Piccinino-le-Vénitien, banquier des captifs, tira de la cagnotte commune quatre ducats pour le talbe qui avait écrit la lettre de l'alcaïd Ali. Celle-ci fut sablée, scellée, glissée dans un étui que le messager devait porter à même la peau, sous l'aisselle. Un souci obscurcissait encore le visage d'Ismaël.
– Les « pappas » se nomment Pères de la Trinité, as-tu dit ?
– Oui, Seigneur. Ce sont de dévoués religieux qui parcourent nos campagnes et récoltent les oboles des gens pieux afin de pouvoir racheter aussi les captifs sans fortune.
Le souci du Sultan était d'un autre ordre.
– La Trinité ? N'est-ce pas ce dogme que vous professez, que Dieu se divise en trois personnes ? Ce n'est pas vrai. Il n'y a de Dieu que Dieu seul. Je ne veux pas faire venir dans mon royaume des Infidèles qui relèvent d'une aussi insultante croyance.
– Eh bien ! adressons ma lettre aux Pères de la Rédemption dit, bonasse, le Normand en faisant rectifier l'adresse.
Le messager partit enfin dans un nuage de poussière rousse et Moulay Ismaël continua son réquisitoire.
– Vous autres Chrétiens, vous dites qu'il y a le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Vous infligez une insulte à Dieu. Je crois que Jésus était le Verbe de Dieu. Je crois qu'il était l'un des plus grands parmi les prophètes car le Coran a dit « Tout homme qui naît du sein de sa mère est souffleté par Satan, excepté Jésus et sa Mère ». Mais je ne crois pas qu'il était Dieu en personne, car si je le croyais... Si je le croyais je ferais brûler tous les Juifs qui sont dans mon royaume, rugit-il en tendant le poing vers Samuel Baïdoran.
Le ministre juif arrondit l'échine. Le cœur de Moulay Ismaël était un maquis de violentes rancunes religieuses qui l'envahissaient jusqu'à l'étouffement. La plupart de ses actes découlaient du sentiment d'un Dieu frustré, bafoué, avili par la sottise des Incroyants et qu'il devait, lui, Commandeur des Croyants, faire respecter.
Le Sultan respira profondément.
– Je voudrais discuter de la Loi avec toi, Colin Paturel. Comment un homme de bon sens peut-il se complaire dans le mal qui apporte la damnation ?
– Je ne suis pas bon théologien, répondit Colin Paturel en rongeant son aile de pigeon, mais qu'appelles-tu Bien et Mal, Seigneur ? Pour nous, tuer son semblable représente un crime.
– Imbéciles ! Imbéciles qui mêlez des détails terrestres aux grandes vérités. Le Mal... Le seul Mal impardonnable, c'est de refuser son salut, c'est de refuser la Vérité ! Et c'est le crime que vous commettez tous les jours, vous autres Chrétiens, et dont vous vous rendez coupables, et plus encore les Juifs, qui ont reçu, les premiers, la Vérité... Les Juifs et les Chrétiens ont pollué nos saints livres, le Livre de Moïse, les Psaumes de David, les Évangiles... et leur ont fait dire ce qu'ils n'ont jamais dit. Comment peux-tu vivre ainsi dans l'erreur ? Vivre ainsi dans le péché ? Réponds, chien bâtard !
– Je ne peux te répondre. Je ne suis qu'un pauvre marinier normand, natif de Saint-Valéry-en-Caux. Mais je t'enverrai Renaud de Marmondin, un chevalier de Malte, qui est très versé dans la science de Dieu.
– Où est-il, ton chevalier ? Amène-le-moi.
– Il n'est pas dans Miquenez. Il est parti de grand matin avec la colonne qui va à l'oued chercher les paniers de gravier pour le mortier.
Ces mots arrachèrent soudain Moulay Ismaël à ses préoccupations métaphysiques. Son sang de bâtisseur ne fit qu'un tour en réalisant qu'une partie de ses esclaves se reposaient depuis trois heures.
