Il se dressa et tira son sabre. Le roi des captifs protesta :

– Je t'ai donné mon secret, Seigneur. J'ai tenu ma promesse. Tu as la réputation d'être un prince qui tient les siennes. Tu me dois la vie pour ce jour et tu as promis de faire venir les Pères de la Trinité pour notre rédemption.

– Ne m'échauffe pas à nouveau les oreilles ! hurla le tyran en faisant tournoyer son cimeterre.

Mais il le rengaina en marmonnant :

– Pour ce jour ! Oui, POUR CE JOUR !...

Le défilé des serviteurs apportant dans un grand bassin de cuivre la nourriture du roi, créa une diversion. Moulay Ismaël avait donné l'ordre qu'on lui servît son dîner sur la place, car il prévoyait que l'appétit des lions exciterait le sien. Les serviteurs manquèrent tomber à la renverse en voyant le « repas des lions » debout près de leur maître.

Le roi s'assit sur son matelas de coussins et fit assembler autour de lui ses notables qui partageaient son dîner.

Il demanda encore :

– Comment as-tu pu deviner que je me préparais à te faire jeter dans la fosse aux lions ? Je n'en ai dit mot à quiconque avant le chant du coq. Au contraire, le bruit que je t'avais écouté favorablement se répandait dans le palais.

Les yeux bleus du captif se rétrécirent.

– Je te connais, Seigneur, je te connais !

– Veux-tu dire que mes ruses sont grossières et que je ne sais pas tromper ceux qui m'approchent ?

– Tu es habile comme un renard, mais moi je suis normand.

Les dents blanches du sultan jetèrent un éclair sur sa face ténébreuse. Il riait. Ce qui déclencha l'hilarité des esclaves, parmi lesquels le « secret » de Colin Paturel circulait.

– J'aime les Normands, dit Moulay Ismaël, débonnaire. Je vais donner des ordres aux corsaires de Salé d'aller croiser du côté de Honfleur et du Havre de grâce pour m'en ramener des tas. Il n'y a qu'une chose qui me déplaît en toi, Colin Paturel. Tu es vraiment trop grand. Tu me dépasses par la taille et c'est une insolence que je ne peux supporter.

– Tu as plusieurs moyens de remédier à cela, Seigneur. Tu peux me couper la tête. Ou bien me faire asseoir à tes côtés. Tu seras ainsi plus grand que moi avec ton turban.

– Soit, dit le roi après un moment de réflexion où il décida de ne pas se fâcher. Assieds-toi.

L'esclave plia ses longues jambes et s'assit sur les soieries somptueuses, près du redouté Sultan qui lui tendit un pigeonneau.

Les alcaïds et les grands personnages de la suite du roi et jusqu'aux deux reines Leïla Aïcha et Daisy Valina murmurèrent, outrés.

Moulay Ismaël jeta un regard à la ronde.

– Qu'avez-vous à marmonner ? Ne vous a-t-on pas servi, à vous aussi, des viandes ?

L'un des vizirs, Sidi Acmeth, un renégat espagnol, répondit avec humeur :

– Ce n'est pas de la nourriture que nous nous plaignons, Seigneur, mais de voir un esclave puant assis à tes côtés.

Les yeux du roi jetèrent des éclairs.

– Et pourquoi donc suis-je obligé de traiter d'égal à égal avec un esclave puant ? interrogea-t-il. Je vais vous le dire. Parce qu'aucun de mes ministres ne veut se salir à prendre la parole pour eux. Si les esclaves veulent me demander quelque chose, il faut qu'ils s'adressent directement à moi et cela est cause que je me vois dans la peine de les punir de leur insolence et que je perds ainsi chaque fois un esclave par votre faute. Ne serait-ce pas à vous de vous interposer entre eux et moi, à vous surtout, Sidi Acmeth Mouchady et à toi, Rodani, qui fûtes Chrétiens jadis ? Pourquoi n'est-ce pas toi, Acmeth, qui t'es chargé de me demander de faire venir des « pappas ? » N'as-tu pas pitié de tes anciens frères ? Moulay Ismaël s'échauffait à mesure qu'il parlait. L'Espagnol ne se troubla pas. Il connaissait la solidité de ses positions. Il était le lieutenant principal du roi dans ses campagnes contre les tribus rebelles. Officier de Sa Majesté Philippe IV, il se rendait en Amérique du Sud avec des troupes de conquête lorsqu'il avait été capturé par les Barbaresques. Le Sultan avait eu l'occasion de constater ses qualités de stratège au cours d'une retraite dans le Moyen Atlas, où Juan di Afero, parti comme esclave, était revenu à la tête d'une compagnie de janissaires. Moulay Ismaël, qui voulait se l'attacher, avait su le convaincre, par les tortures, d'embrasser la foi de Mahomet. Aux reproches véhéments du Sultan, il répondit, en jetant un regard méprisant vers les captifs chrétiens :

– J'ai renié le Maître. Je ne vois pas pourquoi je m'occuperais des serviteurs.

Chapitre 14

– Puis-je manger, Seigneur ? demanda humblement Colin Paturel qui, son pigeonneau aux doigts, attendait.

Il subissait là un supplice digne de ceux que Moulay Ismaël se plaisait à inventer, car son estomac sous-alimenté depuis des années n'avait connu de longtemps pareille aubaine.

