Elle faillit tomber à genoux et remercier Dieu. Un martèlement régulier de hallebarde sur les dalles lui fit lever les yeux. C'était Savary qui s'introduisait, frappant les mosaïques du bout de son énorme en-cas de toile huilée.

À sa vue, Mohammed Raki se leva et s'inclina disant sa joie de connaître l'honorable vieillard dont son oncle lui avait parlé.

– Mon mari vit ! dit Angélique d'une voix entrecoupée de sanglots. Il me l'affirme. Mon mari est à Bône où je vais pouvoir le rejoindre.

Le vieil apothicaire examinait l'homme d'un air sagace, par-dessus le bord de ses lunettes.

– Tiens ! Tiens, fit-il, j'ignorais que le neveu d'Ali Mektoub fût berbère.

Mohammed Raki parut étonné et enchanté de la remarque. En effet, sa mère, sœur d'Ali Mektoub était arabe et son père berbère des montagnes de Kabylie. Il avait hérité tous les traits de ce dernier.

– Tiens ! Tiens ! répéta Savary, c'est un cas rare. Il y a généralement peu d'alliances entre les deux races, qui se haïssent : l'Arabe conquérant venu d'Arabie et le Berbère, d'origine européenne, vaincu par lui.

L'autre sourit derechef. L'honorable vieillard connaissait bien l'Islam.

– Comment se fait-il que ton oncle ne t'ait pas accompagné ?

– Nous étions en route pour Candie quand, par un navire que nous avons croisé, nous avons appris que la femme française avait fui et se trouvait maintenant à Malte. Mon oncle a continué sur Candie pressé de retrouver son commerce délaissé, alors que je montais à bord du navire pour retourner en arrière.

Entre ses longs cils touffus, il jeta à Savary un regard mi-triomphant, mi-ironique.

– Les nouvelles vont vite en Méditerranée, Messire. Elles volent aussi vite que les pigeons voyageurs.

Lentement, des plis de sa djellaba, il tira un étui de cuir et en sortit, pliée, la feuille qu'Angélique avait écrite d'une plume tremblante dans sa prison de Candie : « Souvenez-vous de moi qui ai été votre femme. Je vous ai toujours aimé. – Angélique. »

– N'est-ce pas la missive que vous avez remise à mon oncle Ali Mektoub ?

Savary ajusta ses lunettes pour regarder de plus près.

– C'est bien elle, en effet. Mais pourquoi n'a-t-elle pas été remise à son destinataire ?

Le visage de Mohammed Raki se crispa d'une expression peinée et ce fut d'une voix geignarde et psalmodiante qu'il se plaignit des doutes que Savary semblait émettre à son égard : l'honorable vieillard ignorait-il que Bône était une enclave espagnole aux mains des Chrétiens, catholiques les plus fanatiques qui soient et que deux pauvres Maures, fils de Mahomet, ne pouvaient y pénétrer sans y risquer leur vie.

– Tu es bien venu à Malte, fit remarquer Savary.

Avec patience, l'autre expliqua que tout d'abord Malte ce n'était pas l'Espagne, qu'ensuite il avait profité de l'occasion unique de se glisser dans la suite du reïs Ahmet Sidi qui se rendait à Malte pour négocier la rançon du prince Laï Loum, frère du roi d'Aden, récemment capturé par la Religion.

– Notre galère est entrée il y a une heure dans le port arborant la bannière de rachat et sitôt à terre je me suis empressé de partir à la recherche de la dame française. Tant que les pourparlers pour Laï Loum ne sont pas conclus, je ne risque rien de la part des Chrétiens.

Savary approuva. Il se rassurait visiblement.

– N'est-il pas de mon devoir de me montrer méfiant ? dit-il à Angélique comme pour s'excuser de ses réticences.

Une idée lui vint et il pointa son index vers le Berbère.

– Et qui me prouve que tu es Mohammed Raki, neveu de mon ami Ali Mektoub, et serviteur du seigneur français recherché ?

L'homme se crispa encore et ses yeux se fermèrent à demi dans une expression de colère. Mais il se maîtrisa.

– Mon maître m'aimait, dit-il d'une voix sourde. Il m'en a laissé un gage.

De la même pochette de maroquin il tira un bijou d'argent surmonté d'une pierre précieuse. Angélique la reconnut aussitôt : LA TOPAZE !

Ce n'était pas un bijou d'une grande valeur mais Joffrey de Peyrac y attachait beaucoup de prix car il était depuis des siècles dans sa famille. Et il aimait à dire que la topaze était sa pierre bénéfique, à la fois couleur d'or et de flamme. Elle l'avait vu la porter en sautoir au bout d'une chaîne d'argent sur un pourpoint de velours. Plus tard, il l'avait fait montrer au R. P. Antoine, à Marseille, en signe de reconnaissance.

Elle prit le bijou des mains du Maure et passionnément, les yeux clos, y posa ses lèvres. Le vieux Savary la regardait en silence.

– Que comptez-vous faire ? demanda-t-il enfin.

– Essayer de partir pour Bône, coûte que coûte.

