Chapitre 22

Maintenant tout allait très vite, tout était déclenché. Il n'y avait plus à se poser de questions. On nouait les poignets d'Angélique, on les tirait vers le haut pour les lier à l'une des colonnes de la salle.

Son dos fut dénudé. Elle commença à sentir les coups de fouet comme l'attouchement de brèves flammes, qui se précipitaient, devenaient brûlure intense. Elle pensa : « Je voyais cela autrefois dans les belles images de mon livre des saints martyrs de l'Église... » Maintenant c'était ELLE qui était liée au poteau. Son dos la brûlait de plus en plus. Elle sentit le long de ses jambes le ruissellement tiède du sang. Alors elle pensa « Ce n'est pas si terrible !... »

Mais la suite viendrait !... Qu'importe ! Tout était déclenché !... Elle ne pouvait plus l'arrêter. Elle était le galet roulé par les eaux du torrent. Elle revit les gaves bondissants des Pyrénées qu'elle avait connus au temps de son premier mariage. Elle commençait à avoir très soif et sa vue se brouillait...

Les coups cessèrent et dans cette accalmie la douleur de sa chair s'irradia et devint intolérable.

On dénoua ses poignets mais ce n'était que pour la retourner face à la salle et la lier de nouveau au poteau.

À travers la brume qui tremblait devant ses yeux elle aperçut le bourreau avec son brasero où rougeoyaient des charbons ardents et d'effrayants instruments qu'il déposait sur une petite planche. C'était un eunuque envahi de graisse, à la face de gorille. D'autres eunuques l'entouraient. Ils n'avaient pas eu le temps de revêtir la tenue des exécutions. Ils avaient seulement ôté leurs turbans...

Moulay Ismaël était assis sur la gauche. Il avait refusé qu'on le pansât. Sa blessure n'était que superficielle. Il voulait qu'on vît le sang qui déjà se coagulait. Il voulait qu'à cette vue chacun prît conscience du sacrilège.

Et dans le fond de la pièce une vingtaine d'esclaves français étaient assemblés. Colin Paturel et ses chaînes, Jean-Jean de Paris le petit rouquin, les traits chavirés, le marquis de Kermœur et d'autres, regardant atterrés, bouche bée, cette femme si blanche à demi nue qu'on torturait. Des gardes les tenaient en respect, le fouet et le sabre en main. Osman Ferradji se pencha vers Angélique. Il parla en arabe, très lentement :

– Écoute. Le grand roi de Marocco est prêt à pardonner ton acte insensé. Consens à lui obéir et il te fait grâce. Consens-tu ?

Le visage noir d'Osman Ferradji dansait, imprécis. Elle pensa que c'était le dernier visage qu'elle verrait en ce monde. Et c'était bien ainsi... Osman Ferradji était si grand ! Et la plupart des êtres sont si petits, si mesquins. Puis ce fut la face bourrue et blonde de Colin Paturel aux côtés de celle du Grand Eunuque.

– Ma pauv'petite... Il me demande de vous adjurer dans notre langue de consentir... Vous n'allez pas vous laisser massacrer ainsi... Ma pauv'petite !...

« Pourquoi vous êtes-vous laissé crucifier, Colin Paturel ? » avait-elle envie de lui demander.

Mais ses lèvres ne pouvaient plus s'entrouvrir que sur un seul mot :

– NON !

– On va t'arracher les seins ! On va te mutiler avec des tenailles rougies au feu, dit Osman Ferradji.

Les paupières d'Angélique retombèrent. Elle voulait rester seule avec elle-même et la douleur. Les êtres s'effaçaient. Ils étaient déjà très loin... Est-ce que ce serait long ?...

Elle entendit gronder les captifs dans le fond de la salle et frissonna. Que préparait le bourreau ?...

Puis il y eut une attente interminable. Puis ses mains furent dénouées et elle glissa le long de la colonne très loin, très loin, très longtemps...

*****

Quand elle reprit conscience, la joue sur un coussin de soie, elle était couchée sur le côté et les mains d'Osman Ferradji semblaient posées non loin de là, immobiles. Angélique se souvint. À ces mains patriciennes, aux ongles plus rouges que les rubis de ses bagues, elle s'était cramponnée dans son délire.

Elle se tourna un peu. La mémoire lui revint tout à fait et elle fut envahie par l'allégresse particulière qu'elle avait éprouvée au moment où ses enfants venaient de naître et quand elle comprenait que les douleurs étaient finies et qu'elle avait accompli quelque chose de merveilleux.

– Est-ce que c'est fini ? demanda-t-elle. Est-ce que j'ai été martyrisée ? Est-ce que j'ai bien résisté ?

– Est-ce que je suis morte ? la singea Osman Ferradji en ricanant. Sotte petite rebelle !

Allah fut bien peu miséricordieux lorsqu'IL, te plaça sur ma route. Je t'apprendrai que si tu es encore en vie et sans autre mal que ton dos un peu flagellé, c'est que j'ai averti Moulay Ismaël de ton consentement. Mais comme tu n'étais pas en état de prouver à l'instant ta docilité, il a bien voulu te laisser emmener soigner. Il y a trois jours que tu te débats dans la fièvre et tu ne seras à nouveau présentable qu'à la prochaine lune.

Les yeux d'Angélique se remplirent de larmes.

