Et voici qu'elle lui faisait l'aveu d'une infirmité impardonnable pour une courtisane qu'il voulait voir s'élever au rang de favorite appelée à retenir la passion de Moulay Ismaël par toutes les déductions de l'intelligence et des sens.

Brusquement, il devint inquiet car, en effet, il avait remarqué, en la laissant aller et venir librement dans le caravansérail qu'elle ne cherchait jamais à attirer les hommes. Elle ne se troublait pas sous les regards hardis des chameliers ou des guerriers et elle n'avait jamais de ces coups d'œil sournois des femmes vers les jambes musclées ou les reins d'un beau mâle. Il savait que les Chrétiennes occidentales sont souvent froides et très peu savantes aux travaux de l'amour, qu'elles semblent redouter et considérer avec honte. Il trahit son désarroi en s'exclamant tout haut en arabe.

– Que vais-je faire de toi ?

Angélique comprit et envisagea l'occasion inespérée de gagner du temps.

– Vous n'avez pas besoin de me présenter à Moulay Ismaël. Dans ce harem où vous dites qu'il y a près de 800 femmes je pourrai fort bien me tenir à l'écart, me mêler aux servantes. J'éviterai toutes occasions de me trouver en face du Sultan. Je porterai toujours un voile et vous pourrez raconter que je suis une malheureuse défigurée par une maladie de peau...

Osman Ferradji arrêta d'un geste agacé ces imaginations. Il dit qu'il allait réfléchir. Angélique, avec ironie, le regarda s'éloigner. Tout au fond, elle éprouvait un certain remords de l'avoir tellement attristé...

Chapitre 9

L'arrivée au Maroc marqua un changement immédiat. Les bandits s'évanouirent de l'horizon. À leur place se dressèrent les casbahs de pierres grossières, trapues, que Moulay Ismaël taisait bâtir par ses légions en tous les coins de son royaume. La garnison, composée des nègres à turban rouge, galopait au-devant de la caravane. On campait aux alentours de douars dont le chef s'empressait aussitôt d'apporter volailles, lait et moutons. Après le départ de la caravane, il faisait brûler des fagots de roseaux blancs avec leurs feuilles afin de purifier la terre du passage des esclaves chrétiens. On était dans un pays sérieux et très religieux. Des nouvelles parvinrent. Moulay Ismaël était en guerre contre un de ses neveux, Abd-el-Malek, qui avait soulevé des tribus et s'était enfermé dans Fez. Mais déjà l'on célébrait la victoire du grand Sultan. Un messager apporta à Osman Ferradji les souhaits de bienvenue de son souverain qui se réjouissait de revoir son meilleur ami et conseiller. Fez venait de tomber entre ses mains et les bouakers noirs y passaient au tranchant du cimeterre tous ceux qu'ils trouvaient les armes à la main.

Le « safari » se trouvait alors à deux journées de Fez, bivouaquant au pied d'une haute forteresse aux tours carrées et crénelées. L'Alcaïd Alizin qui la gouvernait décida d'offrir de grandes réjouissances en l'honneur de ces triomphes et de la visite du Grand Eunuque et Grand Vizir Osman Ferradji.

Au milieu du vacarme des longs fusils jetant leurs flammes dans la zébrure des flèches lancées vers le ciel, dans l'envol des burnous jaunes, verts, rouges, les magnifiques chevaux noirs et blancs tournoyèrent la « fantasia », « la diffa ». Angélique avait été conviée au repas de l'Alcaïd. Elle n'avait point osé refuser cette invite qui avait pris la rigidité d'un ordre sur les lèvres du Grand Eunuque, fort sombre depuis quelques jours. La tente était dressée au pied de la citadelle. Elle était immense, faite de poil de chameau et de tapis et les pans relevés laissaient apercevoir la foule des curieux, lumineux, sous le soleil.

Jusqu'au soir les plats défilèrent : moutons rôtis, salmis de pigeons accompagnés de fèves et d'amandes, pâtisseries feuilletées, le tout rehaussé de poivre qui incendiait la bouche. Maintenant, c'était le soir, l'heure des danses et des chants. Deux grands brasiers remplaçaient la lueur du soleil, éclairant en arrière-plan la falaise rouge du mur de la casbah. Aux sons frêles des flûtes et du battement des tambourins, les danseuses se dressaient, prenaient place, empaquetées dans leurs jupes de couleur superposées, faisant tinter leurs bracelets d'or. Elles avaient le visage découvert, marqué de signes bleus. Elles formaient un demi-cercle, étroitement serrées l'une contre l'autre. Derrière elles, s'amassaient les hommes, puis les cavaliers.

La danse commença. C'était la danse de l'amour « l'ahidou ». Peu à peu on devinait, derrière le voile épais des robes superposées, le tressautement spasmodique des ventres, tandis que les musiciens, courant ça et là comme des diables, excitaient de leurs instruments la fiévreuse incantation. Cela dura longtemps, le rythme s'accélérant sans cesse. Les danseuses ruisselaient de sueur.

Leurs visages aux yeux clos, aux lèvres entrouvertes dévoilaient leur volupté secrète. Sans un attouchement, elles atteignaient au paroxysme du plaisir et sous les yeux dévorants des hommes tendus, avides, livraient le visage mystérieux de la femme comblée où se reflète à son insu joie et douleur, extase et peur. Comme frappées par la foudre invisible que la danse avait développée en elles, elles défaillaient, ne tenaient plus debout que par leur pression étroite, épaule contre épaule. L'instant allait venir où elles se renverseraient sur le sol, offertes. La sensualité qui émanait de cette foule était si oppressante qu'Angélique baissa les yeux. La contagion de cette fièvre d'amour la gagnait.

