Angélique versa des larmes amères, sentant peser sur elle son double esclavage de femme et de captive.
– Prends donc du café, chuchota la Provençale, cela ira mieux après. Demain, je te porterai de la bestilla toute chaude. Les marmitons font déjà la pâte aux cuisines... Le ciel verdissait au-dessus de la pointe noire des cyprès. Portée par les ailes de l'aube, du haut des minarets, la voix plaintive des muezzins appelait les fidèles à la prière et dans les couloirs du harem les eunuques couraient, appelant Alchadi la panthère.
Chapitre 17
Un jour, tout près de son appartement mais dissimulée par un recoin du mur, Angélique regarda par une meurtrière de la façade aveugle qui donnait du coté de la ville. C'était une fenêtre en forme de serrure, trop étroite pour qu'elle pût s'y pencher, trop élevée pour qu'elle pût appeler quiconque, mais qui donnait sur une vaste place, où passait beaucoup de monde.
Désormais, elle y restait de longues heures. De là elle voyait les esclaves chrétiens s'épuisant aux incessants travaux de Moulay Ismaël. Il bâtissait, bâtissait. Pour n'avoir, semblait-il, que la satisfaction de démolir pour rebâtir encore. Ses procédés de bâtisseur permettaient une grande rapidité d'exécution. Il faisait faire du mortier avec une terre graveleuse, de la chaux et un peu d'eau, et la faisait battre fortement entre deux planches écartées l'une de l'autre, de l'épaisseur de la muraille à élever. Les briques et la pierre n'étaient employées qu'aux jambages et aux linteaux des portes. Ce fut vite pour Angélique un spectacle très familier que celui de ces chantiers dont elle n'apercevait qu'un coin au bord de la place. Les chaouchs noirs aux bâtons sans cesse levés sur l'échine des captifs, ceux-ci poursuivaient leurs tâches sans relâche sous l'implacable soleil. Et souvent apparaissait Moulay Ismaël, surgissant à cheval ou à pied sous son parasol, suivi de ses alcaïds.
Alors le morne tableau s'animait. Angélique se laissait prendre au piège de sa curiosité d'oisive forcée.
Moulay Ismaël paraissait et tout de suite il se passait quelque chose. C'était Colin Paturel venant lui demander de célébrer demain la fête de Pâques en ne travaillant pas, et le Sultan lui faisant donner cent coups de bâton sur-le-champ. C'était un esclave abattu par lui d'un coup de mousquet parce qu'il se reposait un peu, ne l'ayant pas aperçu, et qu'il faisait dégringoler du haut de la muraille de trente pieds. C'étaient deux ou trois gardes noirs décapités de sa main parce qu'il les rendait responsables de la lenteur des travaux.
Elle n'entendait ni les voix ni les paroles. Le théâtre de la petite meurtrière jouait pour elle de courtes scènes, tragiques jusqu'au burlesque dans leurs mimiques silencieuses. Des marionnettes qui tombaient, fuyaient, suppliaient, qui frappaient, qui grimpaient le long des échelles et des échafaudages, qui ne s'arrêtaient jamais qu'avec l'ombre du soir. À cette heure, la place blanche voyait se prosterner les Musulmans le front dans la poussière, tournés vers La Mecque, la ville du tombeau du Prophète. Les esclaves regagnaient leurs quartiers ou les prisons souterraines des mazmores.
Angélique finissait par en reconnaître quelques-uns. Sans savoir leurs noms elle distinguait leurs races : les Français qui pouvaient accueillir un coup de bâton avec le sourire et se mettaient souvent à discourir avec leurs noirs geôliers jusqu'à ce que ceux-ci, ahuris sans doute de leurs arguments, les laissassent faire ce qu'ils voulaient : se reposer un peu, fumer une pipe à l'ombre de la muraille.
Les Italiens qui savaient chanter. Chanter dans la poussière âcre de la chaux vive et des moellons. On voyait bien qu'ils chantaient, parce que leurs compagnons s'arrêtaient pour les écouter. Les Italiens prenaient aussi des colères noires, quitte à y laisser leur vie. Les Espagnols se remarquaient par la condescendance hautaine avec laquelle ils maniaient la truelle et ne se plaignaient jamais de l'ardeur du soleil, ni de la faim ni de la soif. Par contre, les Hollandais accomplissaient avec soin leur besogne, ne se mêlant pas des querelles, vivant les uns près des autres. On reconnaissait les Protestants à cette même sérénité sévère. Les Catholiques et les Schismatiques se haïssaient cordialement et se livraient à de vraies batailles de chiens enragés que les bâtons des « chaouchs » séparaient difficilement. Les gardes en étaient souvent réduits à aller chercher Colin Paturel, dont l'autorité ramenait vite le calme.
Le Normand était toujours chargé de chaînes. Il avait fréquemment les bras et le dos couverts de plaies sanglantes dues aux flagellations et bastonnades que son audace à réclamer justice lui occasionnait. Il n'en chargeait pas moins sur son échine herculéenne de pesants sacs de chaux, montait ainsi, avec ses chaînes ballantes, les degrés des échelles jusqu'au plus haut sommet des constructions. Il prenait les charges des plus faibles et personne n'osait rien lui dire. Un jour, des chaînes de ses poignets rassemblées dans une main, il assomma l'un des Noirs qui s'acharnait sur le chétif Jean-Jean de Paris. Les gardes accourus le sabre en main reculèrent : c'était Colin-le-Normand ! Seul le roi avait le droit de le châtier.
