– Elle veut déjà me vitrioler et m'étrangler, murmura Angélique. C'est un début. Osman Ferradji balaya d'un geste indulgent ces menaces banales :

– Toutes les femmes qui convoitent les faveurs d'un seul maître se haïssent et se combattent. Les Chrétiennes sont-elles différentes ? N'as-tu jamais connu de rivalités autour du roi des Francs ?

Angélique avala péniblement sa salive.

– Certes, dit-elle voyant passer dans un éclair d'azur l'invincible Montespan.

Ici ou là, la vie n'était que luttes, rêves tronqués, illusions meurtries. Elle était lasse à mourir.

Osman Ferradji observait son visage pâli, creusé par la fièvre. Loin de voir dans ce masque épuisé les prémices d'une défaite, il découvrait ce que la vivacité d'expression d'Angélique et ses joues habituellement pleines dissimulaient parfois : l'ossature harmonieuse trahissant une volonté farouche. La base d'un caractère indomptable se lisait tracée comme une épure sous la tendresse de la chair. Ce fut comme s'il la voyait telle qu'elle serait plus tard, dans sa vieillesse. Elle ne s'affaisserait pas, ne connaîtrait ni les bajoues ni les bourrelets gonflés, mais s'affinerait. Sa chair se rétracterait, tendue sur l'admirable dessin des os. Elle vieillirait comme l'ivoire, en s'ennoblissant comme les femmes volontaires, au génie personnel, qui surgissent enfin dans leur plénitude des trompeurs travestis de la jeunesse. Elle serait, très longtemps, très belle, même griffée de rides, même sous une couronne de cheveux blancs. L'éclat de ses yeux ne s'éteindrait qu'avec sa vie. Le crépuscule des années pâlirait, éclaircirait encore leur eau turquoise et leur donnerait une limpidité insondable, un pouvoir magnétique. C'était cette femme qu'il fallait auprès de Moulay Ismaël car si elle le voulait, il la réclamerait toujours près de lui. Osman Ferradji connaissait quels doutes assaillaient parfois le tyran. Ses tourbillons de fureur fauchant des têtes à coups de sabre étaient souvent l'expression d'un vertige qui le saisissait devant la sottise des humains, devant l'immensité de la tâche à accomplir et la conscience de sa propre faiblesse ou des embûches qui l'attendaient. Il était saisi alors d'un besoin démoniaque de se prouver à lui-même et aux autres son pouvoir.

S'il trouvait dans une femme sensuelle et attentive un refuge, il ne s'en lasserait point !

Elle serait l'assise, le point d'appui d'où il s'élancerait pour conquérir l'Univers dans les plis de l'étendard vert du Prophète.

Il murmura en arabe :

– Toi, tu peux tout...

Angélique l'entendit dans son demi-sommeil. Elle donnait bien souvent à d'autres cette impression d'être invincible. Et pourtant elle se sentait si faible. « Vous POUVEZ tout », lui disait le vieux Savary lorsqu'il lui demandait de reprendre sa chère moumie minérale au roi Louis XIV. Et elle avait réussi. Il était loin, ce temps-là ! Le regrettait-elle ? Mme de Montespan avait voulu l'empoisonner, tout comme Leïla Aïcha et l'Anglaise...

– Voulez-vous que je fasse venir près de vous ce vieil esclave qui connaît de nombreuses médecines et avec lequel vous aimez vous entretenir ? demanda Osman Ferradji.

– Oh ! oui. Oh ! Je voudrais tant revoir mon vieux Savary. Le laisserez-vous donc pénétrer dans le harem ?

– Il le peut avec ma haute permission. Son âge, sa grande science et ses vertus l'y autorisent. Personne ne se scandalisera de le voir, car il a toutes les qualités et l'aspect d'un santon4. S'il n'était pas Chrétien je serais tenté de le prendre pour un de ces êtres que nous vénérons comme étant pénétrés de l'esprit d'Allah. Durant le voyage il a paru se livrer à des travaux magiques, car des vapeurs étranges s'échappaient du chaudron où il faisait cuire ses « bilongos » et j'ai vu deux Noirs qui étaient hallucinés et étourdis pour avoir respiré ces vapeurs. T'a-t-il révélé les secrets de sa magie ? interrogea le Grand Eunuque avec intérêt.

Angélique secoua la tête.

– Je ne suis qu'une femme, dit-elle, sachant que cette modeste réponse rehausserait l'estime d'Osman Ferradji pour la sagesse et la science mystérieuse de Savary.

Chapitre 12

Elle eut quelque peine à le reconnaître. Il s'était teint la barbe en rouge-brun, ce qui lui donnait l'apparence d'un ermite marocain, apparence accentuée par une sorte de djellaba couleur de rouille en poil de chameau dans laquelle se perdait son corps fluet. Il paraissait en bonne forme physique quoique maigre comme un vieux sarment et tanné comme une noix. Elle le reconnut à sa paire de grosses lunettes, derrière lesquelles ses yeux rayonnaient.

– Tout va bien, chuchota-t-il en croisant ses jambes pour s'asseoir près d'elle, jamais je n'aurais pu imaginer que les événements s'arrangeraient si merveilleusement. Allah... hum ! je veux dire Dieu, nous a guidés par la main.

