Ses nerfs lâchèrent. Elle éclata en sanglots et ses larmes coulèrent, intarissables, tandis qu'elle effaçait sur son voile le sang du Grand Eunuque Osman Ferradji.

Quatrième partie

L'évasion

Chapitre 1

La ruse de Colin Paturel était audacieuse. La plus dangereuse qu'on ait imaginée de mémoire d'évadé. Tandis que les gardes se lanceraient à leur poursuite sur les pistes du Nord et de l'Ouest, les fugitifs resteraient terrés trois jours, à quelques pas de leurs tourmenteurs, dans les entrailles du mellah. Ils partiraient ensuite pour le Sud. Une complicité de minorité persécutée rapprochait Juifs et Chrétiens. Le vieux Savary avait créé le lien. À l'aise dans l'ombre du mellah où son gendre, « ce charmant garçon », Samuel Maïmoran posait du bout d'une pince émeraudes et rubis sur sa balance de joaillier, à l'aise au sein putride des prisons Mazmore ou du camp des esclaves, où il passait, affairé et industrieux, il avait su rapprocher des intérêts d'argent, des ambitions égales et s'attirer des dévouements indéfectibles. Il avait mis en rapport Piccinino-le-Vénitien avec le père de son gendre, ce Maïmoran si bien en cour que Moulay Ismaël le consultait chaque jour. Maïmoran avait été le pourvoyeur de toutes ses expéditions guerrières. L'Arabe, imprévoyant de nature, soumis à des élans de générosité passionnels, ne pouvait subsister sans les prêteurs et les changeurs. La ville musulmane n'aurait pas survécu sans l'autre agglomération poussée contre son flanc, haïe comme une tumeur : le mellah, inépuisable réservoir de denrées et d'argent frais, alors que famine et ruine menaçaient le peuple. On s'interrogeait sur le mystère qui, entre les mêmes remparts, enfermait cigales et fourmis.

L'Arabe savait que le monde était à lui. La conquête et le pillage rempliraient ses coffres lorsqu'ils seraient vides. Le Juif n'avait d'autres espérances que l'épargne, et le pressentiment des mauvais jours le portait à prévoir, toujours prévoir. Aux primitives données commerciales du troc pratiquées par les Africains, il opposait sa connaissance des cours boursiers et par d'incessants voyages se maintenait au courant des fluctuations commerciales du monde entier. C'était de l'un à l'autre de ces deux mondes opposés et soudés par la force de la nécessité, un combat intense, un conflit de puissance, sourd, terrible et inévitable. Le drame montait. Un jour tout explosait. Les Musulmans, cimeterre au poing, envahissaient le mellah. La force du sabre triomphait de celle de l'argent... et tout recommençait. Il n'était pas prudent pour un Juif de se trouver à la nuit tombée dans la ville arabe. Il n'était pas bon non plus pour un Musulman de s'attarder dans le mellah.

Réfugiés là, les sept Chrétiens se trouvaient protégés par les cloisons étanches de plusieurs siècles de haine et de luttes féroces. Les Juifs de Miquenez en étaient à ce degré, atteint une ou deux fois par génération, où ils triomphaient ayant en main les plus grosses fortunes de la ville, tenant Moulay Ismaël par les fils emmêlés d'obligations diverses. Ils en étaient à songer qu'ils pouvaient tout se permettre et jusqu'à commettre, vis-à-vis du roi, des actes aussi fous que de donner asile à des esclaves fugitifs – satisfaction intérieure que goûtait le grand personnage, Zacharie Maïmoran, se rendant à l'alcassave et se prosternant devant le Sultan écumant de rage, l'écoutant parler de Colin Paturel et des siens disparus.

Mais il avait envoyé des gardes dans toutes les directions. On les ramènerait enchaînés et ils périraient dans des supplices atroces. Abraham Maïmoran caressait sa longue barbe et hochait la tête.

– Tu feras bien, Seigneur ! Je comprends ta colère.

Moulay Ismaël avait un regard pénétrant et presque devin mais il savait qu'il ne pénétrerait jamais les pensées de ce Juif qui avait déjà fait la fortune de son père Moulay Archy. C'était pour lui un sujet de malaise, de colère rentrée qui gonflait au fond de son âme tumultueuse comme un levain de tragédie. « Un jour !... » se promettait-il, tourné vers les murs clos du mellah, « un jour !... »

En la demeure du fils de Zacharie, Samuel, trois journées s'écoulèrent lentes et lourdes pour les captifs. Le soir du second jour, il y eut un remue-ménage dans la ruelle, des cavalcades et des ruades de chevaux se heurtant à l'étroitesse des murs. La femme de Samuel, Rachel, se hissant pour regarder à la grille rouge, murmura dans un jargon mi-français, mi-arabe :

– Ce sont deux gardes du Sultan, des nègres. Ils vont chez Jacob et Aaron, les saleurs de têtes...

Les gardes étaient venus prévenir ces soigneux artisans de préparer leurs tonneaux de saumure. Le roi, dans sa colère de l'évasion des captifs, avait décapité de sa main plus de vingt gardes. Il ne s'était arrêté qu'à bout de forces. Les têtes seraient exposées aux carrefours de la ville, après avoir été plongées dans le sel par les soins de Jacob et Aaron Leïon ou de quelque autre confrère.

