La main de Colin Paturel fourragea dans sa tignasse blonde et une expression de panique crispa son rude visage.

– C'est que je me demande tout à coup si je dois... Oh ! Chevalier, quand je pense à tous ces pauvres gars qui restent en esclavage et que j'abandonne...

– Ne te reproche rien, mon frère, dit doucement le chevalier de Méricourt, le temps était venu pour toi de partir, sinon c'est la mort qui t'aurait enlevé à tes compagnons.

– Quand je serai en terre chrétienne, dit Colin Paturel, je ferai connaître ton sort aux chevaliers de Malte afin qu'ils s'entremettent pour te racheter.

– Non, c'est inutile.

– Que dis-tu ?

– Je ne tiens pas à quitter Miquenez. Je suis moine et prêtre et je sais que ma place est ici, captif des Infidèles.

– Tu finiras sur le pal.

– Peut-être. Mais l'on nous apprend dans notre Ordre que le martyre est la seule mort digne d'un Chevalier. Et maintenant, adieu mon très cher frère...

– Adieu, monsieur le chevalier.

Les deux hommes se donnèrent l'accolade. Puis M. de Méricourt embrassa de même chacun des six autres captifs qui allaient tenter la difficile aventure de l'évasion. Il les nommait à mi-voix tour à tour, comme pour graver leurs noms en son cœur.

– Piccinino-le-Vénitien, Jean-Jean de Paris, Francis l'Arlésien, le marquis de Kermœur, Caloëns-le-Flamand, Jean d'Harrostegui le Basque.

Devant Angélique, il s'inclina en silence.

Alors ils sortirent tous dans la ruelle obscure.

Chapitre 2

Les Chrétiens avaient ramené sur le bas du visage les pans de leur burnous. Ils étaient tous vêtus de vêtements à la mauresque, le visage rasé et barbouillé de brou de noix pour l'assombrir. Seul Jean-Jean de Paris, le rouquin, portait une lévite et une calotte noire de Juif. Angélique, enveloppée d'autant de voiles qu'il fallait, le haïk étroitement serré au-dessous des yeux, bénissait l'exclusive jalousie des Maures qui lui permettait de se dissimuler ainsi.

– Et baissez les yeux le plus possible, lui avait recommandé Colin Paturel. Des Mauresques qui ont des yeux comme les vôtres on n'en rencontre pas au coin des rues !

Il ne lui disait pas que Moulay Ismaël avait lancé un commando spécial de recherche de la femme « aux yeux verts ». Lui-même était assez embarrassé de son regard bleu et de sa carrure. Dans tout le Maroc il était courant de rappeler que deux hommes seulement possédaient la taille imposante de 6 pieds et 12 pouces : Osman Ferradji le Grand Eunuque et Colin Paturel, le roi des captifs.

Aussi avait-il choisi de passer pour un commerçant possédant quelques biens et pouvant de ce fait voyager à dos de chameau. Angélique, sa femme, suivrait sur une mule. Les autres, serviteurs, et Jean-Jean de Paris, son intendant juif, étaient à pied portant les javelots, arcs et flèches, qui composaient l'armement d'une petite caravane en un temps où les mousquets étaient rares et réservés au roi et à son armée. Dans l'obscurité profonde, éclairée d'une seule lanterne, chacun se mit en place. Maïmoran murmurait ses dernières recommandations. À Fez, Rabi, son frère, les attendait près de l'oued Cebon. Il leur donnerait le repos dans sa maison et un guide sûr pour poursuivre leur route jusqu'à Xauen, où ils seraient confiés à un autre métadore dont le commerce lui permettait d'entrer fréquemment pour affaires dans Ceuta. Ce métadore leur ferait franchir le camp des Maures assiégeant la ville, les cacherait dans les rochers et irait prévenir le gouverneur de la ville, qui enverrait des chaloupés ou une escorte de soldats pour les chercher. Il leur recommandait encore de veiller à leur comportement, de ne pas oublier de se prosterner vingt fois en direction de La Mecque et surtout, lorsqu'ils seraient contraints par les besoins de la nature, de ne pas « faire de l'eau » debout, car cela suffirait à ceux qui les observaient de loin, pour les dénoncer comme chrétiens. Petits détails qui avaient une grande importance. Heureusement les évadés parlaient tous parfaitement l'arabe et connaissaient les usages. Angélique, en tant que femme mauresque, n'aurait qu'à se taire et se taire encore. Le chameau se déploya à grands coups brusques. Ils avancèrent dans l'étroit tunnel des rues dans un silence aussi épais que la nuit.

« Si la nuit pouvait durer toujours ! » pensait Angélique.

Un souffle d'air plus frais parut rabattre vers eux une âcre odeur de fumée. Elle discerna que les parois aveugles des murs du mellah semblaient s'être effacées, remplacées par des huttes de bambous et de roseaux, Les portes en étaient ouvertes, laissant apercevoir la fleur rouge d'un petit feu dont la fumée s'échappait à travers les feuilles sèches des toits. Autour du foyer, des formes étaient accroupies. Des chiens se mirent à aboyer après les fugitifs. Ceux-ci savaient qu'ils traversaient maintenant les deux ou trois mille cabanes de la garde noire du roi qui formaient de ce côté, au sortir du mellah, une sorte de faubourg. Des voix aux rauques murmures s'élevèrent et des ombres s'approchèrent. Cependant il n'y avait aucune lumière, les Noirs se guidant aisément dans l'obscurité. Jean-Jean de Paris expliqua que son maître Si Mohamed Rachid, commerçant à Fez, regagnait sa demeure, voyageant de nuit pour éviter les ardeurs du soleil. Le brave petit clerc imitait jusqu'à l'accent particulier des Juifs et les nègres s'y laissèrent prendre. Le chameau allait avec une lenteur désespérante, les chiens leur aboyant aux talons. Des cabanes, toujours des cabanes !... et l'odeur pénétrante des feux de bouse et du poisson séché grillant dans l'huile des marmites...

