– Pour quoi faire, grand Dieu ?
– Pour vous distiller de ce produit. J'ai fait l'expérience de le brûler dans un pot de terre clos et cela explosa comme un coup de canon.
Angélique le dissuada de procéder de nouveau à cette expérience, en plein harem. Son mal de tête se dissipait sous l'action des tisanes que lui avait fait boire le Grand Eunuque. Une sueur abondante commençait à mouiller son corps.
– La fièvre vous quitte, lui dit Savary en jetant par-dessus ses lunettes un coup d'œil professionnel.
L'esprit d'Angélique devenait en effet plus lucide.
– Croyez-vous que votre moumie pourrait encore nous servir à quelque chose dans notre fuite ?
– Vous songez donc toujours à fuir ? demanda Savary d'un ton neutre, en remettant avec soin les morceaux de sable bitumineux dans leur enveloppe.
– Plus que jamais, s'écria Angélique en se redressant d'un sursaut indigné.
– Moi aussi, dit Savary. Je ne vous cache pas que j'ai désormais hâte de rentrer à Paris pour me livrer aux travaux qu'exigé ma récente découverte. Là seulement, dans mon laboratoire, j'ai les alambics de distillation et les cornues convenant à la poursuite de l'étude scientifique de ce combustible minéral qui mènera, je le sens, l'humanité entière vers l'avant...
Il ne put se retenir, reprit un fragment de terre et l'examina avec une petite loupe d'écaillé et d'ébène. C'était un des arts du vieux Savary que de posséder, dans le plus complet dénuement, les objets les plus variés qu'il semblait créer pour les besoins de la cause, avec une habileté de prestidigitateur. Angélique lui demanda d'où il tenait cette loupe.
– C'est mon gendre qui m'en a fait présent.
– Je ne l'avais jamais remarquée auparavant.
– Je ne la possède que depuis quelques heures. Mon gendre, ce charmant garçon, voyant ma convoitise, me l'a remise en signe de bienvenue.
– Mais... QUI est votre gendre ? demanda Angélique, croyant que le vieillard divaguait.
Savary plia la minuscule loupe et l'escamota dans les plis de son vêtement.
– Un juif du mellah de Miquenez, murmura-t-il, un changeur en métaux précieux, ainsi que l'était déjà son père. C'est vrai, je n'ai pas eu l'occasion de vous tenir au courant, mais j'ai assez bien employé les quelques heures qui se sont écoulées depuis notre arrivée dans cette bonne ville de Miquenez. Elle a beaucoup changé depuis le temps de Moulay Archy. Moulay Ismaël fait construire partout ; on circule au milieu des échafaudages comme à Versailles.
– Mais... et votre gendre ?
– J'y arrive. Je vous avais dit que j'avais eu deux agréables aventures marocaines du temps de mon premier esclavage.
– Et deux fils.
– C'est cela, sauf que mes souvenirs étaient un peu imprécis, car de Rébecca Maïmoran j'avais eu, paraît-il, la joie d'avoir une fille et non un fils. C'est donc cette fille que j'ai retrouvée aujourd'hui dans la fleur de l'âge et mariée à Samuel Cayan, le changeur qui a eu l'amabilité de me donner cette loupe...
– ...En signe de bienvenue. Oh ! Savary, dit Angélique, ne pouvant se retenir de rire faiblement, vous êtes tellement français que cela me fait du bien de vous écouter. Quand vous prononcez les mots « Paris » ou « Versailles », il me semble que j'échappe à cette odeur bizarre de cèdre, de santal, de menthe, et que je suis à nouveau la marquise du Plessis-Bellière.
– Vous désirez vraiment le redevenir ? Vous désirez vraiment fuir ? insista Savary.
– Mais je vous l'ai déjà répété ! s'exclama Angélique avec un brusque mouvement de colère. Pourquoi faut-il que je vous répète cette affirmation cent fois ?
– Parce qu'il faut que vous sachiez à quoi vous vous exposez. Vous aurez l'occasion de mourir cinquante fois avant de vous trouver seulement hors du sérail, de mourir vingt fois avant de franchir les portes de l'alcassave, le palais de Moulay Ismaël, de mourir dix fois avant d'avoir quitté Miquenez, de mourir quinze fois avant d'avoir atteint Çenta ou Sainte-Croix5, de mourir trois fois avant de pénétrer dans l'un ou l'autre de ces bastions chrétiens...
– De sorte que vous ne me laissez que deux chances sur cent de réussir dans une pareille entreprise ?
– Certes.
– Je réussirai quand même, maître Savary !
Le vieil apothicaire secoua la tête d'un air soucieux.
– Je me demande parfois si vous n'êtes pas trop têtue. Forcer le sort dans cette mesure, ce n'est pas sain.
– Oh ! vous parlez maintenant comme Osman Ferradji, dit Angélique d'une voix étouffée.
– Souvenez-vous ; à Alger, vous vouliez absolument essayer une évasion que même les plus anciens esclaves, ennuyés par quinze ou vingt années de captivité n'auraient osé tenter. J'ai eu bien de la peine à vous faire prendre patience. Eh bien ! voyez, n'avons-nous pas été récompensés... J'ai trouvé la « moumie » sur les chemins du désert et de l'esclavage ! Alors, parfois, je pensais si ce sérail princier vous avait convenu, si la... personnalité du grand Moulay Ismaël ne vous avait pas trop déplu... ce serait plus simple... Oh ! je n'ai rien dit, consolez-vous...
