque se reposer et la nuit dernière n'avait pu fermer l'œil un seul instant. À la fin, elle s'endormit, pelotonnée dans un coin de la grotte. Quand elle s'éveilla, elle était seule. Elle avait été habituée à ces réveils solitaires car, toujours, elle s'écartait des autres pour dormir. Mais, cette fois, le silence lui parut insolite. Elle regarda autour d'elle et peu à peu la vérité s'imposa à elle. La dernière galette et la provision de lentilles étaient soigneusement posées sur une pierre ainsi que la gourde d'eau, à côté d'un javelot et d'un coupe-coupe. Mais l'arc, les flèches et la massue de Colin-le-Normand avaient disparu. Il était donc parti. Il l'avait abandonnée !

Angélique demeura longtemps anéantie, pleurant tout bas, la tête dans ses bras.

– Oh ! vous avez fait cela ! disait-elle à mi-voix avec douleur. C'est mal. Dieu vous punira !

Mais elle n'était pas très sûre que Dieu ne donnerait pas raison à Colin Paturel qui avait été crucifié en son nom. Elle n'était qu'une femme, chargée du péché originel et responsable des malheurs de l'humanité, objet méprisable, qu'on prend ou rejette.

– Eh bien ! Qu'est-ce qui se passe, petite ? Un coup de noir ?...

La voix du Normand résonnant sous les voûtes lui fit l'effet du tonnerre. Il était là, devant elle, portant au travers des épaules un marcassin rayé à la gueule poissée de sang.

– Je... j'ai cru que vous étiez parti, balbutia-t-elle, mal remise de son émotion.

– Parti ?... oui-da ! Je me suis dit qu'il fallait se mettre quelque chose sous la dent et j'ai eu la chance d'attraper un cochonnet sauvage. Et je vous retrouve en train de pleurer...

– J'ai cru que vous m'aviez abandonnée.

Les yeux de l'homme s'agrandirent et ses sourcils se haussèrent comme s'il entendait la chose la plus stupéfiante de sa vie.

– Ça alors ! dit-il, ben, ça alors ! Faut-il que vous me preniez pour un beau salaud ! Vous abandonner, moi... vous abandonner, moi qui...

Son teint fonça sous la montée d'une noire fureur.

– Moi qui mourrais plutôt sur votre corps, gronda-t-il avec une violence sauvage.

Il jeta son gibier à terre et s'en alla ramasser des morceaux de bois sec qu'il rassembla au milieu de la grotte, agissant avec des gestes de colère rentrée. Son briquet refusant de s'enflammer, il jura comme un templier.

Angélique vint s'agenouiller près de lui et posa sa main sur la sienne.

– Pardonnez-moi, Colin. Je suis une sotte. Il est vrai que j'aurais dû me souvenir que vous aviez maintes fois risqué votre vie pour vos frères. Mais je n'étais pas l'un d'eux et je ne suis qu'une femme.

– Raison de plus, marmotta-t-il.

Il consentit à lever les yeux sur elle et la dureté de son regard s'adoucit tandis qu'il lui prenait le menton.

– Écoute-moi bien, petite, et que ce soit dit une bonne fois. Tu es comme nous, captive chrétienne en Barbarie. Tu as été attachée à la colonne et torturée et tu n'as pas cédé. Tu as supporté la soif et la peur sans jamais te plaindre. Une femme aussi courageuse que toi j'en ai jamais rencontrée, même en bourlinguant à travers tous les ports du monde. Tu vaux toutes les autres réunies et s'ils ont marché comme ils ont marché les compagnons, sans se décourager, c'est parce que tu étais là, avec ta vaillance et qu'ils n'auraient pas voulu fléchir devant toi. Maintenant nous restons seuls, toi et moi. Nous sommes liés à la vie à la mort. Nous gagnerons la liberté ensemble. Mais si tu meurs, je mourrai près de toi, J'EN FAIS SERMENT !

– Il ne faut pas dire cela, murmura-t-elle, presque effrayée. Seul, Colin, vous auriez toutes les chances de réussir.

– Toi aussi, ma mie. Tu es bâtie d'acier, de bel acier souple comme l'épée du cher Kermœur. Je crois bien te connaître, maintenant.

La lumière bleue de son regard, très enfoncé, se voilait d'un sentiment informulé et son front rude se plissa sous l'effort de sa pensée.

– Toi et moi, ensemble... nous sommes invincibles.

Angélique tressaillit. Qui lui avait déjà dit cela ? Un autre roi : Louis XIV ! Et la lumière de ses yeux alors s'enfonçait en elle de la même façon. À la réflexion, n'y avait-il pas entre le Normand, madré, à l'intelligence pénétrante, à la vigueur exceptionnelle et le grand souverain de France, des analogies de caractère et de tempérament ? Les peuples reconnaissent ceux qui sont faits pour régner et, dans la servitude, Colin s'était imposé roi à la manière antique par sa générosité, sa sagesse et sa force physique.

