– Je veux cette orange si belle, là-haut. Dites aux esclaves de me la cueillir.
En réalité, elle avait remarqué le beau garçon et désirait s'arrêter, l'examiner. L'expérience de l'amour aux bras du voluptueux Ismaël avait fait de la fillette ignorante une femme curieuse et désireuse d'essayer de ses charmes sur d'autres mâles. Ceux-ci, malgré leur carcasse de mal nourris et leurs haillons misérables, étaient les premiers qu'elle rencontrait en dehors du roi depuis que celui-ci lui avait révélé les premières règles du jeu subtil et violent qui depuis que le monde est monde oppose et rapproche Ève et Adam. Ses yeux magnifiques au-dessus du voile de mousseline examinaient avidement les esclaves à la peau blanche. Ils étaient vraiment très musclés et poilus !... Mais le grand jeune homme au sourire d'ange avait des poils blonds et soyeux. Cela devait être étrange de se trouver nue dans ses bras. Comment les Chrétiens se comportent-ils dans l'amour ?... On dit qu'ils ne sont point circoncis...
– Je veux qu'on me cueille cette belle orange là-haut, insista-t-elle.
Le gros Rafaï lui fit remarquer sévèrement qu'elle n'avait pas le droit de réclamer des fruits qui tous appartenaient exclusivement au roi. La petite se mit en colère et riposta que ce qui appartenait au roi lui appartenait à elle aussi. Car elle avait tout pouvoir sur lui désormais. Il le lui avait assuré. Et elle se plaindrait au roi de l'insolence des eunuques, qui seraient châtiés.
Les deux esclaves suivaient du coin de l'œil la discussion. Le jeune homme blond qui était le marquis de Vaucluse, captif depuis quelques mois, souriait avec indulgence heureux d'entendre une voix féminine et capricieuse, mais son compagnon, un Breton, Yan Le Goën, vieux routier de l'esclavage avec ses vingt ans de Maroc, lui conseilla vivement à voix basse de détourner son regard et de s'absorber dans sa tâche, car il était interdit aux esclaves de regarder les femmes du roi sous peine de mort. Le marquis haussa les épaules. Elle était gentille cette petite, du moins ce qu'on en devinait. Qu'est-ce qu'elle voulait au juste ?
– Elle veut qu'on lui cueille une orange, traduisit le Breton.
– Peut-on refuser cela à une aussi jolie fille ? dit le marquis de Vaucluse qui, laissant là sa serpette, redressa sa taille élégante sous un pourpoint défraîchi pour tendre la main vers l'oranger.
Il cueillit le fruit et, s'inclinant devant la Circassienne comme il l'eût fait devant Mme de Montespan, il lui remit l'orange.
Ce qui fondit sur eux ensuite arriva avec la vitesse de l'ouragan. Quelque chose siffla dans l'air et la pointe d'un javelot lancé presque à bout portant, transperça la poitrine du marquis de Vaucluse qui s'effondra. À l'orée d'un sentier herbeux, Moulay Ismaël dressé sur son cheval blanc apparaissait, le visage convulsé de fureur. Il enleva sa bête d'un coup d'éperon pour s'approcher, arracha sa lance du cadavre et se tourna vers l'autre esclave pour le transpercer à son tour. Mais le Breton, plongeant en avant, s'était précipité entre les pattes du cheval, criant lamentablement en arabe :
– Grâce, Seigneur, grâce par la sainteté de ton cheval sacré, pèlerin de La Mecque. Mouley Ismaël cherchait à l'atteindre sous le ventre de l'animal, mais le captif, au risque de se faire assommer par les sabots de l'animal inquiet, ne quittait pas son abri. Certains des chevaux de Moulay Ismaël avaient la réputation d'être sacrés, particulièrement ceux qui avaient été à La Mecque et qui étaient hadj. Yan Le Goën avait reconnu à temps une des bêtes, la plus admirée et la plus aimée du Sultan. Celui-ci finit par céder, par amour pour Lanilor.
– C'est bon, dit-il à l'esclave, au moins tu connais nos usages sacrés. Mais ôte-toi de ma vue, immonde vermisseau, et que je n'entende plus jamais parler de toi !
Le Breton s'élança de sous le cheval, enjamba le corps de son compagnon mort et s'enfuit à toutes jambes à travers le petit bois fleuri et parfumé. Moulay Ismaël se retourna, la lance levée. Il cherchait parmi les eunuques celui qu'il allait frapper le premier pour les punir de leur négligence, mais à son tour Ramidan trouva le moyen de l'attendrir en tendant vers lui le petit Zidan que tout ce spectacle enchantait.
– Par la grâce de ton fils, Seigneur, par la grâce de ton fils !...
Avec volubilité, l'eunuque expliqua que la Circassienne s'était vantée de les faire punir par lui, le maître, alors qu'il avait toujours accordé entière confiance à ses eunuques pour dompter ces indociles. Elle voulait une orange ! Elle prétendait que ce qui appartenait au roi lui appartenait !
Moulay Ismaël devint sombre comme la nuit, puis un sourire sardonique découvrit ses dents.
– Tout ici m'appartient à moi seul. Tu l'apprendras à tes dépens, Marryamti, fit-il d'un ton lourd.
Faisant faire volte-face à sa monture il partit au galop.
*****
Les femmes furent ramenées dans le harem. Tout le jour une atmosphère angoissée pesa sur les appartements et les cours où les courtisans prenaient languissamment le thé en chuchotant.
