Ils arrivaient. Le vieux Caloëns, le doyen des captifs, avec ses 70 ans et ses vingt années de bagne, s'écroula à genoux et remercia le ciel. Enfin, il entrevoyait la liberté ! Ses compagnons s'étonnaient car le vieux Caloëns, jardinier du roi dont il soignait avec amour les gazons, avait toujours paru très heureux de son sort. Il expliqua que c'était vrai et qu'il ne quitterait pas la terre du Maroc sans verser de larmes, mais il devait partir car il devenait chauve. Or, le Roi n'aimait pas les chauves. Quand il en apercevait un, il lui courait sus et lui fracassait le crâne avec le pommeau de cuivre de sa grosse canne. Le vieux Caloëns, si vieux qu'il fût, n'avait pas encore envie de mourir, surtout de cette façon-là. Les Frères-aux-ânes arrivaient. Le roi laissa aller tous les esclaves à leur rencontre, avec des palmes vertes en signe de bienvenue.

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Angélique n'y put tenir. Pour la première fois elle demanda au Grand Eunuque de lui accorder une faveur : celle d'assister à l'audience que Moulay Ismaël donnerait aux religieux français. Osman Ferradji ferma à demi ses longs yeux de chat, parut supputer ce que pouvait cacher cette demande et l'accorda.

Il fallut attendre longtemps, la Mission avait été logée dans le quartier des Juifs et y resta enfermée une semaine, sous prétexte qu'il n'était point permis aux Pères de faire la moindre visite avant d'avoir été reçus par le roi.

Les alcaïds, les ministres, les renégats haut placés vinrent visiter les présents des pauvres Pères et tâter de l'argent qu'ils pourraient obtenir d'eux. Enfin, un matin, la captive française reçut avis de se préparer pour la promenade. Osman Ferradji la conduisit jusqu'à sa chaise à rideaux rouges attelée d'une mule et solidement escortée. Le véhicule franchit plusieurs enceintes. À la porte qui donnait sur l'esplanade de l'alcassave, le Grand Eunuque fit arrêter la chaise. Angélique pouvait voir à travers l'entrebâillement des rideaux.

Le roi était déjà installé, assis à terre les jambes nues et croisées, avec des babouches jaunes à ses pieds. Ce jour-là, ses habits et son turban étaient verts, signe de son excellente humeur. Il se couvrait la bouche d'un pan de son burnous et cela donnait un éclat intense à son regard. Lui aussi était curieux de voir de près les prêtres chrétiens et avide de contempler les présents qu'ils lui avaient apportés. Le renégat Rodani lui avait affirmé qu'il y avait deux horloges. Mais surtout, Moulay Ismaël se concentrait pour livrer un assaut qui lui tenait à cœur. S'il pouvait arracher l'impiété du cœur de ces « pappas » qui sont les imans des religions chrétiennes, quelle victoire pour Allah ! Il avait bien préparé son discours ; i ! se sentait plein de feu et de conviction.

Il n'avait voulu avoir autour de lui qu'une trentaine de ses gardes noirs armés de leurs longs mousquets à crosse d'argent. Derrière lui, étaient deux petits Noirs dont l'un remuait l'éventail tandis que l'autre tenait le parasol.

Des alcaïds et des renégats en grand habit, coiffés de turbans à aigrettes et vêtus de robes brochées, l'entouraient, assis sur les talons.

Les Pères de la Rédemption arrivèrent du fond de la place, suivis de douze esclaves qui portaient leurs présents. Ils étaient présentés par le renégat français Rodani, le Juif Zacharie et l'alcaïd Ben Messaoud.

Pour cette mission extraordinaire et qu'ils avaient essayé en vain d'obtenir depuis des années, les Pères de la Rédemption avaient choisi avec soin leurs représentants. Ils étaient six, dont trois parlaient l'arabe commun et tous l'espagnol ; ils avaient chacun accompli au moins trois missions de rachat en Alger et Tunis et étaient connus pour leur grande habitude du monde musulman. Leur supérieur était le révérend père de Valombreuze, cadet d'une grande famille berrichonne, docteur en Sorbonne. Il apportait aux pourparlers des subtilités de paysan et une dignité de grand seigneur. On ne pouvait trouver homme mieux préparé à affronter Moulay Ismaël.

Les robes de religion, blanches frappées d'une croix rouge sur le devant, les barbes des pères, firent bonne impression sur le roi. Ils ressemblaient aux pieux ermites appelés

« santons » et tant révérés par les musulmans.

