Angélique dut reconnaître le bien-fondé de ces raisonnements. Elle demanda que Savary, son médecin, fût logé décemment à l'Auberge de France et proposa pour les autres de payer leur rachat et leur traversée, lorsqu'un vaisseau de Malte irait patrouiller dans le MoyenOrient.
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Maintenant elle attendait. Il fallait laisser le temps d'aboutir à ces tractations financières. Elle n'était pas sans secrètes inquiétudes. Sa lettre ne risquerait-elle pas d'être interceptée au passage ? Et si le Roi, dans sa colère, avait mis ses biens sous séquestre ? De toute façon, elle ne se sentait pas impatiente de quitter Malte. Elle était à l'abri au sein de ce dernier bastion des Croisés. Au-dessous d'elle, autour d'elle, la Cité Valette, au marbre patiné par la morsure saline des embruns, se dressait comme une châsse d'or, sur l'horizon pourpre du ciel et de la mer. C'était un prodigieux amoncellement de clochers, de dômes, de palais encastrés dans le rocher et d'ouvrages de défense bardés de canons, qui descendait jusqu'au magnifique port de défense naturel dont les bassins se ramifiaient d'îles en îles hérissées de fortins ainsi que les multiples tentacules d'une pieuvre géante.
« Une ville bâtie par des gentilshommes, pour des gentilshommes » selon le mot du seigneur de La Valette, l'un des grands maîtres de l'Ordre, qui en avait entrepris la construction lorsque, au XVIe siècle, les derniers chevaliers de Rhodes chassés par les Turcs, s'étaient réfugiés avec reliques et galères, sur ce rocher perdu entre la Sicile et Tunis. Avec l'aide des Maltais, population frondeuse et d'âpre caractère, ils avaient fait de cette petite île une forteresse imprenable.
C'est en vain que cinq années plus tôt, le sultan de Constantinople était venu l'investir. Il avait dû battre en retraite, avec sa flotte décimée non seulement par les boulets et l'assaut des galères de la Religion, mais aussi par la ruse des plongeurs d'élite, qui formaient à Malte une curieuse phalange d'hommes-poissons, aux poumons exercés à tenir longtemps sous l'eau et qui de nuit nageaient jusqu'au sein de la flotte ottomane pour faire sauter les navires et allumer les incendies.
Oui, Angélique pouvait se sentir en sûreté. Le comte de Rochebrune lui avait appris que les effectifs de défense de Malte comprenaient deux régiments de 700 hommes, mercenaires ou Maltais, 400 vaisseaux de bataille, 300 galères, 1 200 chasseurs d'élite, 100 canonniers, 1 200 matelots servant les canonniers, autant de chasseurs de la milice, et quelque 300 hommes qui composaient les nouvelles milices.
Pour l'Ordre de Malte, la guerre était un état permanent depuis les temps lointains où les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem avaient commencé à patrouiller sur les routes de Palestine au secours des Chrétiens en détresse. Ordre d'infirmiers, fondé pour accueillir les pèlerins de la Terre Sainte, ils n'avaient pas tardé à troquer la bassine d'eau chaude qui leur servait à laver les pieds des voyageurs contre la cotte de mailles et la lourde épée. Un quatrième vœu était venu s'ajouter à leurs engagements : celui de défendre le Saint-Sépulcre et le signe de la Croix jusqu'à la dernière goutte de leur sang et de combattre l'Infidèle partout où ils le rencontreraient.
Aujourd'hui, la confrérie des moines guerriers, chassée de Jérusalem à la forteresse de Margat, de l'île de Chypre à l'île de Rhodes, puis à Malte, était devenue par la force des circonstances cet État souverain et militaire poursuivant sans répit sa lutte contre les fils de Mahomet.
Les galères qui, ce soir, rentraient lentement au port, l'oriflamme rouge à croix blanche déployée avaient peut-être attaqué, quelques heures auparavant, un pirate barbaresque. Elle emmenait des prisonniers maures qui à leur tour viendraient ramer sur les galères chrétiennes, des Chrétiens libérés que l'Ordre de Malte acheminerait vers leurs familles, après avoir discuté du prix de leurs services.
C'était par une de ces galères de guerre qu'Angélique et ses compagnons naufragés avaient été recueillis. La petite barque démâtée ayant été aperçue, les malheureux Grecs avaient été hissés à bord, enveloppés de couvertures, restaurés, réchauffés d'un verre de vin d'Asti. Un peu plus tard, se sentant remise, Angélique s'était présentée au commandant, un chevalier allemand d'une cinquantaine d'années, le baron Wolf de Nesselhood, immense et blond Germain aux tempes blanches, ce qui seyait à son front hâlé que barraient trois rides pâles. Sa réputation de marin et d'homme de guerre était considérable. Les Barbaresques le redoutaient, le considéraient comme leur pire adversaire et l'on disait que Mezzo Morte, l'amiral d'Alger, avait juré, s'il le capturait, de le faire écarteler par quatre galères. Il avait pour second un Français d'une trentaine d'années, le chevalier de Roguier, garçon au franc visage, sur lequel Angélique avait paru faire une profonde impression. Ayant décliné ses titres et qualités, elle avait fait aux deux chevaliers le récit de ses tribulations.
