Lorsque la nuit fut tombée, Angélique se glissa hors de la grotte. Ni la crainte des lions ni l'angoisse qui planait sur eux avec le souffle rauque du vieillard, ne pouvaient la détourner du désir excessif qu'elle avait de se plonger dans l'eau. L'un après l'autre, les captifs avaient savouré les délices de la baignade, mais durant ce temps-là, elle était demeurée au chevet du blessé. Caloëns la réclamait avec cette soudaine exigence des hommes qui dans la douleur se tournent vers la femme, maternelle, créatrice de douceur, qui comprend les plaintes et les écoute avec patience.

– Petite, tiens-moi la main. Petite, ne t'éloigne pas.

– Je suis là, grand-père.

– Donne-moi encore de cette belle eau à boire.

Elle lui avait lavé le visage, cherchant à l'installer le mieux possible sur sa couche d'herbes. De minute en minute, il souffrait plus atrocement. Colin Paturel distribua les derniers morceaux de galette. Il restait une provision de lentilles. Cependant, le chef s'opposa à ce qu'on fît du feu.

Maintenant, Angélique s'avançait dans l'obscurité complice. La clarté de la lune plongeait discrètement à travers le bois, où s'allumait et s'éteignait, intermittente, l'étincelle d'or des lucioles dansantes. La source apparut, calme miroir, qui ne se troublait qu'au bord du roc sombre d'où l'eau jaillissait à petit bruit. Le coassement d'une grenouille, le crissement continu des criquets s'intégraient au silence.

La jeune femme retira ses vêtements couverts de poussière et imprégnés de la transpiration de ces longs jours de fatigue inhumaine. Elle poussa un soupir de soulagement en se laissant glisser dans l'eau fraîche. Jamais, pensa-t-elle, elle n'avait éprouvé une sensation aussi merveilleuse. Après s'être abondamment arrosée, elle nettoya ses vêtements, ne gardant que le burnous, dont elle s'envelopperait en attendant que la brise de la nuit eût séché les autres. Elle lava aussi ses longs cheveux poissés de sable et ternis ; avec volupté, elle les sentit revivre sous ses doigts. La lune glissa derrière un palmier et révéla le long filet d'argent de la source qui coulait le long de la noire. Angélique se hissa sur une pierre et livra ses épaules à l'éclaboussement presque glacé de la douche. L'eau était vraiment la plus belle invention du Créateur ! Elle se souvint du porteur d'eau criant à travers les rues de Paris « Qui veut l'eau pure et saine ?... C'est l'un des quatre éléments... ». Le visage levé, elle regarda avec amitié les étoiles clignoter entre l'éventail sombre des palmiers. L'eau ruisselait sur son corps nu, brillait sous le rayonnement de la lune et elle devina son propre reflet, tremblant d'une blancheur de marbre, dans les ténèbres de la vasque.

– Je suis vivante, dit-elle à mi-voix. Je suis VIVANTE !

Chaque instant qui passait effaçait en elle et sur elle, les traces de l'épuisante lutte. Elle resta ainsi longtemps, jusqu'au moment où un craquement de brindilles qui eut la sécheresse d'un coup de feu, dans le sous-bois, l'alerta.

Alors la peur lui revint. Elle se souvint des fauves aux aguets et des Maures haineux. Le doux paysage redevint ce piège hostile dans lequel ils se débattaient depuis d'interminables jours. Elle glissa dans l'eau pour regagner la rive. Maintenant, elle en était sûre, il y avait quelqu'un qui l'observait, caché dans les fourrés. À vivre en bête pourchassée, elle en avait acquis l'instinct. Elle sentait le danger à fleur de peau. Une bête ou un Maure ?... Elle s'entortilla dans son burnous et se mit à courir pieds nus à travers le maquis des lianes et des agaves pointus qui la blessaient. Elle se heurta avec violence contre le dur obstacle d'une présence humaine en travers du sentier, poussa un faible cri et crut qu'elle allait partir à la renverse, dans un vertige de la terreur, quand elle reconnut, à la lueur crayeuse de la lune, la barbe blonde de Colin Paturel. Une étincelle brillait au fond des orbites du géant normand, profondes comme deux trous d'ombre. Pourtant sa voix fut égale quand il dit :

– Vous êtes folle ? Vous êtes allée vous baigner seule ?... Et les lions qui peuvent venir boire, et les guépards et, qui sait ? les Maures qui peuvent rôder...

Angélique eut envie de se jeter contre cette large poitrine pour y calmer sa terreur, d'autant plus violente qu'elle l'avait saisie après un moment de paix, de joie rare et presque surnaturelle. Toujours, elle se souviendrait de la source de l'oasis ! La Béatitude du Paradis doit être de cette nature...

Maintenant elle retrouvait les hommes et la dure lutte pour préserver sa vie.

– Les Maures ? fit-elle, la voix tremblante, je crois qu'ils sont là. Il y avait quelqu'un tout à l'heure qui me regardait, j'en suis sûre...

– C'était moi. Je suis parti à votre recherche, voyant que votre absence se prolongeait anormalement... Maintenant, venez. Et ne recommencez pas de pareilles imprudences ou, foi de Paturel, je vous étranglerai de mes propres mains.

