Soudain les ennuques furent là, les entourant. Ils étaient entrés, noirs et furtifs comme des démons. Angélique les devina avant son amant, plongé dans les délices de sa voluptueuse besogne. Elle poussa un cri aigu...
Ils se saisirent de l'homme, les arrachèrent l'un à l'autre, et le traînèrent au-dehors...
*****
Au matin, la caravane passa sous les remparts rouges de la forteresse. Angélique était à cheval. Aux branches d'un vieil olivier argenté, elle aperçut un corps supplicié. L'homme était suspendu par les pieds. À terre, au-dessous de lui, fumaient les restes d'un feu qui avait calciné la tête et les épaules. Angélique tira sur les mors. Elle ne pouvait détacher les yeux de l'affreux spectacle. Elle était sûre, certaine que ce corps était celui du beau dieu bronzé qui l'avait visitée cette nuit-là. Le cheval blanc du Grand Eunuque vint se ranger à ses côtés. Angélique se tourna lentement vers lui.
– Vous l'avez fait exprès, Osman Bey, fit-elle d'une voix entrecoupée. Vous l'avez fait exprès, n'est-ce pas ?... C'était pour cela que la Circassienne n'était pas sous ma tente. Vous saviez qu'il allait chercher à m'atteindre... Vous l'avez laissé glisser, ramper, parvenir jusqu'à moi. J'ai de la haine pour vous, Osman Bey... DE LA HAINE !...
À son regard farouche, Osman Ferradji opposait le miroir impénétrable de ses vastes yeux égyptiens. Il répondit par un sourire.
– Sais-tu qu'il a parlé avant de mourir ? Il a dit que tu étais chaude et fougueuse et que la mort n'était rien pour l'homme qui avait goûté le plaisir entre tes bras... Tu m'avais menti, Fizouré ! Tu n'es pas indifférente, ni inexpérimentée aux tâches de l'amour.
– J'ai de la haine pour vous, répéta Angélique.
Mais elle avait peur aussi. Elle commençait à comprendre qu'elle ne serait pas de force avec lui.
*****
Aux approches de Fez, les traces des batailles qui s'y étaient déroulées se révélèrent. Chevaux morts, cadavres couchés dans les plis du sol rose et gris. Un nuage tournoyant de vautours remuait son ombre au-dessus de la ville. Aux remparts couleur d'or trois mille têtes saignaient, fichées aux crocs de fer prévus pour ces macabres exhibitions et une vingtaine de croix de bois, plantées par trois, où agonisaient des corps liés et mutilés, donnaient aux collines environnantes des allures de Golgotha.
La puanteur des charniers était telle qu'Osman Ferradji ne voulut pas entrer dans la ville et alla camper à l'écart.
Le lendemain, des messagers apparurent, portant au Grand Eunuque les souhaits de son roi et l'heureuse annonce que le neveu félon Abd-el-Melek avait été capturé et que des régiments de janissaires le ramenaient vivant. Moulay Ismaël venait lui-même au-devant du vaincu avec deux mille chevaux et mille fantassins, quarante esclaves chrétiens qui portaient une grande chaudière, un quintal de goudron et autant de suif et d'huile. Ils étaient suivis d'une charretée de bois et de six bouchers, tous le couteau à la main. On était proche de Miquenez. La caravane se divisa, certains groupes prenant les chemins de la ville, d'autres établissant le campement, tandis qu'Osman Ferradji prenait avec lui un groupe de cavaliers, les jeunes garçons de Mezzo-Morte montés sur leurs chevaux, trois des plus belles femmes qu'il installa, l'une sur un chameau blanc, l'autre sur un chameau gris, la troisième sur un chameau roux. Des porteurs et des esclaves suivaient, avec quelques-uns des plus beaux cadeaux de l'amiral d'Alger. Le Grand Eunuque aborda Angélique, qui se tenait à l'écart sur son cheval.
– Enveloppe-toi étroitement dans ton haïck de laine si tu ne veux pas que Moulay Ismaël te connaisse aujourd'hui, recommanda-t-il sèchement.
La jeune femme ne se le fit pas dire deux fois. Fatima, sa suivante, l'aida à se transformer en cocon, ce qui ne la mettait pas à l'aise pour conduire sa monture. Elle eût souhaité que le chef du Sérail la laissât au campement ou la dirigeât sur la ville, mais le maître tenait à ce qu'elle Fût présente. Cependant trois eunuques, auxquels le chef du Sérail avait fait des recommandations spéciales de silence, escortaient la captive française et étaient chargés à l'occasion de décourager les curiosités à son endroit. Elle devait voir sans être vue. Très vite d'ailleurs il se précisa que la foule qui s'assemblait sous le ciel de feu aurait le choix d'un spectacle qui lui ôterait l'envie de toute autre curiosité.