Basse besogne, dévolue aux seuls Juifs, d'où le nom du quartier où s'accomplissait l'impure salaison : le mellah, venant du mot mehl : le sel. Un voisin vint en chuchotant porter des nouvelles. Les soldats lancés sur les traces des fugitifs n'étaient pas encore revenus. Ils tremblaient sans doute de retourner bredouille. Et selon toute apparence le bruit ne s'était pas encore répandu de la fuite d'une esclave du harem et de l'assassinat du Grand Eunuque. Jusqu'où s'étendrait alors sa colère !... Du travail en perspective pour Jacob et Aaron Leïon.

Angélique attendait, assise près des Juives chatoyantes, parées comme des châsses avec leurs bijoux d'or pur incrustés de gemmes et leurs satins vert pomme, rouge, orange ou citron, leurs voiles rayés, entre lesquels leurs yeux noirs et leur teint d'ambre avaient la même luisance de richesse. Près des hommes, aux allures de chats maigres, dans leurs lévites noires, elles étaient l'éclat, l'opulence, ainsi que les enfants, merveilleusement beaux et subtils, eux aussi vêtus de toutes les couleurs. Sarah, la mère, Rachel, Ruth, les filles, Agar la bru, le petit Joas, Josué et la ravissante poupée Abigaël.

Avec Angélique, elle partageait les galettes de pain azyme, le riz au safran, la morue portugaise et les concombres salés. Mais concombres et morue ne passaient pas. L'attention d'Angélique se reportait aux exclamations de la rue, au bruit grinçant de la charrette qui apportait les têtes.

– Belek ! Belek ! Fissa !8

Les gardes eux-mêmes n'aimaient pas s'attarder dans le mellah. Enfin, ils s'éloignaient. Ils reviendraient demain avec d'autres têtes...

Rachel posait une main rassurante sur celle d'Angélique et lui souriait. Pourquoi ces hommes et ces Femmes acceptaient-ils de tels risques ? se demandait-elle alors. Car le glaive suspendu sur sa propre tête l'était aussi sur celle des shoudi9, sur la calotte noire du joaillier paisible, sur la chevelure bouclée de la petite Abigaël endormie entre les genoux de sa mère, les disques d'or de ses boucles d'oreilles caressant ses joues rondes de bébé de deux ans.

– Tout va bien, disait Rachel.

C'étaient presque les seuls mots français qu'elle savait. Et lorsqu'elle les disait, la lueur allègre de son regard et son sourire très fin rappelaient tout à coup à Angélique que cette femme étrangère était la fille du vieux Savary.

En vérité, elle n'avait pas eu le temps de pleurer assez le vieux Savary. Elle s'apercevait qu'elle l'attendait encore. Elle n'imaginait pas de se retrouver sur les routes sans lui trottinant, infatigable, prodiguant ses conseils et flairant dans le vent « l'odeur des voyages heureux ».

– Maudit soit Moulay Ismaël ! s'écriait-elle en arabe.

– Maudit ! Maudit cent fois soit Moulay Ismaël ! répondaient les Juives dans un murmure de prières.

*****

Le deuxième soir vint l'artisan Cavaillac accompagné d'un autre captif, un chevalier de Malte, M. de Méricourt. Ils racontaient que Miquenez entière vivait comme accablée sous le poids de l'orage. On avait eu à la fin la révélation de l'invraisemblable scandale : une captive s'était évadée du harem du Sultan ! On avait découvert le corps du Grand Eunuque assassiné. Que disait, que faisait Moulay Ismaël ? Il restait prostré, le front contre terre.

– Je n'avais que deux amis proches de mon cœur, répétait-il : Osman Ferradji et Colin-le-Normand. En un jour je les ai perdus tous les deux !

Il ne parlait pas de la femme. Sa pudeur d'Arabe s'y opposait. Mais nul ne doutait que le réveil de sa douleur serait terrible. Quels gestes, quels massacres pourraient soulager le désespoir de son étrange cœur ?...

– Il faut rester ici encore un jour, dit Colin Paturel.

Les autres en avaient la sueur au front. Ils ne pouvaient plus tenir ainsi, à attendre des heures dans le silence du mellah. Moulay Ismaël finirait par les sentir à travers les murs.

– Encore un seul jour, répéta le Normand de sa voix paisible.

Et le calme revint en leur esprit. La force du Normand brouillait les effluves révélateurs, de même que le sang-froid du Juif Maïmoran, sa maîtrise exceptionnelle, neutralisaient le flair du maître sanguinaire. Ils les cherchaient sur les routes du bled vers Mazagran et envoyait des courriers prévenir les cheiks des adouars, que si les fugitifs ne lui étaient pas ramenés prochainement ils en répondraient de leur tête.

Angélique entendit ensuite le roi des captifs s'entretenir avec le chevalier de Malte, M. de Méricourt. Ce dernier, un homme d'une cinquantaine d'années, aurait charge, après l'évasion de Colin Paturel, de poursuivre chez les captifs la tâche entreprise par le Normand. Maintenir l'ordre, rendre la justice, régler les différends.

– Tu peux compter sur un tel, disait Colin Paturel, méfie-toi de cet autre. Ne laisse jamais Schismatiques et Catholiques en voisinage...