La compagnie du Grand Eunuque et sa conversation ne manquaient jamais d'intérêt. Il paraissait avoir pour la captive française une estime singulière qui n'était pas sans la flatter, bien qu'elle s'en défendît. Elle se demandait dans quelle mesure ce Noir à la froide intelligence pourrait devenir son allié. Pour l'instant, elle dépendait entièrement de lui. Les autres femmes, esclaves chrétiennes auxquelles se mêlaient une dizaine de belles Kabyles et des Noires éthiopiennes, le redoutaient beaucoup. Dès que la haute stature d'Osman Ferradji projetait son ombre sur le dallage, elles se figeaient, étouffaient leurs rires et prenaient des mines de pensionnaires en faute. L'œil olympien du grand nègre errait sur ce troupeau indocile et sournois. Il leur parlait sans violence, mais aucun détail ne lui échappait. Ce jour-là, il lui parut préoccupé. Il finit par lui avouer son tracas. La noble captive française qu'il avait l'honneur de conduire au sérail du roi de Maroc, n'avait-elle pas parlé un jour de commerce qu'elle faisait pour son compte ? Mœurs étranges d'ailleurs que celles de grandes dames s'occupant de trafics jugés par ailleurs vils. Bien à tort, puisque Mahomet lui-même, dans sa grande sagesse qu'il tenait de Dieu en personne, ne s'était point fait faute de rappeler que tous les métiers étaient nobles pour un vrai croyant, et que sur les quarante apôtres reconnus par l'Islam Adam n'avait-il point été cultivateur, Jésus, charpentier, Job, gueux, Salomon, roi, et plusieurs autres des marchands ? La Française n'avait donc pas à avoir de honte pour s'être livrée autrefois au négoce avant sans doute de parvenir au titre élevé de marquise et, cela étant, elle devait s'y connaître en drap, cette étoffe si spécifiquement chrétienne mais dont un bon Musulman sait mal reconnaître la qualité. Le saurait-elle toujours, l'inestimable Turquoise ?

Angélique avait écouté avec bonne volonté la longue complainte commerciale du Grand Eunuque. Elle accepta de le suivre près d'un ballot dont l'emballage laissait voir du drap vert et du drap écarlate. Ce n'était guère sa spécialité, mais les doléances de Colbert l'avaient initiée jadis aux fluctuations de cette monnaie d'échange la plus courante avec les pays musulmans. Elle en tâta un coin froissé et le regarda à la lumière.

– Voici deux draps qui ne valent pas grand-chose... L'un, ce rouge, est fait de laine, je n'en disconviens pas, mais avec de la laine « morte », c'est-à-dire des poils de mouton perdus et ramassés sur les ronces et non pas tondus, comme il se devrait. De plus, il est teint non avec de la garance, mais avec je ne sais quoi d'autre : ça m'étonnerait qu'il ne pâlisse pas au soleil.

– Et l'autre ballot ? demanda Osman Bey, dont l'habituelle sérénité cédait devant une anxiété qu'il avait peine à dissimuler.

Angélique palpa l'étoffe verte, trop raide.

– C'est du dernier rebut ! Meilleure laine, certes, à la vue, mais mélangée de fil et trop empesée ; si l'étoffe reçoit de l'eau, elle se chiffonnera, rétrécira et ne pèsera que moitié.

Le Grand Eunuque devint cendreux. D'une voix mal assurée, il demanda encore à sa captive d'expertiser deux autres rouleaux de drap. Angélique affirma que ceux-ci étaient de la meilleure qualité possible. Elle ajouta après un moment de réflexion :

– Je suppose que ce sont ces deux rouleaux qui vous ont été présentés comme échantillons pour vous encourager à commander un lot plus important ?

Le visage d'Osman Ferradji s'éclaira.

– Et vous devinez juste, madame Firouzé. C'est Allah qui vous a envoyée vers moi. Sinon, je risquais de perdre la face devant le royaume de Marocco et les régences d'Alger et de Tunis. Et la reine si difficile, la sultane Leïla Aïcha aurait beau jeu de me discréditer dans l'esprit de mon maître. Ah ! vraiment, c'est Allah lui-même qui a arrêté mon bras lorsque, dans ma colère devant votre fuite, j'avais décidé de vous torturer sous les yeux des femmes esclaves afin que votre exécution leur serve de leçon. Et ensuite de vous trancher la tête de mon sabre, que j'avais fait spécialement affûter pour cela. Mais la sagesse a arrêté mon bras et mon plus beau sabre en est réduit à se garnir d'ignobles taches de rouille dans ce trou de rats qu'est Alger, nid d'immondes marchands trompeurs. Ah ! mon sabre, console-toi ! L'heure est venue de t'arracher à cette pénible inaction pour une œuvre utile et de Justice.

La dernière phrase avait été prononcée en arabe, mais Angélique en comprit sans peine le sens en voyant l'immense Osman Ferradji tirer son cimeterre d'un geste théâtral et le faire miroiter au soleil. Des servantes accourues revêtirent la captive d'un ample haïck de soie, elle fut enfournée dans une chaise à porteurs escortée de gardes en armes et se retrouva aux côtés du Grand Eunuque dans la boutique du marchand véreux. Celui-ci en était déjà à se prosterner le front contre terre. Le Marocain, très serein, pria Angélique de répéter les avis qu'elle avait donnés sur la qualité des draps. Les ballots d'étoffe avaient été apportés et déroulés. Un esclave français, commis du marchand, traduisait en bégayant un peu et en louchant vers le sabre que le Grand Eunuque tenait en main. Le négociant algérois protesta hautement de sa bonne foi. Il y avait un malentendu évident. Jamais il ne se serait permis de tromper sciemment l'envoyé du grand Sultan du Maroc. Il allait lui-même se rendre dans son arrière-boutique pour trier toutes les pièces de la commande du Vénéré et très Haut Vizir du roi Moulay Ismaël. Le dos rond, il fila vers son antre obscur.