– Que font là ces chiens à se repaître des restes de ma table ? hurla-t-il. Je les avais conviés à assister à ton supplice et non à se gausser de l'humiliation que tu m'as imposée. Hors de ma vue, infâme pourceau ! Je t'ai fait grâce pour ce jour. Mais demain... Prends garde !... DEMAIN !...
Et il fit administrer cent coups de bâton à tous les Français captifs qui, ce matin, avaient manqué le travail pour voir mourir Colin Paturel.
Chapitre 15
Les jardins de Miquenez étaient merveilleux. Angélique s'y rendait souvent, mêlée au groupe de quelques femmes, ou dans une chaise à deux roues tirée par deux mules. Les portières glissées la dissimulaient aux regards, mais elle pouvait voir et jouir de la beauté des fleurs et des arbres, exaltée par la lumière ardente du soleil. Elle appréhendait parfois ces promenades, anxieuse que la diplomatie du Grand Eunuque n'ait prévu une rencontre avec le maître au détour d'une allée.
Or, cela arrivait souvent, Moulay Ismaël ayant pour la promenade dans les jardins un goût qui l'apparentait à son lointain exemple de souverain, à Louis XIV. Il voulait voir, lui aussi en personne, la marche des travaux. Cependant l'heure était favorable pour l'aborder sous son meilleur jour. Principalement lorsqu'il tenait entre ses bras un de ses fils derniers-nés ou l'un de ses chats, tout en parcourant d'un pas très mesuré les allées ombragées, suivi de quelques grands personnages de sa Cour. Chacun savait que c'était le moment de lui présenter une requête difficile. Moulay Ismaël ne se fâchait alors jamais, de peur de troubler la petite poupée brune et parée qu'il tenait contre son sein ou l'opulent matou qu'il caressait. Il avait pour les bébés et les animaux une passion et une douceur qui frappaient tous ceux qui l'approchaient, autant qu'étonnait sa brutalité sauvage envers ses semblables. Les jardins, les palais étaient pleins d'animaux rares. Les chats de toutes les espèces, soignés par une armée de serviteurs, étalaient partout, dans les arbres, dans les cours, sur les pelouses, sous les fleurs, leurs opulentes fourrures grises, blanches, noires ou tachetées. Leurs yeux pers, leurs prunelles d'or fluide suivaient longuement les promeneurs au long des allées. Cela faisait de multiples présences invisibles et veloutées, qui hantaient les jardins comme des djinns protecteurs et leur donnaient une âme rêveuse et secrète.
Les chats n'étaient pas dressés à garder les esclaves ou les trésors, comme en Orient. On les choyait pour eux-mêmes, ce qui les rendait doux et satisfaits. Les bêtes étaient heureuses chez Moulay Ismaël. Les chevaux, l'espèce animale qu'il adorait le plus avec les chats, avaient des écuries splendides, aux voûtes de marbre, avec, de place en place, entre les deux galeries, des fontaines et abreuvoirs de mosaïques vertes et bleues. Au bord d'un étang des flamants rosés, des ibis, des pélicans s'ébattaient sans frayeur. Par endroits, la verdure était si dense, l'alignement des oliviers et des grands eucalyptus si bien ordonné, que la perspective d'un grand bois s'offrait à la vue faisant oublier la prison des murailles crénelées qui les gardaient.
Les eunuques accompagnaient généralement les femmes dans leurs promenades car, malgré les remparts de l'alcassave, trop d'allées et venues suspectes avaient lieu à l'intérieur de l'immense enceinte, à cause des travaux. Seules les petites cours des patios avec leurs jets d'eau et leurs buissons de lauriers-roses leur étaient librement accessibles.
