– Elle est là ! chuchota Daisy, crispant sa main sur le bras d'Angélique.

La bête sortit des buissons, le museau au sol, les reins hauts, dans la posture d'un énorme chat qui va bondir sur une souris.

La sultane noire lui tendit une carcasse de pigeon, tout en continuant son roucoulement sauvage. La panthère parut se calmer. Elle s'approcha et Leïla Aïcha lui passa une chaîne à son collier.

– Restez à deux pas derrière moi, dit-elle aux deux Blanches.

Elles reprirent leur marche. Angélique s'étonnait de ne pas rencontrer plus souvent des eunuques mais Leïla Aïcha avait choisi de passer par le quartier des anciennes concubines, les délaissées, qui n'étaient jamais gardées avec trop de rigueur. La discipline se relâchant encore en l'absence du chef du sérail, les eunuques préféraient se réunir dans leur causerie personnelle pour s'y livrer à d'interminables parties d'échecs. Des servantes ensommeillées les virent passer et s'inclinèrent devant la Sultane des sultanes.

Maintenant, elles montaient un escalier conduisant aux remparts. C'était l'endroit le plus difficile à franchir ! Elles suivirent le chemin de ronde dominant d'un côté le gouffre sombre des jardins entourant la mosquée dont on voyait luire la coupole de tuiles vertes, de l'autre une place de sable déserte où se tenait parfois le marché intérieur de l'alcassave, vraie ville fortifiée. Moulay Ismaël s'était construit un palais dans lequel il pourrait résister des mois aux révoltes possibles de la ville qui l'entourait. Au bout du chemin de ronde il y avait un garde, debout sur un des merlons, le dos tourné, surveillant la place, sa lance dressée vers les étoiles. Les trois femmes se rapprochèrent, se glissant dans l'ombre des merlons. À quelques pas de l'eunuque immobile, Leïla Aïcha eut un geste brusque. Elle lança dans sa direction la carcasse de pigeon, qu'elle n'avait pas encore donnée à la panthère. La bête fit un bond en avant pour attraper son morceau. Le garde se retourna, vit le fauve sur lui. Il poussa un cri, terrifié, trébucha et bascula dans le vide. On entendit le bruit sourd de son corps s'écrasant au pied des remparts.

Les femmes attendirent, retenant leur souffle. D'autres gardes seraient-ils attirés par les cris de leur compagnon ? Mais rien ne bougea.

Leïla Aïcha recommença son manège pour calmer la panthère, puis reprit en main l'extrémité de sa chaîne.

Ensuite, elles pénétrèrent à l'étage d'un autre bloc d'habitation, désaffecté. On était sur le point d'entreprendre sa démolition pour rebâtir une autre construction. Les Sultanes conduisirent Angélique jusqu'au sommet d'un raide petit escalier qui plongeait dans l'ombre d'une courette profonde comme un puits.

– C'est là, dit la négresse. Tu descendras ! Tu verras la cour et la porte ouverte. Si elle ne l'est pas, tu attendras. Ton complice ne peut tarder. Tu lui diras de remettre la clé dans une petite anfractuosité du mur sur la droite. J'enverrai demain Raminan la reprendre. Maintenant, va !

Angélique commença de descendre, leva la tête, se crut obligée de dire : « Merci » et pensa qu'elle n'avait jamais rien vu de plus singulier que la vision de ces deux femmes qui, penchées côte à côte, la regardaient s'éloigner : la blonde Anglaise levant haut sa lampe à huile et la sombre négresse retenant par le collier la panthère Alchadi. Elle descendit. La clarté de la veilleuse cessa de la suivre. Elle trébucha un peu aux dernières marches mais tout de suite aperçut le dessin de la porte en forme de serrure qui se découpait, inondée de clair de lune. Ouverte !... Déjà ! Le captif était en avance... Angélique s'approcha hésitante, et malgré elle angoissée au moment d'accomplir les derniers pas.

Elle appela à mi-voix en français :

– Est-ce vous ?

Une silhouette humaine se courba pour pénétrer dans l'étroite ouverture, l'obstruant et voilant du même coup la clarté, si bien qu'Angélique ne put distinguer aussitôt celui qui entrait. Elle ne le reconnut que lorsqu'il se redressa et qu'un rayon de lune fit miroiter son haut turban de lamé or.

Le Grand Eunuque, Osman Ferradji, était devant elle.

– Où vas-tu, Firouzé ? demanda-t-il de sa voix douce.

Chavirée, Angélique s'appuya au mur. Elle aurait voulu y disparaître. Elle croyait faire un cauchemar.

– Où vas-tu, Firouzé ?

Il fallait l'admettre. Il était là. Elle se mit à trembler, à bout de forces.

– Pourquoi êtes-vous là, dit-elle, oh ! pourquoi êtes-vous là ? Vous étiez en voyage.

– Je suis rentré depuis deux jours, mais je n'ai pas cru nécessaire de répandre le bruit de mon retour.

Diabolique, Osman Ferradji ! Tigre doucereux et implacable. Il se tenait dressé entre elle et la porte de son salut. Elle tordit ses mains jointes en un geste désespéré.

– Laissez-moi fuir, supplia-t-elle haletante. Oh ! laissez-moi fuir, Osman Bey. Vous seul le pouvez. Vous êtes tout-puissant. Laissez-moi fuir !

