On ne pouvait entrer que par une seule porte, défendue par un corps de gardes en armes. Pas une fenêtre ne donnait sur la rue. Tous les murs vers l'extérieur étaient aveugles, les toits étaient plats, avec rebords et créneaux à meurtrières, où les sentinelles se tenaient en permanence.
Les quarante ou soixante pièces de cette imposante construction, véritable forteresse au cœur d'Alger, étaient bourrées de monde et de bêtes. Plusieurs pièces du bas servaient d'écurie, d'étable, aux chevaux de selle fougueux, aux ânes, aux chameaux. C'était par là qu'Angélique avait vu surgir un curieux animal, au long cou serpentin et tacheté, surmonté d'une minuscule tête avec deux larges yeux attendrissants et de minuscules oreilles. L'animal ne semblait pas méchant, se contentant d'allonger son long cou par-delà les colonnades du patio pour atteindre et brouter les feuilles d'un laurier-rose. Angélique le contemplait avec étonnement quand une voix française l'avertit :
– C'est une girafe.
Un tas de paille remua pour laisser apparaître la silhouette courbée et de plus en plus haillonneuse de son ami le vieil apothicaire.
– Savary, oh ! mon cher Savary, murmura-t-elle en étouffant un cri de joie. Comment êtes-vous là ?
– Quand j'ai su que vous étiez entre les mains du Grand Eunuque Osman Ferradji, je n'ai eu de cesse de pénétrer jusqu'à vous. Le hasard m'a aidé. J'avais été acheté par un portefaix turc qui est chargé de balayer la cour de la Casserie des janissaires. Mais l'importance de cet indispensable fonctionnaire l'obligeait à avoir un esclave pour pousser le balai à sa place. Il avait pour ami le gardien de cette ménagerie. J'appris que l'éléphant était malade. Je me proposai et je pus le guérir. Le gardien m'a racheté au portefaix et me voici dans la place.
– Savary, qu'allons-nous devenir ? On veut m'emmener au Maroc, pour le harem de Moulay Ismaël.
– Ne vous désolez pas. Le Maroc est un pays très intéressant et voici longtemps que je souhaitais avoir l'occasion d'y retourner. J'ai laissé là-bas des connaissances.
– Encore un autre fils ? interrogea Angélique avec un pâle sourire.
– Non, deux. L'un est fils d'une juive. Il n'y a que ces liens de sang pour créer de sincères complicités. Je dois vous l'avouer, à mon grand regret, je n'ai point d'héritier à Alger. Cela rend toute possibilité d'évasion extrêmement difficile. Vous avez vu vous-même ce que vous risquiez en cherchant à vous évader...
– Vous avez entendu parler de mon évasion ?
– Les choses s'apprennent vite ici. Une esclave française en fuite et introuvable : ce ne pouvait être que vous. N'avez-vous pas été trop sévèrement châtiée ?
– Non. Osman Ferradji s'est montré plein d'attentions à mon égard.
– La chose est fort singulière, mais réjouissez-vous.
– Je suis même assez libre. On me laisse aller et venir dans la maison et même quitter l'appartement des femmes. En somme, ce n'est pas encore le harem, Savary. La mer est proche. Ne serait-ce pas le moment d'essayer encore une tentative de fuite ?
Savary soupira, prit une brosse dans un baquet et se mit à frotter vigoureusement la girafe. Il demanda enfin ce qu'était devenu Mohamed Raki. Angélique lui fit le récit des révélations de Mezzo-Morte. Tout espoir pour elle s'effondrait. Elle n'aspirait plus qu'à une chose : fuir, regagner la France.
– On veut toujours fuir, constata Savary, et après l'on regrette. C'est ça la magie de l'Islam. Vous verrez. Mais commençons toujours par fuir, puisque tels se présentent les premiers symptômes de la maladie.
*****
Le soir Osman Ferradji vint trouver Angélique et lui demanda courtoisement si le vieil esclave chrétien qui nettoyait les écuries était son père ou son oncle ou quelqu'un de ses parents. Angélique rougit devant ce témoignage d'une surveillance à laquelle elle croyait échapper. Elle répliqua vivement que cet homme était un compagnon de voyage pour lequel elle avait de l'amitié et que c'était de plus un grand savant, mais que les Musulmans l'avaient mis à balayer le crottin car telle était leur façon d'humilier les Chrétiens en mettant le valet à la place du maître et les grands esprits dans la fange. Osman Ferradji secoua la tête avec indulgence devant ces éclats de fillette révoltée.
– Vous êtes dans l'erreur, comme tous les Chrétiens le sont. Car le Coran a dit : « Au jour du Jugement l'encre du savant pèsera plus dans la balance que la poudre du guerrier. » Ce digne vieillard est-il médecin ?
Sur la réponse affirmative le visage du Grand Eunuque s'éclaira. La femme islandaise était malade et aussi l'éléphant, deux précieux présents de l'Amiral d'Alger au Sultan et il était lamentable d'envisager que ces présents se trouveraient endommagés avant même d'avoir quitté la ville.
