La longue taille d'Osman Ferradji se ploya aux côtés d'Angélique et le Grand Eunuque s'informa, aimable :
– Comprenez-vous assez l'arabe pour suivre les paroles du poète ?
– Oui, assez pour avoir des cauchemars. Votre Moulay Ismaël me semble surtout un sauvage assoiffé de sang !
Osman Ferradji ne répondit pas aussitôt. Il prit entre trois doigts la petite tasse dans laquelle un esclave lui présentait le café bouillant.
– Quel empire ne s'est pas construit sur le meurtre, les guerres et le sang ? dit-il. Moulay Ismaël parvient à peine à la fin de sa haute lutte contre son frère Moulay Archy. Il descend de Mahomet par son père. Sa mère était une négresse soudanaise.
– Osman Ferradji, vous ne pensez pas sérieusement à me présenter à votre souverain pour être de ses innombrables concubines ?
– Non pas, mais pour être sa troisième femme et sa favorite en titre.
Angélique s'était résolue à employer un stratagème auquel nulle femme au monde ne se résigne de plein gré. Elle avait décidé d'ajouter cinq... non, sept... finalement, dix bonnes années à son âge véritable.
Elle avoua donc au chef du Sérail qu'elle atteignait la quarantaine. Comment pouvait-il songer, lui, pourvoyeur des plaisirs d'un souverain aussi difficile, à présenter comme favorite une femme sur son déclin, alors que lui-même lui confiait dernièrement les soucis que lui causait l'entretien des concubines délaissées qu'il devait parquer dans quelque lointaine casbah, tandis que le harem se renouvelait sans cesse de fraîches jouvencelles entre quinze et vingt ans ?
Osman Ferradji l'écoutait, un sourire gouailleur au coin des lèvres.
– Ainsi vous êtes très âgée, dit-il.
– Oui, très, confirma Angélique.
– Ce n'est pas pour déplaire à mon maître. Il est fort capable d'apprécier l'esprit, la sagesse et l'expérience d'une femme âgée, surtout lorsque cet esprit se dissimule dans un corps qui a gardé toutes les séductions de la jeunesse.
Il la regarda en face, un peu moqueur.
– Un corps de jeune fille, un regard de femme mûre, la force, la langueur, la science amoureuse et peut-être la perversité d'une femme au sommet de son épanouissement, il y a tout cela en toi, et ces contrastes piquants ne sont pas pour déplaire à mon maître. Lui-même les devinera au seul regard qu'il posera sur toi, car il est vrai que sa divination des autres est pénétrante malgré sa jeunesse et malgré son tempérament frénétiquement voluptueux, que sa filiation nègre a contribué à lui conserver. Il pourrait sombrer, la flamme de ses sens brûlant d'un feu toujours avivé par la variété des séductions qu'on lui présente. Il pourrait perdre son temps et ses forces dans une lutte épuisante pour la satisfaction de ses appétits. Mais déjà, il se révèle homme de génie. Il se montre physiquement et moralement supérieur à la tentation comme à la fatigue. Sans négliger les attraits de ses concubines ou plutôt sachant les négliger à temps, il est capable de s'attacher à une seule femme s'il reconnaît vraiment en elle le reflet de sa propre force morale. Sais-tu l'âge de sa première femme, sa favorite, près de laquelle il vient chercher conseil ? Au moins quarante années... mais bien réelles cette fois. Elle est énorme et si grande qu'elle le domine d'une tête, lui déjà de belle taille... Et noire comme le fond d'un chaudron. En la voyant on peut se demander par quel endroit elle a tellement gagné le cœur du Roi qu'elle a si grand pouvoir sur son esprit.
« Sa seconde femme, par contre, ne doit pas avoir beaucoup plus de vingt ans. C'est une Anglaise, que les corsaires de Salé ont capturée alors qu'elle se rendait avec sa mère à Tanger, où son père était en garnison. Elle est blonde et rose et d'une grâce extraordinaire. Elle eût pu asservir l'esprit de Moulay Ismaël, mais...
– Mais ?
– Mais Leïla Aïcha, la première femme, l'a prise sous sa domination et elle ne fait rien sans lui en référer et lui obéir. C'est en vain que j'ai essayé de former son esprit et de la dégager de cette influence. La petite Daisy, qu'on appelle Valina depuis qu'elle est musulmane, n'est point sotte pourtant, mais la sultane Leïla Aïcha ne la laissera point d'échapper.
– N'êtes-vous pas le fidèle serviteur de votre souveraine Leïla Aïcha ? demanda Angélique.
Le Grand Eunuque s'inclina à plusieurs reprises, portant la main à l'épaule et au front et protestant hautement qu'il était tout dévoué à la Sultane des sultanes.
– Et la troisième femme ?
Les yeux d'Osman Ferradji se rétrécirent, selon sa mimique habituelle.
– La troisième femme aura la cervelle solide et ambitieuse de Leïla Aïcha et le corps de neige et d'or de l'Anglaise. En elle mon maître goûtera à toutes les voluptés, au point qu'il n'y aura plus d'autres femmes à ses yeux.
– Et elle suivra aveuglément et en tout les conseils du Grand Eunuque, chef du Sérail ?
– Et elle s'en trouvera fort bien et mon maître aussi, et le royaume de Marocco également.
– C'est pour cela que vous ne m'avez pas fait couper la tête, à Alger ?
– Sans doute.
– Pourquoi ne m'avez-vous pas fait fouetter jusqu'au sang, comme chacun me le promettait ?
– Tu ne me l'aurais jamais pardonné ! Aucune parole, aucune promesse, aucune attention n'aurait pu désormais effacer ton ressentiment, n'est-il pas vrai, petite Firouzé ?