*****
Ce matin-là Angélique songeait à aller rendre visite à l'éléphant nain. Elle espérait ainsi rencontrer Savary, qui était le premier médecin du précieux animal. La petite Circassienne et deux autres concubines de Moulay Ismaël se joignirent à elle : une grande et gaie Éthiopienne, Mouïra, et une Peuhl à l'impassible visage très clair, couleur de bois de citronnier. Elles prirent le chemin de la ménagerie sous l'égide de trois eunuques dont Ramidan, le chef de la garde de la Reine, qui portait sur son bras le petit prince Zidan. Celui-ci ayant entendu parler de l'éléphant avait réclamé à cor et à cri qu'on l'emmenât. Les prévisions d'Angélique s'avérèrent justes. On trouva Savary armé d'une énorme seringue de plomb et qui s'apprêtait, avec l'aide de deux autres esclaves, à administrer un clystère à son patient. L'éléphant avait mangé trop de goyaves. Le petit prince voulut immédiatement lui en offrir encore. Le médecin n'eut garde de s'opposer à ce caprice. Quelques goyaves de plus ou de moins n'ajouteraient rien à l'indisposition du pachyderme et mieux valait ne pas encourir la colère du royal négrillon. Angélique en profita pour glisser à Savary deux petits pains mollets qu'elle gardait sous ses voiles. Le poussah Rafaï la vit mais ne dit rien. Il avait des ordres très précis en ce qui concernait la captive française. Il ne fallait pas la braver par une discipline tatillonne. Angélique murmura :
– Prévoyez-vous quelque plan pour notre évasion ?
Le vieil apothicaire jeta un regard inquiet et répondit entre ses dents :
– Mon gendre, le Juif Samuel Cayan, ce charmant garçon, est prêt à m'avancer une somme importante pour payer les métadores qui nous serviraient de guides. Colin Paturel en connaît et qui ont déjà réussi des évasions.
– Sont-ils sûrs ?
– Il s'en porte garant.
– Pourquoi alors ne s'est-il pas encore échappé lui-même ?
– Il est toujours enchaîné... Son évasion est au moins aussi difficile que la vôtre. Il dit que jamais une femme n'a essayé de s'évader... Ou, si elle a essayé on ne l'a jamais su. À mon avis, attendez plutôt la venue des Pères de la Rédemption et faites intervenir Sa Majesté le roi de France.
Angélique voulut répliquer vivement, mais un grognement de Rafaï lui fit comprendre que le colloque secret, dont il ne pouvait comprendre un mot, n'avait que trop duré. Dès lors les gardes pressèrent les femmes de repartir. On eut plus de peine à convaincre le prince Bonbon. Ramidan dut le reprendre sur son bras. Sa colère se calma lorsqu'il rencontra autour d'une allée un vieil esclave à demi chauve, Jean-Baptiste Caloën, un Flamand, qui ramassait les feuilles tombées. L'enfant cria qu'il voulait lui couper la tête parce qu'il était chauve et ne servait plus à rien. Il fit un caprice épouvantable, si bien que les eunuques conseillèrent à l'esclave de tomber aussitôt qu'il aurait été frappé. Le petit prince leva son cimeterre miniature et frappa de toutes ses forces. Le vieux se laissa tomber à terre et fit le mort. Il n'en avait pas moins le bras bien entamé d'une grosse coupure. À la vue du sang, le charmant marmot fut rasséréné, et continua gaiement sa promenade. Ils passèrent près d'un jardin très enfoncé qui était rempli de trèfle pour les chevaux du palais. Une balustrade suivait la terrasse. Un peu plus loin ce fut un petit bois d'orangers et de rosés. C était le lieu le plus charmant de l'alcassave dont le plan avait été tracé par un jardinier espagnol et qui mariait non seulement les coloris des arbres d'un vert-bleu où s'allumaient les grosses lanternes des oranges, avec ceux des massifs de rosés qui étaient à leur pied, mais aussi les parfums délicats des fruits et des fleurs. Deux esclaves étaient au travail. En passant, Angélique les entendit parler français. Elle se retourna pour les regarder. L'un des deux, beau gaillard à l'air fin, racé, qu'on imaginait fort bien avec une perruque et un jabot de dentelles, lui adressa un clin d'œil joyeux. Il faut qu'un Français soit bien accablé par le joug de l'esclavage pour ne pas sourire au passage de mystérieuses beautés voilées, dût-il y laisser sa vie. La petite Circassienne s'écria tout à coup :
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