À un gémissement plus inhumain, Angélique répondit par un gémissement sourd. L'Anglaise l'étreignit. Elle murmura en français :

– Oh ! pourquoi, pourquoi n'a-t-elle pas bu le poison que Leïla Aïcha lui a envoyé ? Je ne peux m'habituer à ces choses !

Elle parlait le français avec un fort accent mais assez couramment, car elle étudiait les langues pour se distraire, ne parvenant pas à céder à la paresse intellectuelle des autres courtisanes. Longtemps, Osman Ferradji avait aussi misé sur cette chrétienne nordique, sans passions, mais Leïla Aïcha la lui avait prise.

Ses yeux clairs cherchèrent le visage d'Angélique.

– Il vous fait peur, n'est-ce pas ?... Pourtant vous êtes une femme dure comme un sabre. Quand Leïla Aïcha vous regarde, elle dit que vous portez des couteaux dans vos yeux... La Circassienne prenait la place qu'Osman Ferradji vous réserve... Et vous tremblez de son supplice ?...

– Mais enfin, que lui font-ils ?

– Oh ! l'imagination du seigneur n'est pas à court pour inventer des supplices raffinés. Savez-vous comment il a fait périr Mina Varadoff, la belle Moscovite qui lui avait parlé avec insolence ? En lui coupant les seins avec le couvercle d'un coffre sur lequel il fit peser deux bourreaux. Et ce n'est pas la seule femme qu'il a fait torturer ainsi... Regardez donc mes jambes.

Elle releva le bas de son sarroual. Ses pieds et ses chevilles portaient les traces rosés et boursouflées d'affreuses brûlures.

– On m'a plongé les pieds dans l'huile bouillante pour me faire apostasier. Je n'avais que quinze ans. J'ai cédé... Et l'on aurait dit qu'il m'aimait doublement de la résistance que je lui avais opposée. J'ai connu des jouissances merveilleuses entre ses bras...

– Est-ce de ce monstre que vous parlez ?

– Il a besoin de faire souffrir. C'est chez lui une forme de luxure... Chut ! Leïla Aïcha nous observe.

L'énorme négresse se tenait debout au seuil d'une porte.

– La seule, l'unique femme qu'IL aime, chuchota Daisy avec un mélange de rancœur et d'admiration. Il faut être AVEC elle. Alors il ne vous arrivera rien de fâcheux... Mais méfiez-vous du Grand Eunuque, ce tigre doucereux et implacable...

Angélique s'enfuit, suivie du regard des deux femmes. Elle se réfugia dans son appartement. Fatima et les servantes lui présentèrent en vain des pâtisseries et du café. Sans cesse, elle les envoyait aux nouvelles : la Circassienne était-elle morte ? Non. Moulay Ismaël ne se rassasiait pas de ses tortures et les pires précautions étaient prises pour que la mort ne survînt pas trop vite.

– Oh ! que la foudre tombe sur ces démons ! disait Angélique.

– Mais ce n'était ni ta fille ni ta sœur, s'étonnaient les servantes.

Elle finit par s'anéantir sur son divan, les mains sur les oreilles, des coussins par-dessus la tête. Quand elle émergea, la lune se levait. Le silence régnait. Elle crut voir passer dans la galerie le Grand Eunuque faisant sa ronde. Elle se précipita et descendit à sa rencontre.

– Elle est morte, n'est-ce pas ? cria-t-elle. Ah ! pour l'amour du ciel, dites-moi qu'elle est morte !

Osman Ferradji regarda avec perplexité ces mains suppliantes, ce visage défait par l'angoisse.

– Oui, elle est morte, dit-il. Elle vient d'expirer...

Angélique poussa un soupir de soulagement qui ressemblait à un sanglot.

– Pour une orange ! POUR UNE ORANGE ! Et voilà le sort que vous me réservez, Osman Bey. Vous voudriez que je devienne SA favorite pour qu'il me fasse mourir ainsi dans les supplices, au moindre geste.