Chapitre 10
En débouchant sur le rebord d'un petit plateau rocheux, Angélique découvrit la cavalerie de Moulay Ismaël, en pleine fantasia. D'admirables chevaux paraissaient voler sans densité dans la lumière incandescente, avec lesquels semblaient faire corps les cavaliers dont le vent et la charge gonflaient les burnous. Ils parcouraient la plaine dans un ébouriffement de crinières et de queues, voletant, repartant, s'arrêtant net en frémissant. Formant contraste avec ce tableau exubérant de couleurs et de vivacité, débouchait sur la gauche un groupe d'esclaves chrétiens couverts de sueur et de poussière, la barbe et les cheveux hirsutes, leurs caleçons haillonneux retroussés jusqu'en haut des cuisses laissant voir leurs jambes striées de coups de cour-bâche, et qui portaient en ahanant un énorme chaudron de fonte qu'on eût dit dérobé aux cuisines de l'Enfer. Plus prosaïquement, cette vaste cuve, où deux hommes entiers eussent pu cuire comme des poulets, avait été destinée aux rhumeries des Américains, mais les corsaires saléites3 en avaient fait don à leur souverain. Les esclaves l'avaient portée sur quatre lieues depuis Miquenez et se demandaient avec angoisse si l'on avait l'intention de prolonger longtemps Ta promenade. Ils arrivaient à un carrefour où poussaient au bord d'un puits des palmiers indolents. La charrette avec les bourreaux et le bois venait d'arriver. Auprès d'eux, assis, jambes croisées sur un carré de pourpre, se tenait un personnage vêtu de jaune que deux petits Noirs éventaient. Ce fut vers lui qu'Osman Ferradji descendu de sa monture se dirigea, ployant sa haute taille en multiples saluts pour se prosterner et, enfin le front dans la poussière. Le personnage en jaune, sans doute un alcaïd haut placé, répondit en touchant de la main son front et son épaule et en la posant ensuite sur la tête d'Osman Ferradji. Puis il se leva et le Grand Eunuque l'imita. Tout homme près de ce dernier paraissait de petite taille. L'alcaïd, plus grand que la moyenne, lui atteignait l'épaule. Ses vêtements étaient simples : une ample robe dont il relevait les manches pour laisser ses bras nus et un burnous d'un safran plus foncé que la robe, avec une capuche terminée d'une touffe noire. Un turban de mousseline crème assez volumineux le coiffait. Comme il approchait, Angélique vit que c'était un jeune homme aux traits négroïdes dont le teint foncé montrait cependant des zones de clarté, des luisances de bois clair aux pommettes, au front, à l'arête du nez. Une courte barbe noire garnissait son menton bien modelé. Il se mit à rire avec gaieté en voyant sept des caravaniers d'Osman Ferradji s'avancer vers lui, tenant chacun par la bride les splendides chevaux sellés qu'envoyait Mezzo-Morte au Sultan du Maroc. Les Noirs se prosternèrent le front contre terre.
Angélique se pencha vers l'un des eunuques, le gros poussah Rafaï et lui chuchota en arabe :
– Qui est cet homme ?
Les yeux du Noir brillèrent.
– C'est LUI... Moulay Ismaël, notre souverain...
Il ajouta, en roulant ses prunelles blanches comme des billes d'agate :
– Il rit, mais c'est nous qui devons trembler. Car il a revêtu le jaune, la couleur de sa colère.
Cependant les captifs, croulant sous le poids de leur charge, entamèrent un concert de gémissements.
– Que faisons-nous du chaudron, Seigneur ? Que faisons-nous du chaudron ?
Moulay Ismaël le leur fit déposer sur un vaste feu de bois qu'on venait d'allumer. On versa la poix, l'huile et le suif pour la délier. Les heures suivantes se passèrent à présenter les premiers cadeaux algérois. Dans la chaudière, le goudron commençait à fumer lorsqu'un vacarme assourdissant de tambourins, de salves de mousquets et de cris déchirants annonça l'arrivée du rebelle vaincu.
Le neveu du sultan, Abd-el-Malek, était du même âge que l'oncle qu'il avait combattu, c'est-à-dire fort jeune. Il était monté sur une mule, les poings liés derrière le dos. Son lieutenant, Mohammed-el-Hamet, le suivait, également ligoté sur une mule, et toute sa smala poussée en avant par les janissaires qui les avaient rattrapés dans leur fuite. Les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles et poussaient des hurlements farouches. Moulay Ismaël, d'un signe, fit avancer son cheval noir et bondit en selle. Il parut soudain se transformer, grandir, se gonfler étrangement dans l'envol de son burnous couleur de soleil, tandis qu'il faisait cabrer à plusieurs reprises sa monture aux yeux de feu. Sur l'émail bleu du ciel, son visage prit des reflets de bronze, les nuances mouvantes de l'acier en fusion traversé d'éclairs et de zones obscures. Son regard, sous l'arcade des sourcils charbonneux, devint pénétrant et redoutable. Il brandit son javelot et se lança dans un court galop, stoppant net à quelques pas de ses ennemis enchaînés. Abd-el-Malek descendu de sa mule et se jetant à terre se prosterna à plusieurs reprises. Le roi lui appuya sa lance sur l'estomac. Le malheureux prince jetait ses regards sur la chaudière où bouillonnait la poix et sur Tes bouchers armés de leurs coutelas et l'effroi le gagnait. Il ne craignait pas la mort, mais Moulay Ismaël était réputé pour la cruauté des supplices qu'il infligeait à ses ennemis. Abd-el-Malek et Moulay Ismaël avaient été élevés ensemble dans le même harem. Ils avaient fait partie de la même bande redoutable que représentait la descendance d'un grand chérif, troupe de petits loups cruels que personne n'osait corriger et dont la plus innocente des distractions consistait à cribler des flèches de leurs sarbacanes les esclaves chrétiens au travail. Ils avaient le même jour mis les pieds dans leurs premiers étriers, tué ensemble leurs premiers lions au javelot et ensemble participé aux raids de soumission du Tafilelt. Ils s'aimaient comme des frères, jusqu'au jour où les tribus du Sud et des montagnes de l'Atlas s'étaient tournées vers Abd-el-Malek pour lui faire remarquer que ses droits au trône de Marocco étaient plus certains que ceux d'un fils de concubine soudanaise. Abd-el-Malek, de race pure, Maure d'ascendance kabyle, avait répondu à l'appel de son peuple. Ses chances, au départ, dépassaient de loin celles de son oncle. La ténacité, le sens de la guerre, l'impérieux pouvoir que Moulay Ismaël avait sur les êtres, avaient amené la victoire de ce dernier.
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