Une nuance d'ironie atténuait la menace du ton. Mais il ne plaisantait pas. Elle sentit qu'il avait réellement envie de l'étrangler ou tout au moins de la battre et de la secouer d'importance.

*****

Le sang de Colin Paturel s'était glacé dans ses veines quand il s'était aperçu que leur compagne s'était éloignée et ne revenait pas. « Encore un drame, avait-il pensé... encore une tombe à creuser !... Dieu juste, abandonnerais-tu les tiens ?... » Sans bruit, il avait suivi le bord de l'oued, en esclave habitué à rôder et à se glisser dans la nuit. Et elle lui était apparue, dressée sous le filet d'argent de la source, ses longs cheveux de naïade couvrant ses épaules et son corps de neige se reflétant dans l'eau nocturne.

*****

Angélique comprit soudain qu'il avait dû la voir lorsqu'elle se baignait. Elle se troubla. Puis elle se dit que c'était sans importance. Cet homme était une brute et ne professait à son égard que la condescendance dédaigneuse du fort pour le faible, pour l'être encombrant dont il avait dû se charger contre son gré. Elle se défendait mal d'une certaine rancune à son égard, car il était responsable de la quarantaine dans laquelle elle s'était courageusement maintenue vis-à-vis des autres captifs, ne se mêlant à eux que lorsqu'il fallait soigner les blessés. Et c'était plus difficile de supporter tant de misères à l'écart, seule, et non aimée. Il n'avait peut-être pas tort, mais il était dur, intransigeant et il continuait à l'impressionner jusqu'à la timidité. L'équilibre moral et physique de l'hercule normand semblait un défi à tout ce qu'elle sentait trembler en elle d'incertitude, de faiblesse, de fragilité féminine, de nerveux et d'émotif. Ce regard bleu qui d'un coup d'œil perçant enregistrait sa lassitude ou son effroi ou constatait ses imprudences, la méprisait un peu, lui semblait-il. « Il a pour moi le dédain du chien de berger pour la brebis stupide », se dit-elle.

Elle s'assit au chevet de Caloëns, mais son regard revenait malgré elle vers le profil broussailleux du chef, qu'éclairait la lueur d'une lanterne sourde. Colin Paturel dessinait sur le sable, à l'aide d'un court bâtonnet, un plan de la route à suivre et le commentait pour le Vénitien, Jean-Jean de Paris et le Basque, penchés près de lui.

– Vous vous arrêterez en lisière du bois. Si vous apercevez un mouchoir rouge à la branche du deuxième chêne, vous avancerez et pousserez le cri de l'engoulevent. Alors le Juif Rabi sortira des fourrés...

– Petite es-tu là ? dit la voix faible du vieux Caloëns. Donne-moi la main. J'avais une petite fille de dix ans qui agitait son bonnet quand j'ai pris la mer il y a vingt ans. Elle doit te ressembler à présent. Elle s'appelait Mariejke.

– Vous la reverrez, grand-père.

– Non. Je ne crois pas. La mort va me prendre. Et c'est mieux ainsi. Que ferait Mariejke d'un vieux marinier de père qui s'en revient d'esclavage après vingt ans pour lui salir les beaux carreaux de sa cuisine et radoter des histoires de pays de soleil ? C'est mieux ainsi... Je suis heureux de reposer dans la terre du Maroc. Je vais te dire, petite... Mes jardins de Miquenez commençaient à me manquer et de ne plus voir Moulay Ismaël y galoper comme la colère de Dieu... J'aurais mieux fait d'attendre qu'il me casse la tête avec sa canne...

Chapitre 6

Les trois hommes, le Vénitien, le Parisien et le Basque, partirent à l'aube. Colin Paturel avait d'un signe appelé Angélique près de lui.

– Je vais rester près du vieux, dit-il, on ne peut pas l'emmener, on ne peut pas le laisser, non plus. Faut attendre ! Les autres vont continuer, afin de ne pas manquer le rendez-vous de Rabi Maïmoran. Ils le préviendront et ils aviseront du mieux à faire. Que voulez-vous, partir avec eux ou les suivre ?

– Je ferai ce que vous m'ordonnerez.

– Je pense qu'il est préférable que vous restiez. Les autres iront plus vite sans vous et le temps presse.

Angélique inclina la tête et fit mine de s'éloigner vers le grabat. Colin Paturel la retint, semblant regretter son peu d'aménité.

– Je pense aussi, dit-il, que le vieux Caloëns a besoin de vous pour mourir en paix. Mais si vous préférez partir...

– Je resterai !

On partagea les provisions et la réserve des flèches. Colin Paturel gardait un arc, un carquois, sa massue, une boussole et l'épée du marquis de Kermœur. Dès que la nuit fut tombée, les trois hommes s'éloignèrent, après s'être arrêtés un instant près de la tombe du gentilhomme breton. L'on ne prévint pas le vieux Caloëns. Celui-ci s'affaiblissait de plus en plus. Il délirait en flamand. Il se cramponnait à la main d'Angélique avec la puissance des moribonds et toute la force de ce vieux corps résistant lui revint lorsque, après avoir lutté encore la nuit et le jour suivant, il se dressa sur sa couche. Il fallut la vigueur de Colin Paturel pour le maintenir et le blessé lutta contre lui comme il luttait contre la mort, avec une énergie farouche.