– Non, cela ne pourra t'arriver. Je te protégerai.

– Vous ne pouvez rien contre la volonté de ce tyran !

– Je peux beaucoup... Presque tout.

– Alors pourquoi ne l'avez-vous pas protégée, elle ? Pourquoi ne l'avez-vous pas défendue ?

Un étonnement peiné parut sur le visage du Grand Eunuque.

– Mais... elle n'était guère intéressante, Firouzé. C'était une toute petite cervelle. Avec un beau corps certes, une science instinctive de l'amour et déjà perverse. C'est par ce côté qu'elle s'attachait Moulay Ismaël. Il commençait même à avoir beaucoup trop de goût pour elle. Il le savait et lui en voulait. Sa colère a été bonne conseillère. L'exécution d'aujourd'hui l'a débarrassé d'une obsession qui l'avilissait... et laisse la place libre pour toi !...

Angélique se recula jusqu'à sa couche, le revers de sa main sur ses lèvres.

– Vous êtes un monstre, dit-elle à mi-voix. Vous êtes tous des monstres. Vous me faites horreur !

Elle se rejeta sur les coussins, secouée d'un tremblement convulsif. Un peu plus tard Fatima-Mireille se présenta avec un bol de tisane calmante que le Grand Eunuque l'avait chargée de porter. Avec le bouillon, elle ramenait des cuisines des détails tout chauds sur les divers supplices qu'avait subis la Circassienne et brûlait d'en faire le récit horrifié à sa maîtresse. Mais, dès les premiers mots, celle-ci la gifla et piqua une crise de nerfs dont la vieille Provençale eut bien de la peine à venir à bout.

Chapitre 16

Elle écoutait la nuit. À l'intérieur du harem, les bruits s'étouffaient. Chacune des femmes devait rentrer dans son pavillon ou son appartement. Assez libres d'aller et venir, le jour, d'un patio à l'autre et de se rendre visite, la nuit elles demeuraient chez elles, sous la garde d'un eunuque et de leurs servantes noires. Qui aurait osé passer outre à ces prescriptions ? La nuit, la panthère Alchadi était lâchée en liberté. Toute imprudente, qui aurait par hasard échappé à la surveillance des gardes, risquait de se trouver soudain en face du félin qui avait été dressé à bondir sur les silhouettes féminines.

Que de petites servantes maures, envoyées par leurs maîtresses aux cuisines pour leur chercher telles ou telles gourmandises dont elles voulaient sur-le-champ, étaient ainsi égorgées ! Le matin, deux eunuques qui avaient élevé le félin galopaient à travers le palais, à sa recherche. Lorsqu'il était enfin rattrapé, ils sonnaient d'une sorte de trompe « Alchadi est enchaînée ». Alors seulement chacune respirait et le harem commençait à s'animer. Une seule femme trouvait grâce devant la panthère : Leïla Aïcha, la magicienne. L'énorme négresse ne craignait ni les fauves, ni le roi, ni ses rivales. Elle ne craignait qu'Osman Ferradji, le Grand Eunuque. C'est en vain qu'elle convoquait contre lui ses sorciers et leur faisait préparer des charmes. Le Grand Eunuque y échappait car lui aussi possédait la Science de l'Invisible.

Angélique regardait du bord de son balcon la flamme sombre des cyprès dressés sur la pâleur des murs. Ils jaillissaient de la petite cour intérieure, d'où montait leur parfum amer et celui des rosés, et le bruit du jet d'eau.

Cette cour fermée serait désormais tout son horizon ! De l'autre côté, du côté où se trouvaient la vie et la liberté, les murs étaient aveugles. C'étaient les murs d'une prison. Et elle en arrivait à envier les esclaves, hommes certes affamés et accablés de travaux, mais qui pouvaient aller et venir de l'autre côté de ce mur. Eux se plaignaient d'être contraints et dans l'impossibilité de sortir de Miquenez et de gagner le bled.