Il lui avait pris la main et la tapotait doucement. Pour rien au monde, il n'aurait voulu faire pleurer cette grande dame qui s'était toujours montrée pour lui une amie hors pair, qui avait toujours écouté avec patience ses élucubrations de vieillard et qui avait reçu pour lui, des mains de Louis XIV, la bonbonne du précieux liquide persan. Pourquoi cette jeune femme qui pouvait tout n'était-elle pas devenue la maîtresse du Roi ? Ah ! oui, il y avait l'histoire de ce mari dont Mezzo-Morte s'était servi comme appât pour l'attirer dans un piège. Il eût été plus raisonnable qu'elle n'y pensât plus.
– Nous fuirons, lui dit-il, indulgent, nous fuirons, c'est entendu !
Il lui exposa qu'à Miquenez les chances de réussir un pareil exploit étaient quand même meilleures qu'à Alger. Les captifs, tous aux mains du roi, formaient une sorte de caste qui commençait à s'organiser. Ils avaient un chef élu, un Normand de Saint-Valéry-en-Caux nommé Colin Paturel, esclave depuis douze ans, et qui avait pris un grand ascendant sur ses compagnons de misère. Pour la première fois dans l'histoire de l'esclavage, les chrétiens de différentes confessions cessaient de se haïr et de s'entre-déchirer, car il avait formé une espèce de Conseil où un Moscovite et un Candiote représentaient les orthodoxes, un Anglais et un Hollandais les protestants, un Espagnol et un Italien les Catholiques. Lui, le Français, rendait la justice et tranchait les différends.
Il avait toutes les hardiesses pour s'adresser à Moulay Ismaël, que bien peu osaient aborder car ils y risquaient leur vie, et on ne savait pas par quelle persuasion ou habileté il avait réussi à se faire écouter du tyran. De ce fait, la situation des esclaves, tout en demeurant terrible et sans espoir en apparence, s'était améliorée. Un trésor commun, fondé sur le montant des fortunes de chacun, permettait de payer des complicités. Piccinino-le-Vénitien, ancien commis de banque, avait la haute main sur les comptes de ce trésor secret. Des Maures, attirés par l'appât d'un gros gain, acceptaient de servir de guides aux fugitifs. On les appelait les métadores. Sous leur égide, six évasions déjà avaient été tentées le mois dernier. Une avait réussi. Le roi des captifs, Colin Paturel, jugé responsable, avait été condamné à être attaché aujourd'hui même par les deux mains avec de gros clous à la porte de la ville et à demeurer ainsi suspendu jusqu'à ce qu'il expirât. La révolte avait grondé parmi les captifs devant cette condamnation qui les privait de leur chef. À coups de bâton et bientôt de lance, les gardes noirs faisaient reculer les esclaves jusque dans leur enclos, lorsqu'on avait vu reparaître Colin Paturel, appelant au calme ses frères. Ses mains s'étant déchirées après douze heures de supplice, il était tombé vivant au pied de la porte et loin de s'enfuir il était rentré paisiblement dans la ville et avait demandé à parler au Roi.
Moulay Ismaël n'était pas loin de le considérer comme protégé d'Allah. Il craignait et estimait l'hercule normand et se distrayait à s'entretenir avec lui.
– Tout ceci pour vous expliquer, madame, qu'il est infiniment préférable d'être esclave dans le royaume de Maroc que dans ce nid pourri d'Alger. Ici, l'on vit intensément, vous comprenez ?
– Et l'on meurt pareillement !
Le vieux Savary eut un mot superbe :
– C'est la même chose. Le principal, madame, pour un esclave, c'est de pouvoir se battre, et lorsqu'un homme traverse assez de tourments pour se féliciter chaque soir d'être encore vivant, cela le maintient en bonne santé. Le roi du Maroc s'est constitué un peuple d'esclaves pour bâtir ses palais, mais cela deviendra bientôt une plaie à son flanc. L'on murmure que le Normand vient de réclamer hautement au Roi de faire venir des Pères de la Trinité pour la rédemption des captifs, comme dans les autres États barbaresques. J'ai songé à une chose. Si jamais une Mission parvenait jusqu'à Miquenez, pourquoi ne lui confieriez-vous pas une missive à remettre à Sa Majesté le roi de France pour lui exposer votre triste état ?
Angélique rougit et sentit la fièvre battre à nouveau ses tempes.
– Croyez-vous que le roi de France lèverait des légions pour venir à mon secours ?
– Il se peut que son intervention et ses réclamations ne soient pas indifférentes à Moulay Ismaël. Il professe une grande admiration pour ce monarque qu'il voudrait imiter en tout et surtout dans son ambition de bâtisseur.
– Je ne suis pas tellement sûre que Sa Majesté soit vraiment soucieuse de me tirer de ce mauvais pas.
– Qui sait ?...
Le vieil apothicaire parlait la voix de la sagesse, mais Angélique eût préféré souffrir mille morts qu'une humiliation de ce genre. Tout s'embrouillait dans sa tête. La voix de Savary devint lointaine et elle s'endormit profondément tandis qu'une nouvelle aube se levait sur Miquenez.
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