À quelques pas d'elle, un Arabe fixait son visage dévoilé. C'était un des officiers de l'alcaïd, son neveu, Abd-el-Kharam. Angélique avait remarqué sa beauté de statue, son teint de palissandre où luisaient deux prunelles sombres et une denture blanche quand il avait souri aux compliments d'Osman Ferradji.

Maintenant, il ne souriait plus. Il ne quittait pas des yeux la captive française dont le visage si blanc et surprenant luisait dans la pénombre. Angélique finit par être attirée et tourna la tête. Elle tressaillit en recevant l'appel de ses grands yeux noirs exigeants et passionnés. Elle voyait frémir ses lèvres fortes et son menton glabre, frappé d'une fossette, qui avait la beauté pleine des bronzes romains. Angélique chercha à ses côtés Osman Ferradji. Le Grand Eunuque s'était-il aperçu de l'attention dont sa captive était l'objet ?...

Mais il venait de s'éloigner et c'était peut-être cette absence qui avait donné au jeune prince l'audace de la fixer ainsi.

Les flammes se mouraient, projetant des ombres gigantesques sur le mur, dont peu à peu la tache pourpre rentrait dans les ténèbres.

Les soubresauts des flammes semblaient accompagner ceux des corps et des voix qui ne s'élevaient que pour s'éteindre, passant d'un cri rauque à un sourd murmure, à un râle informulé, pour s'élancer à nouveau... retomber...

Des silences naissaient où l'on entendait se froisser sur le sable les piétinements infatigables des danseuses. Lorsque le piétinement s'arrêterait, lorsque le dernier tison aurait jeté sa lueur, un élan pousserait l'un vers l'autre le groupe des hommes et des femmes.

*****

Inlassablement, les yeux d'Angélique revenaient vers ce visage immobile et comme fasciné du jeune prince. D'autres la regardaient aussi, mais celui-ci la désirait avec une ardeur presque effrayante comme l'avait désirée Naker-Ali. Le goût de répondre à ce désir se glissa en elle. Elle reconnut la faim qui creuse soudain jusqu'aux entrailles et se sentit faible et prise de vertige. Elle voulut baisser les yeux puis le regarda encore. Elle devait avoir une expression éloquente, car un sourire triomphant étira les lèvres du jeune homme. Il fit un signe. Angélique détourna vivement la tête et ramena son voile sur son visage. La nuit s'épaississait. Dans cette ombre complice le mouvement des danseuses se ralentissait. Elles s'effondraient une à une, et c'était vers elles, du rang des hommes, des glissements furtifs, des bonds silencieux de chasseur sur la proie longtemps guettée. Après l'attente infinie des danses et des rites, venait l'instant de l'aboutissement, du rite suprême.

Les instruments de musique s'étaient tus. Le feu lançait un dernier éclat.

La captive, gardée par les eunuques, fut ramenée à sa tente, à travers les ténèbres. Elle fut jetée sur son divan de soieries et le pan de l'ouverture retomba. Elle appela sa compagne la Circassienne, mais celle-ci n'était pas là ce soir. Angélique se retrouva devant la solitude et son trouble dévorant.

Au-dehors les eunuques, indifférents à la fièvre érotique qui envahissait le campement, reprenaient la garde des femmes réservées.

Angélique respirait avec peine. La nuit était lourde. Tous les bruits semblaient s'être tus, hormis ceux, révélateurs, de l'immense accouplement qui se déchaînait au-dehors, à même le sol, réitéré, inlassable.

Elle se sentait malade et honteuse de sa fièvre, les nerfs à fleur de peau. Elle ne perçut pas le crissement léger d'un poignard fendant l'étoffe, à l'arrière de la tente, ni le glissement d'un corps souple à l'intérieur. Ce ne rut que lorsqu'une main fraîche et ferme se posa sur sa chair brûlante qu'elle sursauta, mortellement effrayée. Une lueur diffuse lui permit de reconnaître le visage triomphant et altéré qui se penchait sur elle.

– Vous êtes fou !

À travers la mousseline de sa chemise, elle sentait qu'il la caressait et la cherchait, tandis que le sourire du prince Abd-el-Kharam ressemblait à un éclat de lune au-dessus d'elle. D'un coup de reins, elle se mit à genoux sur les coussins. Les mots arabes fuyaient sa mémoire. Elle réussit cependant à composer une phrase :

– Va-t'en ! Va-t'en ! Tu risques la mort.

Il répondit :

– Je sais. Mais qu'importe ! Il faut... C'est la nuit d'amour.

Il était aussi à genoux près d'elle. Ses bras musclés entourèrent sa taille d'un cercle d'acier. Alors elle vit qu'il était venu à demi nu, vêtu seulement d'un pagne, prêt pour l'amour. Sa chair lisse, à l'odeur poivrée, se collait à la sienne. Elle essaya de le repousser sans bruit, mais il la ployait déjà sous la force sauvage de son désir. Il la renversait lentement et elle défaillait, livrée à cette possession inconnue, irrésistible et violente. La menace de mort, qui planait sur eux, augmentait la tension de son corps. Le silence redoutable accompagna leurs gestes à la fois mesurés et passionnés et rendit plus savoureux, comme un fruit interdit, le déferlement du plaisir.