Osman Ferradji considéra Angélique avec un sourire satisfait. Ses yeux étaient brillants et se plissaient comme ceux d'un chat qui s'apprête à sauter sur une souris. Il eut un clin d'œil vers l'arrière-boutique. On entendit des cris affreux et le marchand réapparut solidement maintenu par trois gardes noirs qui l'avaient cueilli alors qu'il essayait de s'échapper par-derrière. On le fit s'agenouiller et poser la tête sur l'un de ses ballots de drap.

– Non, vous n'allez pas lui couper la tête ? s'écria Angélique.

La voix française arrêta le bras déjà levé du Grand Eunuque.

– N'est-ce pas un devoir de supprimer une bête puante ? demanda-t-il.

– Non, non vraiment, protesta la jeune femme, horrifiée.

Le sens de son intervention échappait totalement au chef du Sérail de Moulay Ismaël. Mais il avait ses raisons pour vouloir ménager la sensibilité de la captive française. En soupirant il remit l'exécution du marchand qui avait failli le déshonorer, lui le plus avisé intendant de l'énorme maison du roi du Maroc. Il lui couperait seulement la main, comme aux voleurs. Ce qu'il fit immédiatement, d'un coup sec, comme s'il eût tranché banalement un morceau de canne à sucre.

*****

– Il est vraiment temps que nous quittions cette ville et ce pays de voleurs ! disait quelques jours plus tard Osman Ferradji.

Angélique sursauta. Elle ne l'avait pas entendu s'approcher. Trois négrillons le suivaient, l'un apportant du café, l'autre un gros livre, un rouleau de papier, de l'encre et un stylet de roseau, le troisième un tison ardent et une brassée d'épines. Angélique demeura dans l'expectative. Avec cet étrange personnage ne fallait-il pas s'attendre à tout ? N'était-ce pas l'attirail d'un supplice spécial et raffiné, à son intention ? Le Grand Eunuque souriait. Il sortit à son tour de sa djellaba un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs dont il défit le nœud et y prit une bague.

– Ceci est un cadeau personnel pour vous : une bague. Certes, elle est bien petite, car bien que je sois très riche, je dois laisser au Roi, mon maître, le seul privilège de vous faire des présents de grande valeur. Je vous offre celle-ci en signe d'alliance. Et maintenant je vais commencer à vous apprendre l'arabe.

– Mais... ce feu ? demanda Angélique.

– C'est pour purifier l'air autour du Coran que vous allez commencer à étudier. N'oubliez pas que vous êtes encore une chrétienne, donc que vous polluez tout ce qui vous entoure. Partout où vous passerez au cours du voyage, je serai obligé de purifier la place par des rites, et souvent par le feu. C'est fort dérangeant, je vous prie de le croire...

*****

Il se révéla un professeur amène, patient et cultivé. Angélique ne tarda pas à trouver de l'agrément à ces leçons. Elles la distrayaient. Apprendre l'arabe ne pouvait que lui être utile, et l'aiderait à se créer des complicités et à s'échapper un jour. Comment ? Quand ? Et où ? Cela elle n'en savait rien. Elle se répétait seulement que si elle restait en vie et en possession de sa raison, elle parviendrait à fuir !

Parmi les choses qu'il lui fallait apprendre, c'était que la notion du temps n'existe pas en Orient. Ainsi, lorsque le Grand Eunuque lui avait répété un certain nombre de fois « qu'ils partaient incessamment » pour le Maroc, Angélique avait pris d'abord cette affirmation à la lettre. Elle s'attendait tous les jours à se voir jucher sur un chameau d'une caravane. Mais les jours passaient. Osman Ferradji ne manquait pas de vitupérer une nouvelle fois contre les paresseux et voleurs Algérois « dont plus voleurs encore il n'y avait que Juifs et Chrétiens », mais visiblement rien n'était prévu pour le départ.

Par contre, un jour il apportait à la Française une coupe de velours de Venise pour connaître son avis, une autre fois il la consultait sur le choix d'un cuir de Cordoue destiné à fabriquer des selles.

Il l'avertissait qu'il attendait un chargement d'un certain musc d'Arabie, de même que des pistaches et des abricots de Perse, et aussi du « giaze » persan, ce nougat dont celui d'Alger et du Caire n'était qu'une infecte imitation.

Angélique, entraînée malgré elle par ces confidences ménagères, se laissa aller à lui confier que le Persan Bachtiari Bey lui avait donné la recette exacte du nougat d'origine fait de miel mélangé avec de la pâte d'amandes et certaines farines dont l'une n'était autre que la fameuse manne du désert, ces cristaux de sucre exsudés par des arbustes en assez grande quantité formaient parfois, lorsque le vent entraînait ces flocons, de véritables dunes neigeuses. Le mélange était pétri au pied dans des cuves de marbre et fourré de pistaches et de noisettes.