Chapitre 8

Ainsi qu'une immense chenille, la caravane s'étirait, ondulant à travers le paysage fauve, sous un ciel d'indigo foncé, dans un lent et irrésistible assaut des monts Ouarsenis du Moyen Atlas algérien.

Le « safari » comprenait deux cents chameaux, autant de chevaux et trois cents bourricots, sans compter l'éléphant nain et la girafe.

Un gros contingent de cavaliers armés, en majorité des Noirs, marchait en tête, un autre formait l'arrière-garde, enfin des paquets de défenseurs s'éparpillaient en flancs-gardes. Une centaine de piétons cheminaient par groupes, répartis en chapelet le long de l'énorme caravane, « la plus importante depuis les cinquante dernières années » faisait remarquer, non sans fierté, le chef du safari, le Grand Eunuque Osman Ferradji. Du groupe d'avant-garde se détachaient constamment des méharistes ou des cavaliers qui se portaient en avant, accélérant l'allure chaque fois que l'approche d'un col ou d'un défilé pouvait faire craindre une embuscade dangereuse. Les guetteurs se postaient sur des pitons d'où les pillards pouvaient être repérés et ils les signalaient à coups de fusil, alors que d'autres détails étaient signalés à coups de miroirs solaires.

Angélique avait pris place sous un palanquin hissé entre les bosses d'un chameau velu. C'était un insigne honneur pour elle car beaucoup de femmes, même celles réservées au harem, allaient à pied ou à dos d'âne.

Le voyage progressait au travers des montagnes tantôt nues, tantôt couvertes de cèdres ou d'acacias. Les porteurs étaient surtout des Arabes, mais tous les Noirs, même les enfants de dix ans, étaient par contre à cheval et armés. Les mêmes enfants qui à Alger se montraient indolents, gourmands et sournois, se révélaient d'emblée sur la route d'infatigables cavaliers, rieurs, sobres et disciplinés et la seule contrainte qui semblait leur peser était de ne pouvoir se précipiter sans cesse à la poursuite des bandits et de ne pas faire de continuels assauts de prouesses équestres, comme de se lancer au galop en décapitant au sabre les branches des arbres.

Contrastant avec cette jeunesse turbulente, cheminaient, hiératiques et les traits figés, les Noirs adultes de l'escorte, encore plus richement armés, porteurs de fusils et de lances et vêtus d'un uniforme à turban rouge et « saroual » de soie rouge. C'étaient les terribles « bouakers » faisant partie du corps d'élite du Sultan du Maroc. À côté d'eux les quelques sections de janissaires turcs que le Pacha d'Alger et Mezzo-Morte avaient conviés à escorter la caravane de leur hôte très illustre pendant la traversée du Moyen Atlas, faisaient figure de parents pauvres.

Osman Ferradji était le berger incontesté de ce troupeau qui s'avançait lentement dans un nuage de poussière dorée.

Monté sur son cheval blanc, il inspectait sans cesse la colonne, maintenait le contact avec les officiers, surveillait l'exubérance des cadets, prenait soin de faire porter fréquemment des rafraîchissements aux plus intéressantes de ses captives. Il était drapé dans son manteau soudanais aux vives couleurs et son haut turban de lamé d'or étincelait au soleil lorsqu'il se dressait sur son cheval, guettant les lointains ou se retournant pour lancer un ordre de sa voix harmonieuse de femme qui contrastait si curieusement avec son apparence austère de géant.

C'était lui qui entrait en pourparlers avec les chefs des bandits lorsque l'escarmouche amorcée menaçait de dégénérer en combats sérieux. Les pillards étaient si nombreux que les massacrer tous eût exigé une dépense de munitions anormales. Mieux valait en de nombreuses circonstances régler le droit de péage de quelques sacs d'or et de blé. Ces brigands étaient pour la plupart des Berbères, des Kabyles vêtus de bleu, à la peau presque blanche, tribus de montagnards ou d'agriculteurs, que leur existence misérable poussait à rançonner les caravanes.

Armés d'arcs et de flèches, ils n'étaient pas de taille à lutter contre les mousquets du roi de Marocco.

– Voici bien l'image du désordre que les Régences d'Alger et de Tunisie font régner sur leur pays, disait Osman Ferradji, méprisant. Voilà ce que coûte à l'Islam de se laisser diriger par des renégats occidentaux qui ne songent qu'au profit immédiat. Cela changera, vous verrez, quand nous arriverons au Maroc. Les chefs adouars répondent de leur tête que le moindre objet appartenant à un voyageur qu'ils abritent ne lui soit dérobé. Aussi les routes sont-elles plus sûres que dans nul autre pays du monde !

Osman Ferradji avait hâte d'atteindre les frontières de son royaume de prédilection. L'importance de la caravane et les richesses qu'elle transportait attiraient les bandits comme des mouches à miel. Fatima avait décrit par le menu la liste des présents que l'amiral d'Alger envoyait à son très puissant souverain Moulay Ismaël.