– Vous avez trouvé des complices, un moyen de fuir ?

– Fuir ?... Ah ! oui, oui, cela viendra en son temps, ne vous impatientez pas. En attendant, regardez.

Des plis de sa houppelande, il mit au jour une sorte de poche d'étoffe et, avec un sourire qui joignait les deux oreilles, se mit à en extraire des fragments d'une matière noire et poisseuse.

Les yeux fatigués par la fièvre, Angélique dit avec lassitude qu'elle ne voyait pas ce qu'il lui présentait.

– Eh bien ! si vous ne voyez pas, sentez, dit Savary en lui mettant sous le nez la chose innommable.

L'odeur fit sursauter Angélique, et malgré elle un sourire lui échappa.

– Oh ! Savary... La MOUMIE !...

– Oui, la moumie, dit Savary, jubilant. La moumie minérale, la même que celle qui coule des rochers sacrés en Perse, mais cette fois à l'état solide.

– Mais... comment est-ce possible !...

– Je vais tout vous raconter, dit le vieil apothicaire en se rapprochant encore.

Avec des regards furtifs et des accents de prophète il fit le récit de sa découverte. C'était arrivé au cours de la longue marche de la caravane, en traversant la région des étangs salés, les Chotts Naama aux confins de l'Algérie et du Maroc.

– Vous vous souvenez de ces longues étendues arides, miroitantes de sel au soleil ?

Rien de précieux ne semble être détenu par ces paysages désolés. Et c'est alors... devinez ce qui s'est passé ?

– Un miracle, sans doute, dit Angélique, touchée de tant de foi naïve.

– Oui, un miracle, vous l'avez dit, chère marquise, s'exclama Savary, exalté. Si j'étais un fanatique je parlerais du « miracle du chameau »... Écoutez...

Il avait remarqué, dit-il, un chameau squameux, pareil à un vieux rocher de mousse jaune, que la gale avait mis à nu en partie. Un soir, à la halte, ce chameau s'était mis à humer le sol. Il avait pris le vent et s'était enfoncé vers le désert, reniflant à intervalles le sol des dunes. Savary, qui ne dormait pas, le suivit, désireux de ramener la bête vagabonde au chamelier qui récompenserait l'esclave d'une ration supplémentaire de semoule. Ou peut-être poussé par une « prémonition », le doigt d'Allah... hum... de Dieu. Les sentinelles qui le confondaient souvent avec un Arabe ou un juif ne prirent guère garde à lui. Elles somnolaient pour la plupart. Il n'y avait pas à craindre d'attaques de bandits et encore moins d'évasions d'esclaves chrétiens, dans ces zones où l'on pouvait marcher des jours et des jours sans trouver trace de nourriture et d'eau potable.

Le chameau alla, longtemps, dépassant les dunes, où Savary faillit être englouti par du sable meuble, puis il sortit sur un espace plus dur, de terre et de sel agglutiné. Avec ses pattes étranges qui ne sont pas des sabots mais des sortes de semelles élastiques, le chameau s'était mis à écarter les blocs de cette croûte, puis à arracher avec sa gueule des morceaux et à creuser un trou.

– Un chameau creusant un trou avec ses pattes qui ne peuvent supporter le contact des cailloux, avec ses genoux, avec ses dents, j'ai vu cela. Vous ne me croyez pas ? interrogea Savary en regardant Angélique avec un soudain soupçon.

– Mais si...

– Vous vous imaginez que j'ai rêvé ?

– Certes non.

– ...Alors cette bête déterra de cette terre brune, que vous-même n'avez pas manqué de reconnaître aussitôt. Puis il en sortit avec sa gueule de pleines pelletées, qu'il aligna sur le bord du trou, formant méthodiquement un matelas, sur lequel il se roula et se frotta de toutes parts.

– Et sa gale guérit miraculeusement ?

– Elle guérit mais vous devriez savoir qu'il n'y a là-dedans rien de miraculeux, rectifia Savary. Vous avez déjà constaté, comme moi, l'heureux effet médicinal de la moumie sur les maladies de peau. Cependant, faisant moi-même provision de ces morceaux de terre, je n'avais pas encore remarqué l'analogie existant entre eux et la divine liqueur persane et je comptais m'en servir aussi comme onguent pour mes malades. Mais voici que je LA reconnus !

Et, en même temps, je faisais une découverte scientifique prodigieuse.

– Ah ? Encore ? Laquelle ?

– Celle-ci, madame. Le SEL SUIT la moumie minérale. C'est exactement comme en Perse. D'ailleurs, plus n'est besoin pour moi d'aller en Perse. Je sais qu'en retournant dans le Sud-Algérien, je retrouverai des gisements peut-être immenses de la substance précieuse et qui ont au moins le mérite de n'être pas gardés comme les gisements de Perse réservés au Shah. Je pourrai y retourner librement.

Angélique soupira.

– Les gisements ne sont peut-être pas gardés comme en Perse mais c'est vous qui l'êtes, au Maroc, mon cher Savary. Est-ce que cela change beaucoup votre sort ?

Elle se reprocha son scepticisme envers son seul ami et, se ravisant, félicita chaudement Savary qui fondit de gratitude, proposant aussitôt de faire venir une brassée d'épineux et un plat de cuivre ou de terre.