– Alors, tout est à recommencer ? Oh ! pourquoi avez-vous fait cela, Osman Ferradji ? Pourquoi ne m'avoir pas laissé mourir cette fois-ci ? Je n'aurai plus le courage de recommencer.

– Tu céderas ?

– NON ! Vous savez bien que non !

– Alors, ne pleure pas, Firouzé. Tu as jusqu'à la prochaine lune pour te préparer à ton nouveau martyre, dit le Grand Eunuque avec ironie.

*****

Il revint la voir dans la soirée. Elle reprenait des forces et pouvait appuyer à demi sur les coussins son dos couvert d'emplâtres.

– Vous m'avez volé ma mort, Osman Ferradji, dit-elle. Mais vous ne gagnerez rien pour attendre. Je ne serai jamais la troisième femme, ni même la favorite de Moulay Ismaël, et je le lui dirai en face dès que l'occasion se présentera... Et... tout recommencera ! Je n'ai pas peur. Il est vrai que Dieu envoie sa grâce aux martyrs. Après tout, cette flagellation, ce n'était pas si terrible.

Le Grand Eunuque renversa la tête en arrière et se permit de rire, ce qui lui arrivait rarement.

– Je m'en doute, fit-il. Sais-tu seulement, sotte, qu'il y a plusieurs manières de fouetter ? Des coups appliqués d'une certaine façon arrachent des lambeaux de chair à chaque fois et d'autres effleurent à peine la surface de la peau, suffisamment pour la faire saigner et offrir le spectacle impressionnant de l'autre jour. Il y a aussi des fouets dont les lanières ont été trempées dans des narcotiques et dont l'attouchement engourdit la plaie et communique au patient un abrutissement bienfaisant. Ce n'était pas si terrible ?... Pardi ! Mais j'avais donné des ordres pour te ménager.

Angélique passa par des sentiments divers et sa surprise finit par dominer sa vexation d'avoir été dupée.

– Oh ! pourquoi avez-vous fait cela pour moi, Osman Bey ? demanda-t-elle avec gravité. Je vous avais pourtant déçu. Espériez-vous que je me raviserais encore ? Non. Je ne me raviserai jamais. NON. Je ne céderai jamais. Vous savez bien que c'est IMPOSSIBLE !

– Certes, je le sais, dit le Grand Eunuque avec amertume.

Ses traits hiératiques s'affaissèrent et il eut, fugitive, cette expression de singe triste des Noirs accablés par le Destin.

– J'ai éprouvé la force de ton caractère... Tu es comme le diamant. Rien ne te brisera.

– Alors pourquoi ?... Pourquoi ne pas m'abandonner à mon triste sort ?

Il se mit à branler la tête de plus en plus rapidement.

– Je ne peux pas... Je ne pourrai jamais voir Ismaël te massacrer. Toi la plus belle et la plus parfaite des femmes. Je ne crois pas qu'Allah ait créé souvent un être semblable à toi. Tu es La Femme, en vérité. Enfin je t'ai trouvée, après tant de recherches sur les marchés du monde !... Je ne laisserai pas Moulay Ismaël te détruire !

Angélique se mordait les lèvres avec perplexité. Il vit son regard incertain et dit avec un sourire :

– Ces propos te semblent étranges, venant de moi. Je ne puis te désirer en effet, mais je puis t'admirer. Et peut-être as-tu inspiré mon cœur... Un cœur ? Lui qui avait suspendu le cheik Abd-el-Kharim au-dessus du feu et qui avait conduit sans sourciller la petite Circassienne au supplice ?...

Il se mit à parler d'une voix lente et méditative.

– C'est ainsi. J'aime l'accord de ta beauté et de ton esprit... La perfection avec laquelle ton corps reflète ton âme. Tu es un être noble et fantasque... Tu connais les pièges de la femme, tu as sa cruauté et ses ongles pointus et tu as su garder pourtant la tendresse des mères !... Tu es changeante comme l'horizon et immuable comme le soleil... Tu sembles t'adapter à tout et tu restes cependant naïvement latine dans ta volonté braquée sur un seul but... Tu ressembles à toutes les femmes et tu ne ressembles à aucune... J'aime les promesses non encore écloses derrière ton front sage, les promesses de ta vieillesse...

« J'aime aussi que tu aies pu désirer follement Moulay Ismaël, impudique comme Jézabel et que tu aies essayé de le tuer, comme Judith tua Holopherne. Tu es la jarre précieuse où le Créateur semble avoir versé les trésors universels de la féminité... Il conclut :

– Je ne peux pas te laisser détruire. Dieu me punirait !

Angélique l'avait écouté, un faible sourire sur ses lèvres pâlies.

« Si un jour l'on me demande, songea-t-elle, quelle a été la plus belle déclaration d'amour que j'ai reçue dans ma vie, je répondrai : Ce fut celle du Grand Eunuque Osman Ferradji, gardien du harem de Sa Majesté le sultan du Maroc. »

Un immense espoir se levait en elle. Elle fut sur le point de lui demander de l'aider à s'enfuir. Une prudence instinctive la retint cependant. Elle avait trop pénétré les lois implacables du sérail pour savoir que la complicité du Grand Eunuque était une utopie. Il fallait être naïvement latine, comme il disait, pour l'envisager.