La petite Circassienne était blême. Ses immenses yeux erraient sur les visages de ses compagnes, cherchant à y lire le secret de sa condamnation. Moulay Ismaël allait la supplicier. L'horrible verdict ne faisait pas de doute.
Lorsqu'elle avait appris, par Ramidan, l'incident, la négresse Leïla Aïcha avait préparé elle-même sur un brasero une boisson d'herbes connues d'elle seule et avait envoyé deux servantes la porter à la Circassienne. Que l'enfant la bût tout de suite : elle s'endormirait sans douleur dans la mort ! Ainsi elle échapperait aux tortures atroces que le maître lui préparait pour la châtier de son insolence.
Lorsque la Circassienne comprit enfin ce qu'on lui recommandait, elle jeta un cri d'horreur et repoussa le bol de poison, qui se renversa. Leïla Aïcha fit une moue de guenon vexée. Elle avait agi par pure bonté d'âme, disait-elle. Maintenant qu'importait ! On laisserait faire le Destin...
Cependant l'un des chats ayant lapé le liquide répandu, trépassait à l'instant. Les femmes, affolées, l'enterrèrent en secret. Il ne manquait plus que le roi apprît le décès d'un de ses animaux chéris.
La petite Circassienne s'était réfugiée dans les bras d'Angélique. Elle ne pleurait pas. Elle tremblait comme une bête forcée par la meute. Et pourtant tout était silence. Le parfum des fleurs s'exhalait dans le soir qui doucement tendait au-dessus des patios un ciel de jade. Mais l'esprit du chasseur sadique et invisible planait sur sa proie désignée et dispersait dans l'ombre des appartements les créatures muettes et oppressées. Angélique caressait les cheveux bleu de nuit de la Marryamti. Elle rassemblait quelques mots d'arabe pour la rassurer.
– Pour une orange !... Ce n'est pas possible qu'il te punisse si cruellement... Peut-être te fera-t-il fouetter. Mais il l'aurait déjà ordonné... Rien ne se passera. Rassure-toi !...
Mais elle-même ne parvenait à se rassurer. Elle sentait battre, inégal, le cœur de la malheureuse.
Soudain la Circassienne poussa un hurlement.
Du fond de la galerie, les eunuques s'avançaient. En tête marchait Osman Ferradji. Ils avaient leurs bras croisés sur leur gilet de satin rouge. Un sarroual du même rouge était serré à la taille par une ceinture noire où pendait leur cimeterre. Ils ne portaient pas de turban et l'on voyait leurs crânes rasés avec une seule mèche nattée sur l'occiput. Ils s'avançaient sombres et muets et aucune expression ne se jouait sur leurs visages gras. Les femmes s'enfuirent. Elles avaient reconnu le costume des exécutions. La jeune fille tourna sur elle-même comme une bête affolée cherchant une issue. Puis elle se jeta de nouveau aux genoux d'Angélique, s'accrochant à elle de toutes ses forces. Elle ne criait pas mais son regard pathétique appelait désespérément au secours. Osman Ferradji détacha lui-même les doigts frêles.
– Que va-t-on lui faire ? interrogea Angélique haletante, en français. Ce n'est pas possible qu'on lui fasse du mal... pour une orange !
Impassible, le Grand Eunuque dédaigna de répondre. Il remit la victime à deux autres des gardes qui l'entraînèrent. Elle criait maintenant, dans sa langue natale, appelant son père et sa mère que les Turcs avaient tués, suppliant les saintes icônes de la Sainte Vierge de Tiflis de la sauver.
La terreur décuplait ses forces. Ils durent la traîner sur le dallage. Ainsi l'avaient-ils déjà emmenée vers l'Amour. Ce soir, ils l'emmenaient vers la Mort. Angélique demeura seule, les nerfs à bout. Elle vivait un cauchemar, et le doux murmure du jet d'eau, dans sa perfection, lui causa une terreur animale comme un objet monstrueux dans son inconscience. Elle vit l'Éthiopienne qui de la galerie du haut lui faisait signe de venir, avec un large sourire. Elle rejoignit un groupe de femmes penchées par-dessus la balustrade.
– D'ici on entend tout !
Un long cri monta aigu, puis d'autres, d'autres encore. Angélique se boucha les oreilles et s'écarta comme d'une tentation. Pour ces accents d'agonie et de douleur inhumaines qu'un tyran sadique arrachait au corps d'une petite esclave coupable seulement d'avoir cueilli une orange, elle éprouvait une sorte de fascination horrible, quelque chose qu'elle n'avait jamais éprouvé depuis sa toute petite enfance. Elle revit la nourrice, une flamme dans ses yeux de Mauresque, leur contant à elle et à ses sœurs les tourments que Gilles de Rais infligeait aux innocents qu'il enlevait pour Satan... Elle erra le long des galeries.
– Il faut faire quelque chose ! On ne peut pas laisser faire cela !
Mais elle n'était qu'une esclave enfermée dans un harem, dont la vie était aussi en jeu. Elle aperçut une femme qui se penchait, l'oreille tendue vers les appartements du roi. Ses longues tresses blondes pendaient. C'était l'Anglaise, Daisy. Angélique s'approcha d'elle. Elle se sentait de sa race parmi les trop brunes Orientales, Espagnoles et Italiennes. C'était la seule blonde avec la pauvre Islandaise, inutilisable et qui n'en finissait plus de mourir. Elles ne s'étaient encore jamais parlé. Cependant quand elle s'approcha, l'Anglaise lui mit un bras autour des épaules. Et sa main était glacée. De là aussi, on « entendait ».
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