Chapitre 23

Ce ne fut pas une chose facile que de convaincre les chevaliers de Malte de prendre la jeune marquise française à bord d'une de leurs galères, afin de la déposer à Bône. Elle entreprit le comte de Rochebrune, le bailli de La Marche, le chevalier de Roguier et jusqu'à

Don José de Almada, chacun cherchant à la dissuader d'une telle folie. Une Chrétienne, disaient-ils, ne pourrait aborder en Barbarie sans risquer les plus grands périls.

La Barbarie comprenait toute l'Afrique du Nord, c'est-à-dire les royaumes de Tripolitaine, de Tunis, d'Alger et de Marocco. Fanatiques et pirates, d'une civilisation moins raffinée que les Turcs dont ils supportaient avec impatience le protectorat, les Barbaresques représentaient les plus féroces adversaires des Chevaliers de Malte. La femme y était une esclave soumise aux plus basses besognes ou une odalisque enfermée dans un harem. Seules les Juives allaient le visage découvert et librement, et cependant elles se gardaient bien de dépasser l'enceinte du mellah, le quartier réservé.

– Mais je vais à Bône, insista-t-elle, l'enclave catholique.

C'était encore pire. Dans ces enclaves de la côte d'Afrique où les Espagnols s'accrochaient comme des tiques pour agacer le lion barbaresque, il y avait de tout mais surtout de la misère. Qu'allait-elle faire, grande dame de France parmi ce ramassis de petits commerçants médiocres et mercantiles, gardés par une garnison d'Andalous, aussi sombres et féroces que les Maures qui, derrière les remparts, leur décochaient flèches et balles ? Que pouvait-elle chercher dans un des points les plus déshérités de la terre, sans âme, sans cœur, sans visage ? Souhaitait-elle retomber dans les dangers sans nombre auxquels elle avait, par la grâce de Dieu, échappé ?...

Angélique finit par s'adresser au Grand-Maître de l'Ordre lui-même, le prince Nicolas Cotoner, Français d'origine anglaise, de haut lignage et, selon la formule précédant ses actes publics : « Frère par la grâce de Nôtre-Seigneur de la maison hospitalière de l'ordre militaire de Saint-Jean de Jérusalem, gardien du Saint-Sépulcre et humble maître des pauvres ». Ce prince, à Rome, occupait la première place à la droite du pape lorsque le Souverain Pontife tenait chapitre. Il avait aussi le privilège de veiller, avec ses Chevaliers, à la garde du Conclave et, lorsque le pape était introduit, l'ambassadeur de Malte le précédait armé de toutes pièces et portant le grand étendard rouge à croix blanche des galères de la Religion. Angélique fut impressionnée par le beau vieillard à perruque blanche et au regard plein d'autorité. Elle lui parla en toute franchise, lui faisant le récit de son dramatique et romanesque amour. Comment, après avoir pleuré pendant dix ans un époux bien-aimé, elle était sur le point de le revoir, ayant enfin appris où il vivait. Était-ce trop demander à la bonté de Son Altesse Éminentissime de l'autoriser à monter à bord d'une des galères partant en croisière sur les côtes de Barbarie et d'obtenir que cette galère fît escale à Bône pour l'y déposer ?

Le Grand-Maître l'écoutait avec attention. De temps en temps il se levait, s'approchait de la fenêtre et portant à l'œil l'extrémité d'une longue-vue il suivait en rade l'évolution des navires.

Sur son habit à la française, il portait en sautoir l'écharpe de l'Ordre de Malte, où se trouvaient inscrits en broderies d'or les mystères de la Passion. Il resta longtemps silencieux puis soupira. Bien des choses dans ce récit lui paraissaient invraisemblables, et plus encore qu'un grand seigneur chrétien tel qu'elle décrivait son mari eût trouvé refuge dans ce bouge misérable de Bône.

– Vous me dites qu'auparavant il avait parcouru impunément les pays barbaresques ?

– C'est en effet ce qu'on m'a dit.

– Alors c'est un renégat qui vit à la façon de l'Islam avec un harem de cinquante femmes. Le rejoindre vous entraînera aux plus grands malheurs pour votre âme et pour votre vie.

Angélique se sentit le cœur broyé d'angoisse mais elle resta calme.

– Je ne sais s'il est pauvre ou renégat, dit-elle. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'il est mon époux devant Dieu et que je veux le retrouver.

Le visage sévère du Grand-Maître de l'Ordre s'adoucit.

– Heureux l'homme qui vous a inspiré un tel amour !

Cependant il hésitait encore.

– Ah ! mon enfant, votre jeunesse et votre beauté m'inquiètent. Que ne peut-il vous arriver dans cette Méditerranée, jadis le grand lac intérieur chrétien, aujourd'hui livré à l'Islam. Quelle tristesse pour nous, les chevaliers de Jérusalem lorsque nous mesurons le recul de nos armes ! Jamais, jamais nous ne combattrons assez âprement les Infidèles. Ce n'est pas seulement les Lieux Saints qu'il nous faut reconquérir mais Constantinople, l'ancienne Byzance où régnait la grande Église, où le premier christianisme s'épanouit sous les coupoles de Sainte-Sophie maintenant devenue mosquée.

Il demeura sombre, plongé dans ses visions mystiques.

Angélique dit brusquement :