Savary joua de bonheur et parvint à faire tomber la fièvre des deux malades, grâce à un remède de sa composition. Angélique s'étonnait qu'il réussît à conserver, au milieu de toutes les intempéries et au fond des poches de plus en plus trouées ces poudres, ces pastilles, ces herbes dont il avait le secret. Le Grand Eunuque lui fit donner une djellaba décente et l'attacha à sa maison.
– Et voilà, conclut Savary. On commence toujours par vouloir me jeter à la mer ou aux chiens et puis, bien vite, on ne peut plus se passer de moi.
Angélique se sentait maintenant moins seule. La vieille esclave chrétienne Fatima, avec son français enfantin, contribuait aussi à lui dévoiler le langage et les coutumes de ce monde étranger.
Lorsqu'elle avait demandé au Grand Eunuque l'autorisation de prendre à son service la vieille Fatima, Osman Ferradji avait dit qu'il doutait qu'elle consentît à pénétrer dans le royaume de Marocco où il n'existait pas de propriétaires privés d'esclaves, mais où le roi seul était propriétaire de tous les esclaves chrétiens, près de 40 000 ! Or, la vieille Fatima était libre dans tout l'Islam, bien qu'elle s'entêtât à toujours se considérer comme esclave et elle aurait peur, certainement, d'aller chez des Arabes ayant un autre accent et que les Algérois, malgré leurs courbettes, considéraient comme des sauvages.
Mais, contre toute attente, Fatima était venue déclarer qu'elle sentait qu'elle n'avait plus beaucoup d'années à vivre et qu'étant désormais seule à Alger, elle préférait mourir sous la protection d'une compatriote qui était marquise comme sa première maîtresse, au temps où elle s'appelait Mireille.
– C'est la preuve, commenta Osman Ferradji, que la vieille sorcière vous voit environnée d'heureux présages et que « l'ombre de Moulay Ismaël tombera sur vous » pour vous appeler à la très grande faveur que votre beauté et votre intelligence méritent.
Angélique se retenait de le détromper. Elle se disait que le chef du harem présentait pour elle le seul espoir de quelque humanité à côté des autres puissants du jour qu'elle avait pu côtoyer dans ce pays hostile : Mezzo-Morte et ses jeunes loups, le dey d'Alger et ses « muets » du sérail, les reis et leur Taïffe, tous associations de pirates et de voleurs de grands chemins. Le grand nègre avait par contre fait montre à son égard d'une indulgence dont il n'était pas coutumier, car pour lui la discipline et l'ordre primaient tout. Pour être apparue dévoilée au patio de l'étage alors que des chameliers se trouvaient dans la cour, la petite Circassienne Matriamti avait été fouettée sur l'ordre du Grand Eunuque. Par contre Angélique, qui s'était permis de descendre dans cette même cour, non seulement dévoilée, mais dans ses « indécents » vêtements européens, n'avait reçu aucun blâme. Il ne lui demandait de se voiler que pour l'accompagner deux ou trois fois dans les rues, chez des commerçants. Depuis son séjour sur le palais flottant de Mezzo-Morte, elle éprouvait une peur terrible des gamins musulmans. Outre les cadets aux turbans jaunes, il y avait ces bandes d'enfants qui jetaient des tessons de bouteilles dans les ouvertures des prisons mazmores ou qui enfonçaient des roseaux dans le dos des galériens chrétiens enchaînés. On imaginait assez bien ce que pouvait être le sort d'une esclave pourchassée lorsque l'hallali était donné. Elle avait donc échappé au pire ! Elle constatait aujourd'hui une inquiétante invasion d'enfants dans son caravansérail. Car il y en avait maintenant des centaines, parqués sur les pelouses et autour des jets d'eau, et ils paraissaient n'avoir rien d'autre à faire que de croquer des noisettes et manger des beignets et des sucreries.
Elle s'informa près d'Osman Bey.
– Ils font partie des présents que daigne accepter de ces chiens d'Algérois, mon illustre seigneur le roi de Marocco. Le roi adore la jeunesse qui vient de tous les points du monde : du lointain Caucase comme de l'Egypte, de Turquie comme du sud de l'Afrique, de Grèce ou d'Italie. Il formera ces pages pour ses troupes d'assaut. Car ce n'est point pour un luxurieux usage que Moulay Ismaël aime les jeunes garçons mais parce qu'ils sont des guerriers en puissance. N'oubliez pas qu'il est appelé « l'Epée de l'Islam ». Il sait ce qu'il doit à Allah. Chez nous le Ramadan, ou grand jeûne, dure DEUX mois et non un seul comme chez ces mollassons d'Algérois. Il nous faut doublement souffrir pour parer à la tiédeur religieuse des soi-disant musulmans d'ici. Certes, ils se battent assez bien contre les Chrétiens, mais ils sont trop malhonnêtes en affaires et ils abhorrent le travail. Où sont leurs constructions ? Chez nous au Maroc, on bâtit beaucoup. J'ai suggéré au Sultan de former des phalanges de conquérants à la fois guerriers et bâtisseurs. Quinze mille enfants noirs apprennent d'abord à construire et à faire des briques. Cela dure deux ans. Après, pendant deux ans encore, ils montent à cheval et gardent les troupeaux. À seize ans, ils font leur apprentissage des armes et participent aux combats.
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