Pendant qu'ils parlaient, la nuit tombait et les feux rouges s'épanouissaient çà et là, au sein de la caravane assemblée pour la nuit dans un bourdonnement confus de voix, de sons de flûtes grêles et de tambourins. Parfois éclataient les cris hideux des chameaux, le hennissement des chevaux, les bêlements des moutons, dont on emmenait tout un troupeau pour en immoler un chaque soir.
À chaque foyer, on voyait se soulever dans les chaudrons le cœur onctueux de la semoule de blé dur. Arabes, porteurs, guerriers, esclaves aussi, se pressaient, avalant à petites gorgées la soupe brûlante, parfumée de coriandre, relevée d'un semblant d'huile, douce comme de la crème. Les plats de kébab circulaient offrant les morceaux de viande hachée, roulés sur la cuisse et frits au suif de mouton. La viande n'était réservée qu'aux maîtres, mais les esclaves avaient cependant droit aux légumes bouillis corsés de piment. La chaleur ne tombait plus du ciel mais s'exhalait de la terre, baignant les êtres et les choses dans une haleine de four où s'exaspéraient des odeurs de suint et de friture dominées par des bouffées d'exquise menthe fraîche.
La voix d'un chanteur s'éleva, puissante, effaçant les sons monocordes et criards de la musique musulmane. C'était un esclave napolitain auquel le ciel étoile et le réconfort du bivouac dans le silence du désert redonnaient la joie du cœur. Il oubliait sa servitude. Tout à coup, il se sentait uni aux charmes de cette vie errante, image de liberté même pour celui qui marche enchaîné.
Et parce qu'Angélique se sentait glisser sur la pente d'une tentation semblable, celle de consentir à sa captivité, elle dit vivement :
– Ne comptez pas sur moi, Osman Ferradji ! Ma destinée n'est pas de devenir l'odalisque d'un sultan demi-nègre.
Le Grand Eunuque ne se froissa pas.
– Qu'en sais-tu ? La vie que tu laisses derrière toi vaut-elle la peine d'être regrettée ?...
« Où voudrais-tu donc vivre ? Pour quel monde as-tu été créée, ma sœur Angélique ? » lui disait Raymond, son frère, en la regardant de ses yeux perçants de jésuite.
– Dans le harem du grand sultan Ismaël tu auras tout ce qu'une femme peut désirer : puissance, volupté, richesse...
– Le roi de France lui-même a mis toutes ses richesses et sa puissance à mes pieds et je les ai refusées !
Elle avait quand même réussi à l'étonner.
– Est-ce possible ? Tu t'es refusée à ton souverain alors qu'il t'en suppliait ? Serais-tu alors une femme insensible aux jouissances de l'amour ? C'est impossible. Il y a en toi une liberté, une démarche de femme qui se trouve à l'aise parmi les hommes. Tu possèdes l'élan vital, la hardiesse du sourire et du regard des courtisanes-nées. Je ne peux m'y tromper...
– Pourtant c'est ainsi, insista Angélique, enchantée de le voir soucieux. J'ai déçu tous mes amants et devenue veuve j'ai préféré mener une vie tranquille et dépouillée de ces ennuis que causent les intrigues amoureuses. Ma froideur a désespéré le roi Louis XIV, il est vrai, mais qu'y puis-je ? Bien vite, je l'aurais déçu lui aussi et il me l'aurait fait payer cher car pour un monarque certains dédains sont des insultes. Votre Moulay Ismaël vous saura-t-il gré de mettre dans sa couche une maîtresse indifférente ?
Osman Ferradji se déploya, immense, en frottant ses longues mains princières avec perplexité. Il avait de la peine à dissimuler la contrariété profonde que lui causaient ces révélations. C'était un obstacle (et de taille !) surgi dans l'engrenage bien huilé de son plan. Que faire d'une esclave d'une beauté surprenante, promettant, selon les apparences, d'apporter la fougue de son tempérament à satisfaire les appétits du blasé Ismaël et qui se montrerait d'une passivité maladroite entre ses bras ? Déplorable vision ! Osman Ferradji en avait à l'avance des sueurs froides. Déjà il croyait entendre rugir Moulay Ismaël. Celui-ci ne s'était-il pas plaint de la lassitude que lui causaient trop de vierges insipides, belles mais ne lui apportant que la gaucherie décevante de l'inexpérience ! Plus savantes, les femmes étaient déjà flétries.
Le Grand Eunuque avait entrepris un long et pénible voyage aux confins des grandes forêts du cœur de l'Afrique, où il savait trouver les sectes des « tchicombi », vierges initiées par les sorciers. Mais Moulay Ismaël avait fait la moue. Il en avait assez des Noires. Il voulait des Blanches. Le Grand Eunuque était parti pour Alger. Sauf Angélique, ce qu'il en ramenait n'était pas à priori pour satisfaire le Sultan. Son Grand Eunuque avait trié un nombre incalculable d'esclaves, en avait retenu de fort belles, mais trop vertes sans aucun doute. L'Islandaise aux cheveux de lune et aux yeux de poisson frit ne pouvait figurer qu'à titre de curiosité. Rien ne la sortait de sa torpeur et d'ailleurs elle mourrait vite. Il avait donc tout misé sur cette femme aux yeux de turquoise, aux brusques sursauts de tigresse ardente, aux imprévisibles gaietés enfantines. La Méditerranée avait parlé d'elle. C'était sur les instances du Grand Eunuque que Mezzo-Morte s'était mis en tête de la capturer et, contrairement à ce qu'Angélique s'imaginait, elle ne faisait pas partie des présents mais Osman Ferradji l'avait achetée à prix d'or au renégat calabrais, car c'était lui seul qui avait financé toute l'expédition de l'île.
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