– Écoutez, dit-il en français. Ne me suis-je pas montré un AMI pour vous ? Je n'ai point manqué à ma parole, et sans votre propre imprudence Moulay Ismaël ne vous réclamerait pas aujourd'hui. Ne pouvez-vous alors, par considération pour moi, accepter seulement d'être présentée ? Moulay Ismaël nous attend. Je ne peux plus trouver aucune excuse pour vous dérober à lui. Même à moi, il me fera sauter la tête. Mais la présentation n'engage à rien... Qui sait, peut-être lui déplairez-vous même ? Ne serait-ce pas la meilleure solution ? J'ai prévenu le Sultan que vous étiez très farouche. Je saurais le faire patienter encore un peu de temps. Le temps de quoi ? D'avoir peur ? De faiblir ? Mais aussi, pensait Angélique : peut-être le temps de fuir...

– J'accepte... à cause de vous, dit-elle.

Cependant, elle refusa avec colère l'escorte des dix eunuques.

– Je ne veux pas être conduite comme une prisonnière ou un mouton qu'on va égorger !

Osman Ferradji céda, décidément prêt à toutes les conciliations. Il l'accompagnerait seul avec un petit eunuque, chargé de tenir les voiles, que le chef du sérail ôterait un à un. Moulay Ismaël attendait dans une chambre étroite où il aimait se retirer solitaire et méditer.

Sur des cassolettes de cuivre brûlaient des parfums qui embaumaient la pièce. Angélique eut l'impression de se trouver pour la première fois en sa présence. Elle n'était plus séparée de lui par les barrières de l'inconnu. Le fauve, aujourd'hui, la voyait. Il se redressa à leur entrée.

Le Grand Eunuque et son petit acolyte se prosternèrent le front contre terre. Puis Osman Ferradji se releva, passa derrière Angélique et la prit aux épaules pour l'amener doucement devant le Sultan.

Celui-ci se tendit ardemment vers la silhouette voilée. Les yeux dorés du roi et ceux d'Angélique se rencontrèrent. Elle baissa les paupières. Pour la première fois depuis des mois, un homme la regardait en femme désirable. À l'apparition de son visage, que la main du Grand Eunuque venait de découvrir, elle savait qu'il manifesterait cet enchantement surpris que la vue de ses traits parfaits, de sa bouche renflée, grave et un peu moqueuse avait éveillé en tant de regards d'homme. Elle savait que les larges narines de Moulay Ismaël palpiteraient à la vue de la si rare chevelure croulant comme une soie d'or sur ses épaules. Les mains d'Osman Ferradji l'affleuraient et, les paupières obstinément baissées, elle ne voyait, ne voulait voir que la danse de ces longues mains noires aux ongles rouges et aux bagues de rubis et de diamants. C'était curieux ! Elle n'avait jamais remarqué que leurs paumes fussent si pâles, comme déteintes, et d'une couleur de rose séchée... Elle s'efforçait de penser à autre chose pour supporter le supplice de l'exhibition sous le regard du maître intraitable auquel elle était destinée. Pourtant elle ne put s'empêcher de se crisper lorsqu'elle sentit ses bras dénudés. Les mains d'Osman Ferradji lui imposèrent une rapide pression. Il lui rappelait le danger... Sa main se porta sur le sixième voile, qui dénuderait ses seins et révélerait la finesse de sa taille, son dos souple et long comme celui d'une jeune fille.

La voix du roi lui dit, en arabe :

– Laisse... Ne l'importune pas. Je devine qu'elle est très belle !

Il se leva du divan et vint près d'elle.

– Femme, dit-il en français de sa voix rauque qui savait être si sauvage, femme... montre-moi... TES YEUX !...

Il dit cela d'un tel ton qu'elle ne put résister, et leva ses prunelles sur la face redoutable.

Elle vit un signe tatoué près de ses lèvres, et le grain de sa peau, curieusement jaune et noire. Un lent sourire étira ses lèvres épaisses.

– Des yeux semblables je n'en ai jamais vu ! dit-il en arabe à Osman Ferradji. Il ne doit pas y en avoir d'autres au monde.

– Tu l'as dit, Seigneur, approuva le Grand Eunuque.

Il ramenait les nombreux voiles autour d'Angélique. À mi-voix il lui conseilla, en français :

– Incline-toi devant le roi. Il sera satisfait.

Angélique ne broncha pas. Moulay Ismaël, s'il comprenait peu le français dont il n'avait que quelques rudiments, était assez fin pour saisir la mimique. Il eut encore un sourire et ses yeux brillèrent d'un éclat allègre et sauvage. Pour cette femme, surprise inédite et merveilleuse que lui avait réservée le Grand Eunuque, il se sentait à l'avance plein de patience et d'intérêt. Elle portait en elle tant de promesses qu'il n'éprouvait même pas de hâte à les découvrir aussitôt. Elle était comme un pays inconnu et dont se découvre lentement l'horizon, un lieu ennemi à conquérir, un adversaire à pénétrer. Une ville close dont il faut trouver la faiblesse. Il faudrait qu'il interrogeât le Grand Eunuque qui la connaissait bien. Cette femme était-elle sensible à l'attrait des présents, à la douceur, ou à la brutalité ? Avait-elle le goût de l'amour ? Oui. L'eau limpide de ses yeux avouait son trouble ; la chaleur des élans qu'elle dissimulait sous la froideur de son corps de neige. Ce n'était pas de peur qu'elle tremblait. Elle était d'une race inaccessible à la peur, mais déjà, sous le regard lourd du roi, son visage, qui cherchait à se dérober, prenait cette expression épuisée et vaincue qu'elle devait avoir après l'amour. Elle n'en pouvait plus !... Elle voulait échapper à l'emprise et, comme l'oiseau fasciné, cherchait des yeux une issue, paralysée entre ces deux hommes cruels et attentifs à son émoi. Moulay Ismaël sourit encore...