Angélique lui sourit.

– Vous m'avez rendu confiance, Colin. Confiance en vous et en moi-même. Je CROIS que nous devons être sauvés.

Un frisson la secoua.

– Il faut qu'il en soit ainsi. Je n'aurais jamais lé courage de recommencer à être torturée. J'accepterais n'importe quoi...

– Baste ! Tu l'auras, le courage. On l'a toujours, le courage. Une seconde, une troisième fois, et chaque fois en croyant que c'est la bonne... Crois-moi !

Il considéra avec un demi-sourire d'ironie, les cicatrices de ses mains.

– C'est une bonne chose de ne pas vouloir mourir, dit-il. À condition de ne pas avoir peur de mourir. La mort, elle fait partie de notre jeu, à nous, les vivants. J'ai toujours pensé qu'il fallait la considérer comme une bonne compagnie, attachée à nos pas. Ainsi, nous cheminons avec la vie et la mort comme compagnes. Chacune a les mêmes droits sur nous. Faut pas s'en faire un épouvantail. Ni de l'une ni de l'autre. C'est ainsi et c'est le jeu. Le tout c'est que l'esprit ne reste pas en chemin... Assez causé, petite. Nous allons nous offrir un bon repas de Balthazar. Regarde ce bon feu qui nous réjouit le cœur. Le premier que nous contemplons depuis longtemps...

– N'est-ce pas dangereux ? Si les Maures aperçoivent la fumée ?

– Ils dorment sur leurs lauriers. Ils croient que nous sommes tous morts. Le Vénitien et le Basque – oh ! les braves gars – ils ont pensé à leur dire que les autres avaient été dévorés par les lions, qu'il n'y avait qu'eux qui restaient. La femme ? Ils demandaient ce qu'elle était devenue. Morte dans la montagne, piquée par un serpent. La nouvelle a été portée à Moulay Ismaël. Tout est donc en règle. Alors, tant pis. Faisons un peu de feu. Il faut absolument se remonter le moral. Ne crois-tu pas ?

– Cela va déjà mieux ! dit-elle en le regardant avec affection.

L'estime de Colin Paturel ranimait ses forces. C'était la meilleure récompense à la constance dont elle avait fait preuve jusqu'ici.

– Maintenant que je sais que vous êtes mon ami, je n'aurai plus peur. La vie est simple pour vous, Colin Paturel.

– Voire ! fit-il en s'assombrissant subitement. Des fois, je me dis que je n'ai peut-être pas connu le pire. Baste ! Ça ne sert à rien de se frapper à l'avance.

Ils firent rôtir le marcassin après l'avoir frotté de natron, de thym et de baies de genévrier, en se servant de l'épée du pauvre marquis, en guise de broche. Pendant une heure toute leur attention fut requise par la préparation du festin. L'odeur délicieuse de la viande grillée les faisait défaillir d'impatience et ils mangèrent les premières tranches avec voracité, ayant peine à retenir des soupirs de satisfaction.

– Bien le moment de faire de beaux discours sur l'éternité, dit enfin le Normand, moqueur. Y a pas, c'est quand même le ventre qui parle en premier. Sacré cochonnet, je m'en lécherais les doigts jusqu'au coude !

– Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon, affirma Angélique avec conviction.

– Pourtant, il paraît que les Sultanes sont nourries aux ortolans. Qu'est-ce qu'on mangeait dans le harem ? Raconte-moi ça pour étoffer un peu le menu ?

– Non, je ne désire pas me souvenir du harem.

Ils se turent. Rassasiés, rafraîchis par l'eau claire qui coulait au pied de la montagne et dont le Normand avait rempli sa gourde en revenant de la chasse, ils laissaient le bienfait du repos les envahir.

– Colin, où avez-vous acquis tant de science profonde ? Vos paroles ouvrent la porte à de vastes méditations, je l'ai remarqué souvent. Qui vous a enseigné ?

– La mer. Et le désert... et la servitude. Petite, tout ce qu'on rencontre porte son enseignement au même titre que les livres. Je ne vois pas pourquoi ce qu'on a là-dedans, fit-il en se frappant le crâne, ne servirait pas à réfléchir de temps en temps.

Il se mit à rire tout à coup. Quand il riait, l'éclair de ses dents blanches au milieu de sa barbe hirsute, le rajeunissait et ses yeux, habituellement graves et durs, pétillaient de malice.

– De vastes méditations !... répéta-t-il. Tu en as de bonnes, toi ! Parce que j'ai dit que la vie et la mort nous tiennent compagnie ? Ça ne te semble pas évident à toi ?... Comment alors vis-tu ?