Malgré les assurances du jeune homme que ces barques musulmanes n'étaient pas de force contre eux, Angélique se rendait compte qu'elles gagnaient sur la lourde galère très chargée. Celle-ci appareilla toute sa voilure, fit manœuvrer les trois postes de chiourme, vira de bord, et fonça vers l'ouverture encore largement ouverte de l'encerclement ennemi. Bientôt les lumières de la flottille s'éloignèrent et disparurent. Peu après la masse sombre d'une île montagneuse assez proche se dessina vers l'avant. À la lueur d'une lanterne, les deux chevaliers consultèrent leur carte de bord.
– C'est l'île de Cam, dit le baron allemand. Le passage dans la crique est très étroit, mais nous le tenterons avec l'aide de Dieu. Cela nous permettra de faire notre ravitaillement d'eau douce en nous tenant à l'abri des galères de Bizerte ou de Tunis, qui ne vont pas tarder sans doute à rejoindre la flottille que nous avons rencontrée. Ce n'est pas la population de quelques pêcheurs misérables qui nous empêchera de nous installer : il n'y a ici aucun fort, ni même un seul fusil.
Apercevant Angélique immobile et silencieuse à quelques pas, le chevalier de Nesselhood ajouta d'un ton bourru :
– Ne croyez pas, madame, que les chevaliers de Malte ont ainsi coutume de fuir le combat. Mais j'ai à cœur de vous amener à Bône, puisque aussi bien notre Grand-Maître m'a prié de vous y conduire. Nous retrouverons nos adversaires au retour.
Elle le remercia, la gorge serrée.
La voile fut sacquée et le chevalier allemand s'installa à l'arrière pour prendre la barre du timonier et servir de pilote.
L'ombre, noir d'encre, des falaises surplombant la mer cacha la clarté diffuse de la nuit. Angélique se sentait oppressée et malgré la réussite de la fuite, puis la trouvaille du point d'eau presque miraculeusement situé sur leur route grâce à la science de navigation du moine-amiral, elle se sentait accablée de pressentiments. Elle savait bien qu'en Méditerranée on n'arrivait jamais droit au but, mais en l'occurrence le moindre retard lui infligeait une torture et il lui semblait que ses nerfs ne pourraient y résister. Préoccupée par les remarques de Savary, elle imaginait le pire. Ses yeux fouillaient les rochers noirs, s'attendant à voir jaillir une nouvelle fusée éclairante de la trahison. Mais rien de tel ne se passa : la clarté du ciel de nuit reparut et la galère se trouva en eau calme où se reflétaient les étoiles. Une petite plage se dessinait dans le fond de la crique avec quelques masures de torchis et une frise de palmiers et d'oliviers révélant la source.
Le ciel commença à blanchir. Angélique demeurait sur le pont. « Je n'aurai plus le courage de dormir avant d'être à Bône », se dit-elle.
Par excès de prudence, la galère demeurait à l'entrée du goulet, attendant le jour pour s'enfoncer plus avant. Le baron de Nesselhood inspectait les alentours et, à mesure que la brume matinale découvrait un autre coin de paysage, son œil bleu se fixait, fouillant les buissons, les falaises. Il avait l'air, avec son visage levé et circonspect, d'un massif chien de garde, soupçonneux jusqu'à la moelle et qui ne veut rien laisser au hasard. Son immobilité fascinait Angélique. Allait-il bouger enfin, parler, laisser tomber le mot rassurant de ses lèvres minces et serrées ? Ses narines bougeaient. Positivement, il flairait. Angélique resta persuadée par la suite qu'il avait reconnu l'odeur avant de voir. La bouche du chevalier s'avança en une moue tandis que ses yeux se rétrécissaient jusqu'à n'être plus qu'une fente aiguë. Il se tourna vers Henri de Roguier et tous deux rentrèrent brusquement à l'intérieur du tabernacle. Ils en ressortirent vêtus de leur cotte de mailles rouge.
– Que se passe-t-il ? cria Angélique.
Les yeux clairs du Germain étaient de l'acier en fusion. Il tira son épée, et le vieux cri séculaire de son Ordre lui jaillit des lèvres :
– Les Sarrasins ! Mes frères ! Aux armes !
Au même instant une pluie de mitraille tombant des hauteurs balaya la proue, fauchant l'éperon qui resta suspendu, à demi brisé.
Le jour était levé. Maintenant l'on distinguait entre les buissons l'étincellement de six batteries disposées en surplomb et toutes pointées vers les galères. Au milieu du fracas des coups de canon, le chevalier donna l'ordre de virer de bord et d'essayer de sortir du goulet pour trouver le grand large.
Au fond de cette crique, la galère était destinée à être transformée en charnier, en passoire et à couler sous le tir plongeant des batteries mauresques, sans qu'on pût seulement se défendre.
Tandis que la manœuvre s'effectuait péniblement les servants d'armes transportaient sur le pont des petites bombardes mobiles et les mettaient en place. Les autres militaires, armés de mousquets, ripostaient de leur mieux, mais rien ne pouvait les abriter et la mitraille les fauchait. Le tillac était déjà couvert de blessés et de morts. Des cris montaient de la chiourme, où un banc entier avait été décimé par deux volées de boulets.
