– Aucune robe de femme là-dedans, dit l'un des marchands, atterré. Madame, ces pillards vont voir tout de suite à vos atours que vous êtes de haut rang. Dieu sait la fortune qu'ils vont demander pour votre rançon !
– Moi je n'ai besoin de rien, dit Savary, qui attendait, très calme, avec son parapluie après avoir noué avec soin les cordons de son sac d'os paléonthologiques. « Ils » commencent toujours par vouloir me jeter à la mer tant la prise leur paraît misérable.
– Que dois-je faire de ma montre, de mon or et de mes écus ? demanda le banquier hollandais, très mal à l'aise dans ses haillons loqueteux destinés à tromper les ravisseurs sur sa valeur marchande.
– Faites comme nous. Avalez tout ce que vous pourrez, dit l'un des marchands.
Son compagnon déjà ingurgitait, non sans grimaces et hoquets, le contenu de sa bourse, pistole après pistole. Piqué d'émulation l'étudiant espagnol avala ses bagues. Le raisonnable banquier néerlandais contemplait cette épidémie de « chrysophagie » d'un air offusqué.
– Je préfère encore les jeter à la mer !
– Vous avez tort. Si vous les jetez à la mer vous ne les retrouverez jamais. Tandis que si vous les avalez vous pourrez les récupérer.
– Comment cela ?
L'apparition au sommet de l'échelle d'un énorme Noir, sa face de charbon animée de deux boules d'ivoire qui se mouvaient aussi hideusement que son cimeterre large et courbe, laissa en suspens la réponse. Le banquier fut pris l'or à la main, ce qui lui fit perdre aussitôt le bénéfice de son déguisement.
Chapitre 25
Un silence coupé seulement par les gémissements des blessés avait succédé aux clameurs.
Les passagers captifs furent poussés sur le tillac.
Par l'entrée du goulet, quatre galères très basses, bardées de canons, portant oriflammes vertes et pavillons rouges à tête blanche d'Alger, pénétraient dans la crique. À la poupe de la première galère, se tenait le reis bachi, chef de la petite flotte. Il portait le casque à longue pointe, semblable à celui des Sarrasins que combattirent les Croisés. Drapé dans une djellaba de fine laine blanche brodée, il monta à bord de la galère maltaise, escorté de ses officiers, le reis-el-assa son second, le khopa ou écrivain, le vaoh-todji, maître d'artillerie chargé de vérifier les avaries de la prise maltaise, et le reis-comptable chef des prises qui fit la grimace, car la belle galère lui parut trop endommagée par les fanatiques imbéciles de l'embuscade. Il fit des réflexions amères à ce sujet puis donna l'ordre de commencer méthodiquement le recensement des richesses capturées.
Les galériens de la chiourme qui étaient de la province d'Alger furent délivrés. Les autres furent transportés sur les galères algéroises. L'équipage maltais fut chargé de chaînes. Angélique vit passer, couvert de sang, Henri de Roguier, les poignets encerclés de fer, puis le chevalier de Nesselhood porté par trois colosses, mais lui aussi enchaîné, malgré les terribles blessures dont le sang dégouttait sans relâche.
Une escouade de Yoldacks ou janissaires débarquait pour prendre la place de l'équipage.
Les nouveaux captifs furent amenés devant le reis qui s'appelait Ali-Hadji. Il ne se laissa pas prendre à leur triste mine, examina avec soin leurs mains pour voir si l'apparence convenait aux professions par eux déclinées. Certes les mains du banquier n'étaient pas celles d'un tailleur, qu'il prétendait être. Et d'ailleurs la montre en or sertie de petits diamants, que l'état-major barbaresque se passa révérencieusement de main en main, promettait déjà beaucoup sur ses possibilités de rachat. On ne se fâcha pas trop de le voir refuser énergiquement de dire son nom et son adresse ainsi que sa nationalité. Cela viendrait en employant les moyens nécessaires. Les marchands confessèrent avec les mines de la plus grande sincérité qu'ils étaient des « officiers de fortune », ce qui en général sous-entendait qu'ils n'en avaient point.
La vue de Savary déchaîna tour à tour des moues de déception et la plus grande hilarité. On lui tâta les côtes, on examina la trame usée de ses vêtements. Le contenu du sac qu'il serrait sur son cœur provoqua l'ahurissement mêlé d'une certaine crainte superstitieuse. Puis un plaisantin dut faire remarquer que le sac et son propriétaire pourraient être réservés aux chiens maigres d'Alger. On le mit de côté, pour ne pas dire au rebut. L'attention des rapaces se portait sur Angélique. Les yeux sombres des officiers algériens l'examinaient avec une curiosité qui n'était pas dénuée de déférence et même d'admiration. Ils échangèrent quelques mots brefs entre eux et le reis Ali-Hadji lui fit signe d'avancer.
La capture par les Barbaresques était une éventualité si commune pour ceux qui se risquaient aux voyages qu'Angélique n'avait pas été sans l'envisager. Elle avait déjà dressé ses plans et sa décision était prise. Elle ne feindrait pas. Et elle jouerait de sa fortune et de sa situation d'épouse recherchant son mari, pour essayer coûte que coûte de regagner sa liberté. Les Algérois n'étaient pas des pillards désordonnés attaquant, brûlant, violant, pour la seule passion de la guerre et de ses plaisirs. Leur « industrie » de la course était organisée selon des lois assez rigides. Le butin devait être partagé et du moindre bout de voile au capitaine du vaisseau capturé tout était catalogué pour être converti en espèces sonnantes. En ce qui concernait les femmes, surtout les blanches Européennes, prises plus rares et de haute valeur, la cupidité l'emportait généralement sur la lubricité.
