Puis Cavaillac et M. de Méricourt s'en allèrent, pour regagner le campement des esclaves. Ils avaient réussi à se faire charger d'une mission au quartier juif, mais il ne fallait pas que leur absence prolongée attirât la suspicion. Ils promirent de venir donner des nouvelles, le jour prévu pour le départ des fugitifs.

*****

Une autre journée s'écoula. Le lendemain matin, comme Angélique était seule dans la chambre des femmes, l'un de ses futurs compagnons d'évasion, le marquis de Kermœur, vint lui demander un peu d'eau bouillante du samovar dans un bol. Il profitait de ses loisirs forcés pour se faire la barbe, soin qu'il n'avait pu prendre que fort rarement, et a coups de tesson de bouteille, durant ses six années de captivité.

– Bienheureuse êtes-vous, ma chère enfant, de ne pas connaître de tels soucis ! dit-il en lui effleurant la joue d'un doigt. Dieu, que votre peau est douce !

Angélique lui demanda de tenir son bol à deux mains, afin de ne pas risquer de s'ébouillanter pendant qu'elle versait l'eau. Le gentilhomme breton la regardait avec intérêt.

– Quel délice de contempler enfin un aussi joli minois français ! Ah ! ma belle, vous me voyez au regret de me présenter en si piteux équipage. Mais, patience ! Dès que nous serons à Paris, je vais me faire confectionner une rhingrave de satin rouge qui hante mes rêves de pauvre captif.

Angélique éclata de rire.

– Il y a belle lurette qu'on ne porte plus de rhingrave parmi les élégants, monsieur.

– Ah ? Que porte-t-on ?

– La culotte serrée un peu au-dessus du genou et l'habit descendant jusqu'à cette hauteur et très juponné.

– Expliquez-moi cela, supplia le marquis en s'asseyant sur le matelas de coussins, près d'elle.

De bonne grâce elle lui donna quelques détails. Avec une perruque, il aurait pu ressembler au duc de Lauzun. Un Lauzun vêtu de la chemise des forçats et dont l'échine aurait connu souvent les bâtons des chaouchs.

– Donnez-moi votre main, mignonne, dit-il tout à coup.

Elle la lui tendit et il la baisa. Ensuite, il regarda la jeune femme avec étonnement.

– Mais vous avez été à la Cour, sans aucun doute, s'exclama-t-il. Il faut avoir l'habitude des mille baisemains de la Grande Galerie pour accomplir ce geste avec tant d'aisance. Et je parierais même que vous avez été présentée au Roi. N'est-ce pas vrai ?

– Monsieur, qu'importe !

– Mystérieuse beauté, comment vous nommez-vous ? Par quel étrange hasard êtes-vous tombée aux mains de ces pirates ?

– Et vous-même, monsieur ?

– Marquis !...

La voix de Colin Paturel les interrompit. Le géant se tenait sur le seuil de la porte, scrutant la pénombre de son œil bleu, clarté incisive sous ses sourcils touffus. Kermœur répondit :

– Oui, Majesté.

Il le faisait sans ironie. Les captifs avaient pris l'habitude d'appeler ainsi celui qui pendant des années avait fait régner l'ordre dans leur monde disparate et féroce. Nuancé d'affection chez ceux qui l'admiraient et d'une certaine crainte chez ceux qui le redoutaient, le titre leur était familier. Ils avaient besoin de se sentir commandés, soutenus, et Dieu sait quel porte-parole audacieux Colin Paturel avait été pour ses frères captifs ! Il avait obtenu pour eux un lazaret où les chirurgiens soignaient les malades, de meilleures rations de nourriture, du vin, de l'eau-de-vie et du tabac, et de chômer les quatre grandes fêtes chrétiennes... et la venue des Pères de la Rédemption. Cette dernière initiative avait été en partie un échec mais elle ouvrait la porte à d'autres négociations. Le marquis de Kermœur admirait avec sincérité Colin Paturel et goûtait un singulier plaisir à lui obéir car c'était, estimait-il, un chef intelligent, ce qu'il ne lui était pas toujours arrivé de rencontrer dans sa propre carrière d'officier de la marine royale. Jeune enseigne de vingt-deux ans lorsqu'il avait été capturé, il avait « servi » sous les ordres du roi des captifs comme garde du corps, car ce bretteur de race maniait l'épée et la rapière comme nul autre dans tout le bagne et Colin avait obtenu pour lui le port de son épée sur ses hardes d'esclave. En apprenant que son chef entreprenait pour la troisième fois une évasion, il s'était joint à lui. Colin-le-Normand déménageait en somme avec tout son état-major.

Tourné vers l'autre salle, il les appela.

– Compagnons, venez par ici !

Les captifs entrèrent et se rangèrent devant lui. Kermœur se joignit à eux.