Pourtant une bombarde maltaise pointa longuement l'une des batteries. Le coup partit. Un nègre bascula du haut de la falaise et tomba dans l'eau. Un canonnier des bombardes réussit à toucher à grenaille de plein fouet les deux servants d'une autre batterie située au fond de la crique.
– Plus que quatre ! hurla le chevalier de Roguier. Désarmons-les. Quand ils n'auront plus de quoi tirer nous reprendrons l'avantage.
Mais les crêtes environnantes se garnissaient d'une nuée de têtes sombres emmaillotées de turbans blancs ou coiffées de toques rouges. Les échos se renvoyaient leurs hurlements épouvantables.
– Brébré, mena perros16 !
Et l'entrée du goulet était obstruée par l'arrivée des barques, des petites felouques dont le barrage dans la nuit avait chassé la galère de Malte vers le guet-apens préparé.
*****
Dès les premiers coups de la canonnade Savary avait tiré Angélique à l'abri de la cabine, mais elle voulait demeurer près de la porte et suivait, hallucinée, ce combat désordonné et inégal. Les Musulmans étaient cinq ou six fois plus nombreux et la supériorité de l'artillerie de Malte, à part quelques coups heureux, ne servait pas car les 24 pièces d'artillerie scellées dans l'armature de la galère n'étaient faites que pour tirer de mer à niveau, et non en hauteur. La mousqueterie du bord réalisait en vain des prodiges de précision, décimant de préférence les reis ou chefs musulmans, reconnaissables à leurs casques pointus, et espérant ainsi désorganiser l'offensive. Les pirates se multipliaient et dans l'hystérie de la conquête se jetaient à l'eau, en masses noires, pour atteindre la galère à la nage sans attendre l'aide des pontons. Plusieurs barques étaient déjà parvenues à se glisser dans la baie et lâchaient aussi un essaim de nageurs transportant sur leurs turbans des torches de résine allumée.
Les tireurs d'élite de Malte les prirent sous leur feu et en firent un carnage ; les eaux devinrent rouges. Mais plus il en disparaissait, plus il en surgissait. Et bientôt, malgré mousquets et bombardes, les abords de la galère furent couverts par un fouillis de barques à flot ou renversées, mais desquelles inexorable la marée humaine montait, hurlante, brandissant torches, poignards, sabres et mousquets.
La galère de Malte ressemblait à une grande mouette blessée assaillie par une multitude de fourmis. Les Maures montaient à l'abordage en hurlant :
– Va Allah ! Allah !
– Vive la vraie Foi ! répondit le chevalier de Nesselhood en transperçant de son épée le premier Arabe à demi nu qui prit pied sur le pont.
Mais il en arrivait d'autres et toujours d'autres. Les deux chevaliers entourés de quelques frères servants se reculèrent, en ferraillant, jusqu'au pied du grand mât où pendait toujours comme une masse informe le jeune Maure supplicié. Le corps à corps était partout. Personne parmi les assaillants ne semblait même songer au pillage mais rien qu'à la rage d'égorger le plus possible de ceux qu'il trouvait en face de lui. Angélique, horrifiée, vit un des marchands de corail aux prises avec deux jeunes Maures. Entrelacés, ils ne cherchaient qu'à mordre et étrangler. On eût cru à une bataille de chiens enragés.
Seul le retranchement au pied du grand mât présentait un exemple d'ordre : les deux chevaliers se battaient comme des lions. Il y avait deux trouées devant eux, deux demi-lunes vides que bordait un rempart bigarré de cadavres amoncelés. Il fallait déblayer des corps pour les approcher et les plus hardis commençaient à reculer devant cette résistance acharnée lorsque le coup d'un franc-tireur, qui de la poupe avait pris le temps d'ajuster sa cible, atteignit le chevalier de Nesselhood qui s'effondra. Roguier eut un geste vers lui. Un coup de cimeterre lui trancha les doigts.
Le marchand de corail ayant échappé aux jeunes forcenés dévala l'échelle de la cabine, repoussa Angélique à l'intérieur, où se trouvait son compagnon ainsi que Savary, le banquier hollandais et le fils de l'officier espagnol.
– Cette fois c'est fini, dit-il, les Chevaliers sont tombés. Nous allons être capturés. C'est le moment de jeter nos papiers à la mer et de revêtir d'autres vêtements afin de tromper nos nouveaux maîtres sur notre position sociale. Vous surtout, le jeune, dit-il en s'adressant à l'Espagnol. Priez la Vierge qu'ils ne se doutent pas que vous êtes le fils d'un officier de la garnison de Bône, sinon ils vous garderont en otage et au premier Maure abattu sous les remparts espagnols ils enverront à votre père votre tête en cadeau et ce que je pense avec.
Cependant tous ces messieurs, sans se préoccuper de la présence d'une dame, retiraient hâtivement leurs effets, les roulaient en ballot avec leurs papiers et les expédiaient à la mer par le hublot, tout en revêtant d'informes guenilles tirées d'un coffre.
"Indomptable Angélique Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Indomptable Angélique Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Indomptable Angélique Part 1" друзьям в соцсетях.