Chapitre 13

– Nous irons au spectacle ! Nous irons au spectacle !... pépiaient les petites courtisanes en faisant tinter leurs bracelets.

– Voyons, mesdames, un peu de calme, recommanda Osman Ferradji, solennel. Il passa entre les deux rangs de silhouettes voilées vérifiant sévèrement la tenue et le luxe de chacune et la bonne fermeture des haïcks de soie ou de mousseline qui ne laissaient paraître que des yeux tantôt sombres, tantôt clairs, mais tous pétillants d'excitation. Toutes ces femmes parées pour la promenade se ressemblaient, offrant la même apparence de tas de linge amoncelés, en forme de poire, montés sur de minuscules babouches de cuir jaune ou rouge. Il n'y avait là que là première centaine des favorites du harem, celles parmi lesquelles Moulay Ismaël aimait venir faire son choix, tenant en main le mouchoir qu'il laisserait tomber devant l'élue du jour ou plutôt de la nuit. On lui avait dit que c'est ainsi que procédait le grand seigneur de Constantinople dans son sérail. Lorsqu'une femme avait depuis fort longtemps été négligée par l'attention du Roi, Osman Ferradji la retirait du cercle et la renvoyait à d'autres étages et à d'autres travaux. C'était le pire des bannissements que de ne plus être parmi les « présentées ». On perdait désormais l'espoir de se voir admise à partager les plaisirs du Sultan. C'était le commencement de l'oubli, de la vieillesse, un exil cruel à quelques pas du lieu des félicités. Le Grand Eunuque, maître de ces renvois ou de ces promotions, savait à bon escient suspendre la menace audessus de la tête des indociles. Quand on ne faisait plus partie des « présentées », on était désormais privée de bien des agréments, par exemple des promenades, des spectacles, des multiples voyages et villégiatures dans lesquels Osman Ferradji n'hésitait pas à emmener la plus importante partie du harem.

Ce jour-là, les délaissées, qui entendaient les coups de fusil et la rumeur de la foule annonçant la fête, éclatèrent en sanglots et hululements désespérés. Osman Ferradji alla lui-même leur recommander de se calmer. Le roi était las d'entendre des plaintes dans son sérail. Voulaient-elles donc subir le sort des femmes et des filles d'Abd-el-Amed ? L'exemple était pourtant récent. À la mort d'Ab-el-Amed, survenue huit jours après son exécution, la gangrène s'étant mise dans ses plaies, ses femmes avaient recommencé leurs cris et leurs pleurs, en sorte que le roi avait été contraint de menacer de mort toutes celles qu'il entendait pleurer. Pendant plusieurs jours, tant que le roi était dans l'alcassave, elles avaient retenu leurs soupirs, mais dès qu'il était sorti les lamentations recommençaient. Alors le roi en fit étrangler quatre sous ses yeux. À ce salutaire rappel, les délaissées revinrent à un silence exemplaire et ce fut à qui chercherait une issue, une meurtrière où grimper sur les terrasses pour essayer d'apercevoir quand même quelque chose du spectacle.

En revenant, le Grand Eunuque passa par l'appartement d'Angélique. Ses servantes achevaient de l'envelopper de voiles. Ce n'est pas elle qui aurait pleuré parce qu'on la laissait au bercail, mais le chef du sérail voulait multiplier pour la future favorite toutes les occasions de voir son futur maître sans que celui-ci la remarquât. Angélique devait donc sans cesse se mêler aux groupes de femmes qui escortaient le Sultan dans ses promenades ou ses distractions en public. Si le tyran, se tournant vers ses courtisanes, promenait un regard un peu trop pénétrant sur l'amas de cocons blancs, rosés ou verts qui l'escortaient, trois eunuques aux aguets étaient chargés de dissimuler la jeune femme, ou de l'escamoter à l'occasion. Osman Ferradji pensait, à raison d'ailleurs, que pour vaincre les réticences d'Angélique et l'initier à ses responsabilités, rien n'était meilleur que de la familiariser avec la présence et le caractère de Moulay Ismaël. Certes les violences de ce dernier pouvaient encore la choquer. Mais elle s'y ferait peu à peu. Car c'était en pleine conscience qu'elle devait accepter le maître et le rôle qu'il lui avait choisis. Angélique dut donc se mêler au groupe des femmes qui descendaient vers les jardins. L'Anglaise au teint de dragée rose apparut dévoilée, tenant par la main deux adorables petites mulâtresses aux cheveux blonds et au teint d'ambre, les jumelles qu'elle avait eues du Sultan et dont la naissance l'avait écartée du rang de première femme, laissant le titre à Leïla Aïcha, qui était mère d'un prince.