– Compagnons, demain soir nous nous mettrons en route. Je vous donnerai plus tard les dernières recommandations, mais auparavant il y a encore une chose que je voudrais vous dire. Nous serons sept fugitifs, six hommes... et une femme. Cette femme, c'est plutôt un embarras pour nous, mais après tout, elle a bien mérité qu'on l'aide à recouvrer sa liberté. Seulement, attention ; si nous voulons parvenir à bon port faut nous tenir les coudes. Nous allons forcément connaître la faim, la soif, la fatigue, le soleil du désert et la peur. Qu'au moins nous ne connaissions pas la haine entre nous... Cette haine de ceux qui sont obligés de vivre ensemble et qui convoitent le même objet... Vous m'avez compris, je pense... Pas de ça, les amis, ou nous sommes tous perdus ! Cette femme qui est là, dit-il en étendant le doigt vers Angélique, elle n'est pour aucun de nous, elle n'appartient à aucun... Elle risque sa chance au même titre que nous, c'est tout. Ce n'est pas une femme à nos yeux, c'est un compagnon. Le premier qui se donnera des airs de lui faire la cour ou qui lui manquera de respect, je le corrigerai et vous savez comment, dit-il en montrant ses deux poings noueux. Et s'il récidive nous le jugerons selon nos lois et il servira de pâture aux charognards du bled...

« Comme il parle bien et comme il est dur ! » songeait Angélique.

Elle avait tant aperçu Colin Paturel du haut de la meurtrière qu'elle le connaissait mieux qu'il ne la connaissait. Il lui était familier mais, à le voir de près, il lui donnait la chair de poule et elle avait peur des traces du martyre inscrites dans sa chair, des sillons noirs et profonds de brûlures et de ses chevilles usées par les fers et surtout celles, émouvantes, qui marquaient les paumes et le dos de ses mains, déchirées aux clous de la Porte Neuve. Il n'avait pas la quarantaine mais déjà ses tempes grisonnaient, seul signe de faiblesse trahi par ce tempérament de roc.

– Êtes-vous d'accord ? demanda-t-il après leur avoir laissé un instant de réflexion.

– Nous sommes d'accord, répondirent-ils en chœur.

Le marquis posa cependant une restriction :

– Jusqu'à ce que nous soyons en terre chrétienne.

– Ça va de soi, sacré gamin, s'écria Colin, jovial, en lui assenant une claque sur l'épaule. Après, chacun pour soi, vive la liberté, toutes les libertés ! Ah ! les amis, quelle bordée nous allons faire !

– Moi je vais manger pendant trois jours, dit Jean-Jean de Paris, les yeux exorbités.

Ils sortirent en se confiant ce qu'ils feraient dans la première heure où ils se retrouveraient à l'abri des remparts portugais de Mazagran ou de ceux, espagnols, de Ceuta. Colin Paturel resta dans la pièce et s'approcha d'Angélique.

– Vous avez entendu ce que j'ai dit ? Vous êtes d'accord aussi ?

– Certainement. Je vous en remercie, monsieur.

– Ce n'est pas seulement pour vous que j'ai parlé. Pour nous aussi. C'est le désastre si la discorde se met dans une expédition comme la nôtre. Et qui tient la pomme de la discorde depuis que le monde est monde ?... La femme ! Comme disait mon curé de Saint-Valéry-enCaux : « La femme est de flamme, l'homme est d'étoupe, le diable souffle. » J'étais pas d'accord pour vous emmener. On vous a prise à cause du vieux Savary. Les Juifs, même pour de l'argent, ne marchaient pas sans vous. Ils sont difficiles à s'ouvrir, mais quand ils ont adopté quelqu'un ils le tiennent pour l'un des leurs. Le vieux Savary était ainsi. Ils l'avaient adopté pour l'un des leurs. Il voulait à tout prix qu'on vous tire du harem, alors il fallait exécuter sa suprême volonté... Je veux bien. Je l'aimais ce vieux Savary... Un merveilleux petit homme, oui-da. Et qui en savait des choses !... Cent et mille fois plus que nous tous réunis n'en savons ! Bon, on vous emmène. Mais, à vous, je dois vous demander de vous tenir à votre place. Vous êtes une femme et qui a vécu. Ça se voit à votre façon d'être avec les hommes. Alors, n'oubliez pas que les gars qui sont là, ils ont été quasiment privés de femme pendant des années. Pas la peine de leur rappeler trop tôt ce qu'ils ont manqué. Restez dans votre coin et tenez votre voile sur la figure à la manière des mauresques. La mode n'en est pas si bête... Compris ?

Angélique était vexée. Tout en reconnaissant qu'il avait raison dans le fond, le ton sur lequel il la mettait en garde ne lui plaisait guère. S'imaginait-il qu'elle les trouvait tellement inspirants, ces Chrétiens velus, barbus, pâles et puants ? Elle n'en aurait pas voulu pour une fortune ! Puisqu'on lui demandait de garder ses distances, elle les garderait bien volontiers. Elle répondit, un peu ironique :

– Oui, Majesté.

Le Normand plissa les yeux.

– Il ne faut plus m'appeler ainsi, petite. J'ai déposé ma couronne et l'ai cédée au chevalier de Méricourt. Désormais je suis Colin Paturel, natif de Saint-Valéry-en-Caux. Et vous, comment vous nomme-t-on ?

– Angélique.

Un sourire éclaira la face hirsute du chef des captifs et il la considéra avec attention.

– Oui-da ?... Eh bien, restez-le10.

Le chevalier de Méricourt était revenu.

– Je crois que l'heure est bonne pour vous, expliqua-t-il. On a signalé – hasard ou imagination – des esclaves fugitifs sur la route de Santa-Cruz. Toute l'attention se porte par là. C'est le moment d'agir.