Lorsque celui-ci vint le soir sur les travaux des esclaves, comme il en avait l'habitude, il posa sa lance sur la poitrine de l'esclave.
Angélique croyait entendre le fatidique :
– Maure ? Fais-toi Maure !
Colin Paturel secouait la tête négativement. Allait-il s'effondrer là, expirer enfin, l'invincible géant blond, en butte depuis des années à une persécution dont il aurait dû cent fois mourir ? Azraël allait-il enfin saisir sa proie ?
Angélique se mordait les poings. Elle avait envie de lui crier, en français, d'apostasier, et ne comprenait pas l'espèce d'entêtement qui maintenait l'homme en face de son bourreau, la mort sur son cœur.
Moulay Ismaël jeta enfin sa lance de côté avec colère. Angélique sut plus tard qu'il avait dit : « Ce chien veut donc être damné ! »
L'entêtement de Colin Paturel à vouloir brûler parmi les démons et à refuser le Paradis des Croyants causait au roi du Maroc une amertume proche du chagrin. Angélique soupira de soulagement derrière ses murs et alla boire une tasse de café pour se remettre. Avec étonnement, elle s'interrogeait sur ces milliers de captifs, la plupart de braves gens ordinaires, des gars de mer de tous les pays du monde, qui trouvaient le courage de braver la mort ou des années de captivité pour un Dieu dont ils ne se souciaient peut-être guère du temps de leur liberté. Si l'un de ces misérables, affamés, torturés, désespérés apostasiait, il avait aussitôt de quoi manger. Une vie confortable, une charge honorable et autant de femmes que Mahomet en permettait à ses fidèles. Et il y avait certes beaucoup de renégats dans Miquenez et en Barbarie, mais peu en regard des centaines de milliers de captifs qui passaient aux mains des sultans depuis des générations.
Ce qu'Angélique contemplait du haut de sa meurtrière, c'est ce qu'un homme peut tirer de mieux de sa pauvre carcasse tentée. Eux ne le savaient même pas ! Ils travaillaient, ils souffraient, ils espéraient...
Par la fenêtre Angélique vit passer un convoi de nouveaux captifs envoyés au roi par les corsaires de Salé. Ils n'avaient pas mangé depuis huit jours. Leurs vêtements fripés et salis n'avaient pas eu encore le temps de ressembler aux uniformes loqueteux des esclaves. On distinguait les dorures du grand seigneur sur son habit et Te gilet rayé du matelot. Bientôt, ils seraient tous frères : chrétiens captifs en Barbarie. Et certains avaient dû porter les têtes de leurs camarades morts en chemin, les gardes craignant d'être accusés de les avoir vendus pour leur compte.
Là aussi, au centre de cette place où le soleil de feu projetait des ombres couleur d'indigo, dans leur intensité, un lieu pour créer des mirages, Angélique aperçut un matin le personnage le plus étonnant, le plus incongru qu'elle se fût attendue à voir : un homme en habit et qui portait perruque. Ses hauts talons et ses souliers à boucles ne témoignaient pas d'une longue marche, ses manchettes étaient propres.
Il fallut qu'un alcaïd s'approchât du personnage avec trois salutations pour qu'elle fût persuadée qu'elle ne rêvait pas.
Alors elle se précipita à l'intérieur pour envoyer une servante demander de quoi il s'agissait. Puis elle réfléchit que cela trahirait son poste d'observation. Elle dut donc attendre que la nouvelle se répandît d'elle-même... ce qui vint vite. L'envoyé extraordinaire à la perruque n'était autre qu'un honnête marchand français de Salé, le sieur Bertrand, qui, à titre d'ancien résident sur les côtes du Maroc, s'était chargé de venir annoncer à Miquenez l'arrivée des Pères de la Rédemption tant réclamée. Bon Chrétien, désireux de venir en aide à ses frères malheureux, le marchand avait mis son expérience du pays et des Marocains au service des Rédemptionnistes, qui débarquaient pour la première fois dans le royaume jalousement clos de Moulay Ismaël. Les religieux arrivaient avec leurs présents et leurs lettres de recommandation, par petites étapes, montés sur des ânes.
Ce fut aussitôt l'effervescence parmi les captifs. Les gens de mer. dont certains avaient déjà subi plusieurs esclavages en Alger ou à Tunis et n'en étaient sortis que par l'intervention des pères, aimaient ces religieux, qu'ils appelaient aussi les Mathurins, ou les Frères-aux-ânes, car on s'était habitué à les voir courageusement s'enfoncer à l'intérieur des terres, jusque dans les douars les plus éloignés, pour racheter les captifs. Mais l'accès du Maroc leur avait été interdit depuis quinze ans.
Ce n'était pas une mince victoire qu'avait obtenue Colin Paturel en faisant céder l'humeur bizarre du roi sur ce point.
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