Pour marquer son rang, Leïla Aïcha parut la dernière, elle aussi dévoilée et venant de son appartement par un autre escalier que l'escalier commun. Elle avait sa garde d'eunuques personnelle et faisait porter devant elle, par une servante, le sabre du pouvoir. Son imposante stature se drapait dans des voiles rouges et bariolés. Par leurs visages nus, les deux femmes montraient à Osman Ferradji qu'elles ne se sentaient plus tenues envers lui à une stricte obéissance. Leïla Aïcha méditait depuis longtemps de faire monter au rang de Grand Eunuque du sérail le chef de ses gardes, Raminan, sa créature dévouée, un eunuque d'anthracite aux tempes parsemées des graines bleues d'un tatouage, qui était celui de la famille des Loudais alors qu'Osman Ferradji était un Harrar. La petite guerre qui se livrait dans les secrets du harem n'était autre que la suite, sous le feu couvant, de séculaires rivalités africaines. Le petit prince Zidan suivait sa mère. Il devait à sa double descendance négroïde, un rond visage de chocolat enfoui sous des turbans de mousseline crème, enrobé de satin noisette et de soie pistache ou framboise. Angélique, qu'il amusait, le surnommait : le prince Bonbon, bien que son caractère ne tînt pas d'aussi douces promesses. Du haut de ses six ans, ce jour-là, il contemplait le sabre de vrai acier que son père venait de lui donner. Enfin, ce n'était plus un sabre de bois et il pourrait couper la tête à Mathieu et Jean Badiguet, les deux petits esclaves français qui partageaient ses jeux. Il s'y essaierait dès aujourd'hui, après le spectacle.

Les deux favorites ne se voilèrent qu'en franchissant la dernière porte donnant sur les jardins du palais, où l'on risquait de rencontrer des esclaves depuis que Moulay Ismaël y faisait construire une mosquée, des bains, un amphithéâtre, et creuser un étang. Mais aujourd'hui, les chantiers étaient déserts, les outils, les échelles et les moellons gisaient parmi l'ébauche des murs édifiés, parmi le miroitement argenté des oliviers. Une rumeur lointaine et grondante parvenait au delà des premiers murs de l'alcassave. On n'en finissait plus de passer d'un compartiment à l'autre de l'immense palais que Moulay Ismaël entreprenait d'édifier pour y loger avec son impérieuse magnificence ses femmes, ses courtisans et ses esclaves. Seul le bâtiment principal, qui renfermait quarante-cinq pavillons avec chacun sa fontaine dans sa cour, était achevé et les écuries colossales et somptueuses pour 12 000 chevaux. Ensuite s'allongeait un énorme dédale de cours, de magasins, de mosquées, de jardins, certains clos étroitement de murs, d'autres se confondant avec les faubourgs de la ville. C'était de là que venait la rumeur et du camp des esclaves, où chacun avait sa case de terre battue et de roseaux, chaque nation son quartier sous la direction d'un chef et d'un Conseil.

Le groupe des femmes, étroitement entouré par les eunuques, fut pris en charge par les gardes à cheval du roi. Ils se heurtèrent au cortège royal qui arrivait, Moulay Ismaël marchant à pied sous un parasol tenu par deux négrillons. Ses principaux alcaïds l'entouraient, ainsi que ses conseillers préférés, le Juif Samuel Baïdoran, le renégat espagnol Juan di Alfero appelé Sidi Mouhady depuis son apostasie, et cet autre renégat français, Romain de Montfleur, dit Rodani, qui présidait aux magasins de guerre.

Le Sultan fit de grandes démonstrations à la vue d'Osman Ferradji qui prit place parmi les notables.

La foule arabe bouillonnait dans la touffeur ardente et des cris violents noyaient les ritournelles de flûtes et les battements de tambourins essayant de se faire jour à travers le tumulte.

Ceux qui poussaient ces cris apparurent soudain lorsque le cortège déboucha sur la place centrale de Miquenez. La foule des burnous blancs repoussés laissa à découvert sur l'esplanade une masse grise et blafarde, un grouillement de haillons et de faces blêmes et barbues qui criait férocement.

Pareils aux damnés de l'Enfer de Dante, les captifs chrétiens maintenus en respect par les Noirs, le bâton ou le fouet levés, tendaient leurs mains en direction de Moulay Ismaël. De ces cris en toutes les langues d'Europe un nom se détachait :

– Le Normand ! Le Normand ! Grâce pour Colin-le-Normand !

Moulay Ismaël fit halte, un sourire aux lèvres comme s'il se délectait de ces cris et de ces supplications au même titre que d'applaudissements. Il n'avançait plus, se maintenant à une certaine distance de la foule des esclaves, houleuse. Puis il monta sur une petite estrade avec les gens de sa suite. Ses femmes turent installées en bonne place. Angélique vit alors ce qui séparait le roi et son cortège de la masse des esclaves. C'était, au centre de la place, un trou rectangulaire large, et profond de vingt pieds environ. Le sol en était tapissé de sable blanc. Des rochers et quelques plantes du désert lui donnaient l'aspect d'un petit jardin. Une odeur âcre de fauves s'en exhalait dans l'air surchauffé : la fosse aux lions ! Des débris de carcasses dans les coins. Au fond, deux trappes fermées par des vantaux de bois dissimulaient l'orifice des couloirs menant aux cages des fauves.

Moulay Ismaël leva la main. L'un des clapets fut actionné invisiblement et glissa pour dégager une entrée.

Les esclaves se portèrent en avant d'un mouvement irrésistible qui faillit précipiter ceux des premiers rangs dans la fosse aux lions. Ils tombèrent à genoux, cramponnés des deux mains au rebord, le cou tendu vers le rectangle noir que dessinait l'ouverture béante dans la lumière.