Enfin, ce premier danger passé, ils se retrouvèrent sur un chemin assez bien tracé où ils avancèrent tout le reste de la nuit. L'aube se leva et Angélique regarda avec angoisse le ciel s'éclaircir et prendre des teintes ravissantes de nacre tour à tour verte et rose. Ils parcouraient un paysage parsemé d'oliviers mais qui semblait aller vers des régions plus désertiques. Une cabane, un fondouk, apparut au détour du chemin. Angélique n'osait demander aucun renseignement. Son angoisse se doublait de celle d'ignorer où elle se trouvait et de ne pouvoir envisager les obstacles qui les attendaient et les perspectives de réussite qui se présentaient. De nature active, elle s'énervait d'être réduite à l'état de ballot qu'on transporte sur une mule. Si la défaite ou la mort arrivait, elle voulait au moins s'en rendre compte ! Était-on loin de Fez, où un juif devait leur donner un guide ?... La caravane continuait d'avancer. Colin Paturel n'avait-il pas vu la cabane ? Lorsqu'un Arabe en sortit, Angélique eut toutes les peines à retenir un cri.

Mais l'homme vint au-devant d'eux. Le chef fit agenouiller le chameau et en descendit.

– Descendez, petite, dit le vieux Caloëns à Angélique.

À son tour, elle quitta sa monture. Les sacs de vivres furent distribués entre eux. Angélique reçut un sac aussi gros que les autres. Le marquis de Kermœur ne put s'empêcher de protester derrière son burnous :

– Charger ainsi les épaules d'une faible femme !... Voilà qui me choque, Majesté !...

– Y a-t-il rien de plus suspect aux yeux d'un musulman qu'une femme qui se promène les bras ballants derrière des guerriers chargés comme des ânes ? riposta Colin Paturel. On ne peut pas se permettre cette sottise. Nous pouvons encore être aperçus.

Il cala lui-même la charge sur les épaules de la jeune femme.

– Faut nous excuser, petite. D'ailleurs nous n'allons pas loin. Nous nous cacherons le jour et voyagerons la nuit.

L'Arabe avait pris par la bride le chameau et la mule et les avait fait entrer dans le fondouk. Piccinino lui compta une somme d'argent, puis les fugitifs reprirent leur marche par une sente tracée à travers les cailloux. Bientôt, derrière un monticule, apparut une vaste étendue de roseaux environnant les abords d'une rivière.

– Nous allons nous cacher tout le jour dans les marais, expliqua Colin Paturel. Chacun se mettra dans son coin, afin que notre présence ne se révèle pas par un trop grand espace de roseaux écrasés. À la nuit, je lancerai le cri du ramier en signal et nous nous rejoindrons à l'orée du bois là-bas. Chacun a un peu d'eau et de provisions... À ce soir...

Ils s'égaillèrent à travers les hautes tiges soyeuses et coupantes. Le sol était tour à tour spongieux ou craquelé par la sécheresse. Angélique trouva un coin couvert d'un peu de mousse. Elle s'allongea. La journée serait longue. Une chaleur étouffante régnait dans ce marécage ; des insectes et des moustiques ne cessaient de tournoyer autour d'elle. Heureusement, ses nombreux voiles la protégeaient. Elle but un peu d'eau et mangea une galette. Au-dessus d'elle, le ciel paraissait chauffé à blanc et les longues feuilles aiguës des roseaux y projetaient des ombres noires.

Angélique s'endormit ; lorsqu'elle s'éveilla, elle entendit parler et pensa que ses compagnons la cherchaient. Pourtant ce n'était pas encore le soir. Le ciel était toujours aveuglant comme un acier au feu. Tout à coup, elle vit, à deux pas d'elle, surgir des roseaux un buste enveloppé d'une djellaba blanche. La figure brune ne regardait pas de son côté et elle ne distinguait pas ses traits.

– L'Arlésien ou le Vénitien ? se demanda-t-elle.

L'homme se tourna légèrement. Son teint de pain brûlé ne devait rien au brou de noix. C'était un Maure !

Le cœur d'Angélique s'arrêta. Le Maure ne l'avait pas encore aperçue. Il parlait à un compagnon qu'elle ne voyait pas.

– Les roseaux, par ici, ne sont pas beaux, disait-il. Il y en a beaucoup qui ont été écrasés par le passage d'une bête. Allons sur l'autre rive et si nous n'en trouvons pas de meilleurs, nous reviendrons.

Elle les entendit s'éloigner, ne pouvant croire à une telle chance. Tout à coup sa chair se hérissa. Une autre voix s'élevait non loin de là. Et elle la reconnut. C'était Francis l'Arlésien, qui s'était mis à chanter.