Un trône d'or étincelant de pierreries qui avait son histoire. Mezzo-Morte l'avait razzié sur une galère de Venise, laquelle l'avait saisi sur un corsaire venant de Beyrouth, où ce trône avait été volé au Shah de Perse lors de son voyage d'inspection près de ses tribus chiites et ismaëliennes. Rien qu'en poids d'or sa valeur était de 80 000 piastres. Il y avait aussi deux exemplaires du Coran incrustés de joyaux. Un rideau richement brodé de la porte de la Casbah.

Trois sabres enrichis de pierreries, un lavabo dont les 79 pièces étaient d'or, mille pièces de mousseline pour les turbans, deux charges de soie de Perse, de la plus fine, et cinq cents charges plus communes de soie de Venise.

Cent jeunes garçons, vingt eunuques noirs de la Somalie, de Ta Libye et du Soudan, dix Éthiopiens noirs et sept blancs, de la race dite chaldéenne, soixante chevaux arabes, dont les sept premiers avec des selles. Plus des harnais garnis d'or, des housses brodées de perles, le petit éléphant nain du Soudan, recouvert d'écarlate, la girafe du Bahr el Ghazel, dans le Haut-Nil, et vingt-cinq charges de fusils druzes. Et vingt femmes, parmi les plus belles de toutes les races...

Il y a des inventaires qu'une personne habituée au luxe ne peut s'empêcher d'apprécier. La valeur de ce trésor n'était sans doute pas loin de représenter deux millions de livres, estima Angélique, impressionnée. Cela relevait singulièrement le prestige du Calabrais renégat qu'elle avait traité si cavalièrement. Oui, Mezzo-Morte était puissant ! Mais elle lui avait tenu tête. Et elle tiendrait tête aussi à ce Moulay Ismaël, si redoutable fût-il ! Là, Angélique commençait à frissonner et sortait de la torpeur où la plongeaient les longues journées aux balancements nauséeux de sa monture.

C'était le soir lorsque les tentes étaient dressées et que les fumées de bivouacs commençaient à troubler la limpidité d'un ciel rafraîchi, couleur d'orange ou de citron. Pour distraire les femmes du harem, Osman Ferradji leur envoyait quelques jongleurs, un charmeur de serpents à la flûte angoissée et lancinante, un derviche qui avalait des scorpions, du verre pilé et des cactus, un danseur qui au son d'un tambourin garni de médailles exécutait des bonds prodigieux. Il y avait aussi un chanteur aveugle grattant une minuscule guitare. Accroupi devant la tente et dressant vers le ciel son visage de prune violette, il dévidait d'interminables mélopées à la gloire de Moulay Ismaël, et l'arabe était désormais une langue assez accessible à Angélique pour qu'elle suivît le déroulement de la complainte :

« Il est beau et jeune et d'une force peu commune. Il change souvent de couleur suivant la passion qui l'étreint. La joie le rend presque blanc. La colère le rend noir et ses yeux deviennent rouges de sang. Il a l'esprit vif et présent. Il prévient les pensées de ceux qui s'adressent à lui. Il est fin et rusé et sait toujours venir à son but. Il prévient les périls et est sans cesse sur la défensive. Il est intrépide et courageux quand le danger est arrivé et d'une constance et fermeté merveilleuses dans la mauvaise fortune... Il est plus fier que feu le calife Haroun Al-Rachid et plus humble que le dernier mendiant galeux. Il est grand en tout, car c'est le Prophète qui voit en lui. »

Angélique écoutait machinalement, bercée par la voix criarde et monotone. Elle se tenait à l'entrée de la tente confortable et garnie de moelleux coussins qu'elle partageait avec une adolescente, Circassienne, ravissante et triste, et qui ne cessait de pleurer en pensant à son pays et à ses parents.

La marche à dos de chameau avait converti Angélique au port du costume des femmes turques qu'elle avait mis incidemment à Candie. Long saroual d'étoffe légère, chemise à longues manches de mousseline, boléro lâche garni de broderies. La vie de caravane au désert ne se prêtait guère à la raideur des vertugadins, des plastrons et des corsets. Angélique grignotait des pistaches roulées dans du gros sucre et frites à la graisse de mouton, en se disant que, pour achever ses malheurs, elle allait fatalement devenir obèse... Le chanteur continuait à psalmodier :

« Il a vaincu ses ennemis et il règne seul.

« Que d'infidèles, le soir, ont eu la tête séparée du tronc ! Combien râlent encore alors qu'on les traîne au sol !

« À combien de gorges nos lances servent de colliers ! Que de pointes de javelot se sont plantées dans les poitrines ennemies !

« Que de captifs, que de morts gisent à terre ! Que de blessés dont le sang se répand !

« Les oiseaux de proie passent et s'en abreuvent.

« Pendant toute la nuit les chacals s'en nourrissent.

« Les chacals et les vautours disent : « Moulay Ismaël est passé par là ».

« Le matin ses troupes étaient grisées et pleines d'ivresse sans avoir bu de boissons fermentées.

« Son lieutenant Ahmet lui a envoyé du Tafilelt six mille têtes coupées dans deux chars. En arrivant à Miquenez, il manquait dix têtes. Moulay Ismaël a pris son sabre et a coupé les dix têtes des gardes négligents... »