La question jeta le roi dans une nouvelle fureur. En effet, il s'aperçut que les alcaïds s'étaient mis à manger sans l'attendre et il éclata en imprécations.

– Mange ! hurla-t-il au Normand, et vous autres, goinfres, cessez de vous empiffrer comme si c'était vous qui étiez esclaves et nourris de pain et d'eau et non pas riches de tout l'or que vous me volez.

Il ordonna à ses Noirs de les desservir et de porter immédiatement ce qui restait aux captifs. Les alcaïds voulaient au moins retirer le plat, disant que les Chrétiens étaient indignes de manger dans le même bassin que le roi. Mais il le leur fit donner tel qu'il était, rempli de poules, de pigeons et de riz au safran.

Les captifs se ruèrent sur la provende royale et ce fut une bataille de chiens enragés autour de la mangeoire.

Angélique regardait avec pitié ces pauvres malheureux, avilis par une captivité rigoureuse et sans espérance. Il y avait certainement parmi eux des nobles, de grands noms, des ecclésiastiques, des gens de qualité, mais la misère les revêtait tous de la même grisaille uniforme, des mêmes loques. Elle remarqua leur maigreur et pensa à maître Savary dont les doigts lui avaient paru secs et durs comme des petits bâtons. Le pauvre homme mourait en réalité de faim et elle n'avait même pas songé à lui donner un massepain !... De sa place, elle avait pu entendre le colloque du roi et du Normand et en comprendre presque tout le sens. Elle s'aperçut que la personnalité violente, sans cesse en mouvement de Moulay Ismaël, l'attirait et la révulsait à la fois. Dompter un homme de cette sorte, c'était domestiquer un fauve et qui resterait toujours un fauve, gardant sa détente sauvage, son goût du sang.

Contre son épaule, la petite Circassienne voilée de vert Nil s'appuya. Ses prunelles ne quittaient pas le profil du Sultan. Elle avait fait à Angélique des confidences hésitantes, dans un arabe aussi inhabile que celui de sa compagne, mais ses gestes et sa mimique langoureuse suppléaient à son éloquence.

– Il n'est pas terrible, tu sais... Il a cherché à me faire rire pour sécher mes larmes... Il m'a donné un bracelet. Sa main était douce sur mon épaule. Sa poitrine est comme un bouclier d'argent... Je n'étais pas femme et maintenant je le suis... Et j'apprends chaque nuit de nouveaux plaisirs.

– « La Circassienne plaît à Moulay Ismaël, avait dit Osman Ferradji. Elle le distrait et le retient comme une petite chatte. C'est bien ainsi. Cela me donne le temps de lui préparer sa tigresse. »

Angélique haussait les épaules. Elle disait non, mais soutenait chaque jour plus difficilement une lutte insidieuse, fourrée de pâtes d'amandes et de confitures, de soins de beauté et de confidences érotiques que se chuchotaient l'une à l'autre les courtisanes, jalouses de se prouver les attentions du maître. Dans le harem, tous les sens étaient exaltés, soigneusement nourris et ne tournaient qu'autour de la personne omnipotente et invisible de Moulay Ismaël. Il était partout présent. Cela devenait une obsession. Angélique se réveillait en sursaut la nuit, certaine de le voir surgir de l'ombre. Quand elle avait l'occasion de l'apercevoir pour de bon, en chair et en os, comme maintenant, elle était satisfaite. Il reprenait forme et densité, un homme avec ses limites, et non plus un mythe abstrait, quasi religieux. Angélique n'avait jamais perdu pied devant un homme. Elle prendrait la mesure de celui-ci, comme des autres, et alors... on verrait bien.

*****

– Quand feras-tu venir nos pères ? demandait Colin Paturel tout en dévorant à belles dents.

Il fonçait vers son but avec la ténacité de l'aurochs.

– Ils n'ont qu'à venir en toute assurance quand ils voudront. Fais-leur savoir que je veux bien traiter avec eux.

Le Normand suggéra d'écrire immédiatement deux lettres. L'une de la part du roi à l'alcaïd Ali, fils d'Abdallah, qui assiégeait Ceuta, la ville espagnole, afin qu'il nouât cette négociation. L'autre aux Pères de la Trinité, qui la recevraient par l'intermédiaire de marchands français de Cadix.

Tous deux expéditifs en affaires, sur-le-champ Moulay Ismaël fit prendre la plume à son talbe et Colin Paturel fit approcher son écrivain, le maigre rouquin qui tout à l'heure l'avait encouragé : « Tue. Ne meurs pas ! » On l'appelait Jean-Jean de Paris. Il était l'un des rares captifs à être de la capitale de la France. Ancien clerc de magistrat, il avait accompagné son patron en Angleterre pour une affaire. Le bateau, pris dans la tempête avait dérivé, failli se briser vingt fois contre les côtes de Bretagne et s'était enfin retrouvé dans le Golfe de Gascogne où des corsaires barbaresques les avaient pris en chasse et capturés. Colin Paturel lui dicta une lettre adressée au supérieur, le suppliant d'organiser une mission de rachat pour les captifs de Miquenez, qui avaient été jusque-là fort délaissés par rapport à ceux d'Angleterre et de Tunis. Il recommandait d'apporter de riches présents pour plaire au roi, particulièrement des pendules, oui, des pendules, très grandes, avec un battant d'or représentant le soleil. Les yeux du Sultan brillèrent. Il fut soudain plein de hâte de faire partir ses messagers.