Angélique déclina son nom, ce nom qu'elle avait caché de longues années. Elle était la femme d'un grand seigneur français, Joffrey de Peyrac, qui l'attendait à Bône et qui certainement s'interposerait pour sa rançon. Il lui avait envoyé un messager, un de leurs coreligionnaires, Mohammed Raki, qui devait se trouver parmi les prisonniers et témoignerait pour elle.
L'interprète traduisit et le reis demeura impassible. Il demanda qu'on fît venir les Musulmans repris. Angélique craignait que Mohammed Raki n'eût été blessé ou tué au cours de la bataille, mais elle le vit et le désigna, suite à quoi ordre fut donné de l'embarquer séparément. Puis ce fut le tour des captifs chrétiens. Ils montèrent à bord d'une des galères barbaresques et furent entassés à la poupe où déjà étaient rangés pêle-mêle les blessés de l'équipage de Malte.
Les deux chevaliers étaient assis le dos appuyé contre la rambarde, défigurés par le sang coagulé de leurs plaies. Le soleil, maintenant au zénith, les accablait cruellement. Angélique appela le nègre qui les gardait et lui signifia impérativement qu'elle mourait de soif. L'autre transmit la demande de la captive et le reis Ali-Hadji lui fit porter aussitôt une aiguière d'eau douce. Sans se préoccuper des réactions que son geste provoquerait, Angélique alla s'agenouiller près du baron de Nesselhood, le fit boire puis lava doucement son visage tailladé à coups de cimeterre, tandis que le chevalier de Roguier se désaltérait à son tour.
Le reis ne s'était pas interposé. L'esclave chrétien qui avait apporté l'aiguière se pencha et dit à mi-voix :
– Si cela peut vous rendre service, messires les chevaliers, je vous dirai que je me nomme Jean Dillois et que je suis Français de Martigues et depuis dix ans en esclavage à Alger. On me fait confiance. Je vous dirai donc que Mezzo-Morte, l'amiral d'Alger, savait que vous alliez à Bône et avait préparé le guet-apens où vous êtes tombés.
– Il ne pouvait pas le savoir, dit le gentilhomme allemand, remuant péniblement sa lèvre fendue.
– Il le savait, messire chevalier. Vous avez été trahis par les vôtres.
Un coup de plat de cimeterre sur les épaules le fit taire et il se retira avec l'aiguière.
– Nous avons été trahis. Souvenez-vous de cela, frère, quand vous reverrez Malte, murmura le chevalier de Nesselhood.
Ses yeux bleus se levèrent sur l'azur foncé du ciel.
– Moi, je ne reverrai pas Malte.
– Ne parlez pas ainsi, frère, protesta Henri de Roguier. D'autres chevaliers que nous ont vogué sur les galères de l'Infidèle qui se sont retrouvés libres ensuite, avec leurs tortionnaires dans la chiourme. Ce sont les hasards de nos combats.
– J'ai des comptes à rendre à Mezzo-Morte. Il a juré de me faire écarteler par quatre galères.
Une expression d'horreur passa sur le visage du jeune chevalier. La main enchaînée du baron de Nesselhood se posa sur la sienne.
– Souvenez-vous aussi de cela, mon frère, à quoi vous vous êtes engagé en prononçant vos vœux sous la bannière de Malte. Ce n'est pas une bonne mort pour un chevalier que de mourir dans une commanderie provinciale, paisible refuge des guerriers fatigués. C'en est une meilleure que de mourir l'épée à la main sur le pont de son navire. Mais la vraie mort des chevaliers, c'est LE MARTYRE !...
Abandonnant la crique sanglante, la petite flotte avait franchi le goulet étroit et retrouvé la pleine mer. Les galères algériennes, vraies bêtes de course, taillées pour filer au creux vert des vagues comme le renard dans un vallon, étaient basses, étroites, et une fois installé à bord personne ne devait plus bouger de crainte de déranger son équilibre et de compromettre sa vitesse. Seuls les comités, nègres ou Maures, couraient sur la coursive abattant leurs fouets sur l'échine des forçats chrétiens.
Chiourme et gardiens avaient échangé la couleur de leur peau, mais c'était de nouveau la mer et son aventure.
Le reis Ali-Hadji à fréquentes reprises regarda vers Angélique. Elle devinait qu'il parlait d'elle avec son khedja17 mais ne pouvait comprendre ce qu'ils disaient. Le vieux Savary avait réussi à se glisser près d'elle.
– Je ne sais si Mohammed Raki soutiendra mes déclarations, lui dit-elle. Et mon mari, que va-t-il penser de tout cela ? Peut-il payer ma rançon ? Viendra-t-il à mon secours ? J'allais vers lui et je m'aperçois que j'ignore tout de lui. S'il a longtemps vécu en Barbarie, il pourra mieux qu'un autre s'entremettre avec nos ravisseurs. Ai-je eu raison de me présenter ainsi ?
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