Le roi parla le premier, commençant par le salut de bienvenue et louant le zèle et la charité des prêtres qui leur avaient fait chercher leurs frères si loin. Il loua ensuite le grand roi de France. Le révérend père de Valombreuze, bien en Cour à Versailles, put lui donner la réplique sur ce point et lui assurer que le roi Louis XIV représentait, par sa magnificence et la valeur de ses actes, le plus grand roi de la Chrétienté. Moulay Ismaël approuva, puis entama l'éloge de son grand prophète et de sa Loi. Angélique, lointaine, ne pouvait suivre ce long discours mais elle voyait Moulay Ismaël s'animer de plus en plus. Son visage alors resplendissait comme les nuées d'orage que le soleil traverse un instant. Il devenait curieusement, par le jeu du soleil, tantôt noir tantôt d'or. Il tendait ses poings serrés comme deux masses, abjurant ses interlocuteurs de reconnaître leurs erreurs et de voir enfin avec clarté que la religion de Mahomet était la seule vraie, la seule pure, désignée et définie par les prophètes depuis Adam. Certes, il ne leur commandait pas d'abjurer car ils étaient venus en ambassadeurs et non en esclaves, mais il les y exhortait pour ne pas avoir à répondre devant Dieu de ne l'avoir point fait. C'était une grande souffrance pour lui d'avoir sur son sol des êtres aussi bornés et enfoncés dans l'erreur. Heureux encore qu'ils n'appartinssent pas à ce dogme sacrilège de la Trinité, qui ose avancer qu'il y a trois dieux en Dieu !

– ...Certes, Dieu est le Seul, et bien au-dessus de la qualité d'avoir un fils. Jésus est semblable à Adam, qu'il a créé avec de la terre. Il est seulement l'envoyé de Dieu et son Verbe est un esprit de Lui qu'il a projeté sur Marie, fille d'Amram. Il n'a pas été souffleté par Satan, ni elle. Croyez donc en Dieu et en son Prophète et ne dites pas que Dieu a trois personnes, vous vous en trouverez bien...

Les courageux Pères de la Rédemption subirent avec patience ce long prêche, qui les punissait de tous ceux qu'ils avaient infligés aux autres. Ils se gardèrent de faire remarquer au roi que leur Ordre était bien, en fait, celui des Pères de la Trinité, qui portait comme autre titre, à l'occasion : « Pères de la Rédemption ». Colin Paturel, dans sa lettre, leur avait recommandé instamment de se présenter sous ce vocable et ils comprenaient maintenant pourquoi.

Ils remercièrent le roi du soin qu'il prenait de vouloir les rendre saints et que c'était bien pour atteindre ce but, selon les maximes du christianisme, qu'ils venaient de si loin pour délivrer leurs frères et que malgré le désir qu'ils avaient de lui plaire ils ne pouvaient apostasier puisqu'ils n'avaient accompli ce pénible voyage que pour racheter des captifs chrétiens.

Le roi se rendit à leurs raisons et fit effort pour ne pas montrer sa déception. Les esclaves avaient défait les cordes autour des caisses contenant les présents et fait sauter les couvercles. Les religieux offrirent au roi plusieurs pièces de riches étoffes en des toiles de Cambrai et de Bretagne, enveloppées d'étuis damasquinés d'or. Ils offrirent aussi, à découvert, trois bagues et trois colliers. Moulay Ismaël mit les bagues à ses doigts et posa les colliers à terre près de lui. De temps en temps, il les prenait et les examinait. Enfin on déballa les horloges. Leurs cadrans n'avaient pas trop souffert du voyage. La plus grande avait un battant d'or représentant le soleil et les chiffres étaient d'émail bleu cloisonné d'or. Leur vue remplit Ismaël d'une joie puérile. Il assura qu'il écouterait favorablement la demande des pères et qu'il leur rendrait deux cents esclaves. Jamais l'on n'avait osé espérer un tel chiffre !...

Le soir même, pour montrer leur joie et remercier le roi, les esclaves vinrent près du canal de l'alcassave et firent un grand feu d'artifice ; Jean Davias, du Pouliguen et Joseph Thomas, de Saintonge, étaient tous deux de savants artificiers et organisèrent un spectacle tel que les Maures n'en avaient jamais vu.

Un vaisseau de feu, une galère, un arbre voguaient sur le canal et un oiseau voltigeant embrasait tous ces éléments du feu sortant de son bec.

Du haut de sa terrasse, Moulay Ismaël contemplait ces merveilles. Il était fort ému. Il dit qu'il n'y avait que les esclaves qui l'aimaient vraiment, car lorsqu'il accordait des bienfaits aux siens ou à son peuple, ceux-ci au lieu de le remercier en demandaient d'autres, tandis que les captifs chrétiens le ravissaient de leur joie.

Il s'était fait faire dans le jour même un vêtement de drap vert de Bretagne, qu'il trouvait particulièrement beau.

Chapitre 18

Angélique et ses compagnes avaient aussi contemplé, de loin, le feu d'artifice. Après beaucoup d'hésitation, voyant que le climat était à l'indulgence, Angélique demanda au Grand Eunuque s'il ne pouvait lui permettre une entrevue avec l'un des Pères de la Mission. Elle avait besoin des secours de sa religion. Osman Ferradji ne crut pas devoir lui refuser cette rencontre.

Deux eunuques furent envoyés à la maison des Juifs, où les Pères attendaient le résultat des pourparlers en cours et recevaient sans cesse les visites des captifs, chacun venant supplier d'être sur la liste des deux cents Français rachetés. Le révérend père de Valombreuze fut prié de suivre les gardes noirs : une des femmes de Moulay Ismaël désirait lui parler. À l'entrée du harem, on lui banda les yeux. Il se retrouva devant un grillage de fer forgé derrière lequel se trouvait une femme très voilée et ce ne fut pas sans étonnement qu'il l'entendit parler français.

– Je crois que vous êtes satisfait de votre mission, mon père ? demanda Angélique.