Chapitre 21

Angélique avait été conduite dans un autre appartement, plus vaste et plus riche que celui qu'elle avait occupé jusque-là.

– Pourquoi ne me ramène-t-on pas chez moi ?

Les eunuques et les servantes ne lui répondaient pas. Fatima, le visage figé pour dissimuler sa satisfaction, lui servit son repas mais elle n'y put toucher. Elle attendait avec anxiété qu'Osman Ferradji reparût, afin de lui parler. Il ne vint pas. Elle le réclama. L'eunuque lui dit que le cher du sérail allait venir mais les heures s'écoulèrent en vain. Elle se plaignit que l'odeur pénétrante des bois précieux qui garnissaient l'appartement lui donnait la migraine. Fatima sur un réchaud fit brûler des graines d'encens et l'odeur devint encore plus envoûtante. Engourdie, Angélique sentait la nuit venir sur elle. À la lueur de veilleuses allumées le visage de la vieille esclave ressemblait à celui de la sorcière Mélusine qui jadis, dans la forêt de Nieul, faisait brûler des herbes pour convoquer le diable. La sorcière Mélusine était de ces Poitevines auxquelles une goutte de sang arabe donne des yeux noirs et farouches. Si loin jadis était remontée la vague des conquérants aux sabres courbes et aux verts oriflammes !...

Angélique enfouit son visage dans les coussins, tourmentée de la honte qui la poursuivait depuis que le regard de Moulay Ismaël avait éveillé en elle l'appel éternel. Il l'avait tenue sous son regard comme il allait la tenir dans ses bras, attendant peut-être, en arrêt, qu'elle s'offrît elle-même. Elle ne pourrait résister au contact de ce corps exigeant.

« Je ne suis pas de force, songea-t-elle, oh ! je ne suis qu'une femme... Que puis-je faire ? »

Elle s'endormit, dans ses larmes, comme une enfant. Son sommeil restait troublé. La chaleur du désir la poursuivait. Elle entendait la voix rauque et ardente de Moulay Ismaël :

« Femme ! Femme !... » Une invocation ! Une prière !...

Il fut là, penché sur elle à travers les vapeurs de l'encens, avec ses lèvres d'idole africaine et ses prunelles immenses, insondables comme le désert. Elle sentit la douceur de sa bouche sur son épaule et le poids de son corps sur le sien. Elle éprouva la délicieuse oppression de son étreinte qui la soulevait, la soudait à la poitrine lisse et musclée. Alors, défaillante, elle jeta les bras autour de ce corps dont la réalité peu à peu émergeait de son rêve. Ses doigts glissèrent sur la peau d'ambre, au parfum de musc, caressèrent le flanc dur que serrait à la taille une ceinture d'acier. Alors ses doigts rencontrèrent la forme anguleuse et froide d'un petit objet : c'était le manche d'un poignard. Sa main se crispa dessus et ce fut comme un souvenir venu du tréfonds d'une vie ancienne : Marquise des Anges ! Marquise des Anges ! Te souviens-tu du poignard de Rodogone l'Égyptien que tu tenais en main lorsque tu égorgeas le Grand Coësre de Paris ?... Comme tu savais alors le tenir, ce poignard !... Et elle le tenait, ce poignard. Ses doigts le serraient et la froideur du métal la pénétrait, l'arrachait à sa torpeur. De toutes ses forces elle le tira et frappa... Ce furent les muscles d'acier de Moulay Ismaël qui le sauvèrent. La détente qui le projeta en arrière à l'instant où il sentit la lame effleurer sa gorge était celle d'un tigre aux réflexes foudroyants.

Il demeura courbé en avant, les yeux agrandis d'une stupeur immense. Il sentait le sang couler sur sa poitrine, réalisait qu'à une seconde près il aurait eu la carotide tranchée... Sans la quitter du regard – mais maintenant elle ne pouvait plus rien – il alla vers un gong et frappa.

Osman Ferradji, qui ne devait pas être loin, fit irruption. Un seul coup d'œil lui suffit pour comprendre la scène. Angélique à demi-soulevée sur sa couche, le poignard à la main. Moulay Ismaël sanglant, fou de rage, les yeux exorbités, incapable de parler. Le Grand Eunuque fit un signe. Quatre Noirs entrèrent en courant, saisirent la jeune femme aux poignets, la tirèrent hors de sa couche, la jetèrent aux pieds du sultan, le front contre les dalles...

Le roi éclatait enfin, il mugissait comme un taureau. Sans la protection d'Allah il giserait maintenant la gorge ouverte par la faute de cette Chrétienne maudite qui avait voulu l'égorger avec son propre poignard. Il la ferait mourir dans des tourments épouvantables. Et sur l'heure... Sur l'heure !... Qu'on allât donc chercher les captifs, les fortes têtes !... Surtout les Francs. Ils verraient supplicier une femme de leur propre race. Ils verraient comment doit périr l'audacieuse qui ose porter la main sur la personne sacrée du Commandeur des Croyants...