Mais pour Angélique, il lui semblait que si elle arrivait à franchir ce mur clos du harem, le reste de l'évasion ne serait que facilité. Il y avait d'abord l'impossibilité de gagner des complicités au-dehors. C'était miracle qu'elle ait pu, grâce à l'indulgence très calculée du Grand Eunuque, parler deux rois à Savary.

Il pouvait organiser l'évasion du dehors, elle seule pourrait s'échapper du harem. Et son esprit inventif se trouvait en défaut, se heurtait à trop d'obstacles sournois. D'abord, tout semblait facile. Tout était dur et cruel, en fait.

La nuit : la panthère. Le jour et la nuit : les eunuques, qu'aucune passion ne pouvait affaiblir, dressés aux portes dans le clair de lune avec leurs lances, ou faisant la ronde, au sommet des terrasses, le yatagan en main. Immuables ! Implacables !

Les servantes ? Angélique s'interrogeait. La vieille Fatima l'aimait bien et lui était profondément dévouée. Mais ce dévouement n'irait pas jusqu'à aider sa maîtresse dans une aventure où elle risquerait elle-même, si elle échouait, la mort, et qu'elle jugeait pour sa part stupide. Angélique lui avait demandé un jour de faire passer un petit papier à Savary. La vieille s'était défendue de son mieux. Si on la surprenait avec un papier de la part d'une concubine du roi pour un esclave chrétien, elle serait jetée au feu comme un vieux fagot. Pour le moins !

Quant à l'esclave chrétien ; on n'osait pas imaginer ce que serait son sort. Craignant pour Savary, Angélique n'insista pas.

Mais elle ne savait plus que faire. Parfois, pour se rendre courage, elle évoquait ses deux petits garçons chrétiens, si lointains : Florimond et Charles-Henri, mais cela ne suffisait plus à stimuler sa volonté. Elle ne pouvait franchir tant d'obstacles pour les rejoindre !

Elle pensait que l'odeur des rosés était exquise et que la timide mélodie d'un ukele, dont une petite esclave maure pinçait les cordes un peu plus loin pour endormir sa maîtresse, semblait la voix même de cette nuit pure. Pourquoi lutter ? Il y aurait de la « bestilla » demain, ce gâteau feuilleté a la finesse de dentelle recelant la surprise d'un hachis de pigeons où le poivre lutte avec la cannelle et le sucre... Et elle avait aussi terriblement envie d'une tasse de café. Elle savait qu'elle n'avait qu'à frapper dans les mains pour que la vieille provençale, ou la négresse qui l'assistait, ranimât les charbons ardents d'un réchaud de cuivre et fît bouillir l'eau toujours prête dans la bouilloire étincelante.

L'arôme du noir breuvage dissiperait son angoisse et lui ramènerait comme un songe apaisant le souvenir d'une heure étrange qu'elle avait connue à Candie. Alors Angélique mettait ses bras sous sa nuque et rêvait... Sur la mer bleue, il y avait un navire blanc, penché comme une mouette sous le vent... Un homme qui l'avait achetée le prix d'un navire ! Cet homme qui l'avait follement voulue pour lui, où était-il ? Se souvenait-il encore de la belle captive qui lui avait échappé ? Pourquoi avait-elle fui ? se demandait-elle maintenant. Certes, c'était un pirate, mais c'était aussi un homme de sa race. Certes, c'était un homme inquiétant, peut-être hideux sous son masque, mais il ne lui avait pourtant inspiré aucune crainte... À partir de l'instant où son regard obscur et magnétique avait capté le sien, elle avait su qu'il n'était pas venu pour la prendre mais pour la sauver. Elle savait maintenant de quoi : de sa propre folie imprudente. Folie naïve de s'être imaginé qu'en Méditerranée une femme seule pouvait être libre de son destin. Or, elle n'était libre – et encore – que de choisir son maître. Et pour avoir refusé celui-là, elle était tombée entre les mains d'un autre, combien plus implacable.