L'expression du Grand Eunuque fut aussi outrée qu'à l'énoncé d'un sacrilège.

– Jamais une femme n'a fui le harem dont j'étais le gardien, affirma-t-il, farouche.

– Alors ne dites pas que vous voulez me sauver ! cria Angélique avec colère. Ne dites pas que vous êtes mon ami. Vous savez bien qu'ici je n'ai d'autre destin que la mort !

– Ne t'ai-je pas demandé de me faire confiance ?... Oh ! Firouzé, pourquoi veux-tu toujours forcer le sort ?... Écoute, petite rebelle, ce n'est pas pour aller voir les tortues que je suis parti mais pour essayer de joindre ton ancien maître.

– Mon ancien maître ? répéta Angélique, ne comprenant pas.

– Le Rescator, ce pirate chrétien qui t'a achetée 35 000 piastres à Candie.

Tout se mit à tourner autour d'Angélique. Comme chaque fois que ce nom était jeté devant elle, elle éprouvait le même trouble fait d'espérance et de regrets, et ne savait plus que penser.

– J'ai pu joindre un de ses navires en escale à Agadir et le capitaine m'ayant indiqué où il se trouvait j'ai pu correspondre avec lui par deux messages de pigeons voyageurs... Il vient... Il vient pour te chercher !

– Il vient pour me chercher ? répéta-t-elle, incrédule.

Et peu à peu le poids qui oppressait son cœur s'allégea. Il allait venir la chercher... C'était sans doute un pirate, mais c'était tout de même un homme de sa race. Jadis il ne lui avait inspiré aucune crainte. Il n'aurait qu'à paraître, noir et maigre, qu'à poser sa main sur sa tête si humiliée aujourd'hui, pour que la chaleur de la vie revînt en elle. Elle le suivrait et elle lui demanderait : « Pourquoi m'avez-vous achetée 35 000 piastres à Candie ? Me trouviez-vous si belle ou bien aviez-vous lu dans les astres, comme Osman Ferradji, que nous étions faits pour nous rejoindre ? »...

Que répondrait-il ? Elle se souvenait de sa voix difficile et rauque, qui avait fait passer un frisson en elle. C'était pourtant un inconnu, mais elle se voyait pleurant sur son cœur, lorsqu'il l'aurait emmenée loin d'ici, loin. QUI était-il ? Il était le voyageur venant de l'horizon, chargé de la provende des temps futurs. Il l'emmènerait...

– C'est impossible, Osman Bey. C'est de la folie de votre part ! Comment Moulay Ismaël consentirait-il jamais à cela ! Il n'est pas de ceux qui lâchent aisément leur proie. Le Rescator devra-t-il encore me racheter le prix d'un navire ?

Le Grand Eunuque secoua la tête. Il se prit à sourire et elle vit apparaître dans ses yeux ce regard plein de sérénité et de bonté qu'elle avait cru y lire lorsque pour la première fois elle l'avait rencontré et qu'elle l'avait pris pour un mage.

– Ne te pose plus de questions, madame la Turquoise, fit-il d'un ton heureux. Sache seulement que les étoiles n'ont pas menti. Moulay Ismaël aura plus d'une raison de consentir à la demande du Rescator. Ils se connaissent et se doivent de nombreuses obligations. Le trésor du royaume ne saurait se passer du pirate chrétien qui l'alimente d'argent frais en échange de sa bannière. Mais il y a plus. Notre Sultan, si respectueux des lois, ne pourra que s'incliner. Car c'est là que le doigt d'Allah intervient, Firouzé. Écoute. Cet homme était jadis...

Il s'interrompit et eut une sorte de hoquet.

Angélique, qui le regardait, vit ses yeux s'agrandir, s'emplir de l'expression étonnée et horrifiée qu'il avait eue pour elle l'autre soir, au sommet de la tour Mazagreb.

Il eut un nouveau hoquet. Tout à coup un flot de sang gicla de sa bouche, éclaboussant la robe d'Angélique, et il s'abattit d'une masse, les bras en croix, la face contre le sol. Derrière lui se découvrit un géant blond et barbu, vêtu de haillons, et dont la main tenait le poignard dont il venait de frapper.

– Prête, petite ? demanda Colin Paturel.

Chapitre 24

Hagarde, Angélique franchit le cadavre du Grand Eunuque. Elle passa sous la porte que le captif referma soigneusement comme s'il en avait la garde. Ils restèrent un instant immobiles dans l'ombre de la muraille avec, devant eux, la déchirure blanche de la place qu'il fallait traverser. La main de Colin Paturel saisit le bras de la jeune femme à travers son vêtement et d'une poigne sans réplique il l'entraîna comme on se jette à l'eau. En quelques foulées, ils furent de l'autre côté, de nouveau abrités par l'ombre noire. Ils attendirent. Rien ne bougeait. Le seul garde qui eût pu les apercevoir était celui qui était tombé tout à l'heure, du haut du rempart.

Ils franchirent la porte voûtée. Angélique buta contre quelque chose de mou : un corps étendu. Celui d'une autre sentinelle que le poignard du captif avait exécutée lorsqu'il lui avait fallu pénétrer dans la dernière enceinte. Ensuite, une odeur nauséabonde leur parvint. Un tas d'immondices formait colline aux abords de l'alcassave. Angélique dut s'y engager à la suite de son guide. Il bougonna :