Accueillie à La Valette en hôte de marque par le comte de Rochebrune, compatriote et ancien ami de Versailles, elle avait appris que le duc de Vivonne la cherchait. L'escadre française avait relâché deux semaines à La Valette, où chevaliers et gentilshommes français avaient pu épiloguer à leur aise sur les méfaits des pirates. L'annonce du naufrage de La Royale sur les côtes de Sardaigne avait plongé Vivonne dans un état épouvantable. En tant qu'amiral du roi il était profondément atteint. En tant qu'amoureux – car cette fois, il le craignait, il était amoureux d'Angélique – il ne se consolait pas de penser à la fin horrible de cette si jolie femme. Après le fils, la mère. Il s'accusait de leur avoir porté malchance, tous deux noyés, dans des conditions presque analogues, parlait de signes contraires inscrits dans le ciel, de destins maudits... On ne comprenait rien à son délire jusqu'au jour où un message du lieutenant de Millerand, prisonnier du baron Paolo de Visconti, leur était parvenu. Le lieutenant demandait qu'on envoyât rapidement en Corse la somme coquette de mille piastres réclamée par le brigand génois en échange de sa libération. Il confirmait la fin de La Royale, attirée sur les récifs par les naufrageurs, mais donnait des nouvelles de la marquise du Plessis, saine et sauve. Cependant l'intrépide voyageuse avait réussi à fausser compagnie à leur geôlier. Apparemment, elle devait voguer vers Candie, à bord d'un petit cotre provençal.
Tout heureux le duc de Vivonne avait oublié ses déboires. Une fois ses galères radoubées dans les bassins de La Valette, il avait appareillé à son tour pour Candie, rêvant de retrouver là-bas la belle marquise, laquelle mettait le pied quelques jours plus tard sur les quais de La Valette, serrant sur sa robe salie et brûlée d'eau de mer, le manteau noir du Rescator.
Étrange partie de cligne-musette ! Angélique eut un vague sourire désenchanté : Vivonne, les forçats, l'apparition fantomatique d'un Nicolas galérien, et sa mort, tout cela semblait loin déjà. L'avait-elle vécu ? La vie marchait vite. Des souvenirs plus terribles et plus proches marquaient encore sa chair. Une semaine après son arrivée à Malte, elle avait rencontré, au hasard d'une promenade, Don José de Almada récemment débarqué ainsi que son compère, le bailli de La Marche.
Angélique, deux fois naufragée, trois fois fugitive, n'en était plus à rougir devant un homme qui l'avait vue exposée, dans le plus simple appareil, aux enchères d'un batistan, et le blasé Commissaire des Esclaves avait depuis longtemps dépassé le stade des timidités mal placées. Ils s'abordèrent avec un égal plaisir de se revoir, en vieux amis qui ont mille choses à se demander et à se raconter.
L'austère Espagnol s'était un peu départi de sa raideur, dans la joie très sincère qu'il éprouvait à la retrouver, bien en vie et hors des mains des pirates.
– J'espère, madame, que vous ne nous en voulez pas trop d'avoir été obligés de vous abandonner devant les folles prétentions des enchérisseurs. Jamais, au grand jamais, une vente n'a atteint des chiffres pareils... Une folie. J'ai poussé aussi loin qu'il était possible.
Angélique dit qu'elle avait conscience des efforts qu'ils avaient faits pour la sauver et que, du moment qu'elle avait réussi à échapper à son triste sort, elle leur demeurerait toujours reconnaissante de leur intervention.
– Dieu vous garde de retomber entre les mains du Rescator ! soupira le bailli de La Marche ; il vous doit certainement la plus cuisante mésaventure de sa carrière : laisser s'enfuir la nuit même de la vente – incendie ou pas – une esclave que l'on a payée la somme insensée de 35 000 piastres... Joli tour que vous lui avez joué là, madame. Mais prenez garde !
Ils lui firent le récit de ce qui s'était passé ensuite à Candie, au cours de la nuit dantesque.
L'incendie s'était communiqué aux vieilles maisons de bois du quartier turc qui avait flambé comme des torches. Dans le port, beaucoup de navires avaient été consumés ou fortement endommagés. Le marquis d'Escrainville était tombé comme frappé du haut-mal, tandis que L'Hermès s'engloutissait parmi les sifflements et les jets de vapeur, sous ses yeux. Par contre le Rescator avait sauvé son chébec. Il avait réussi à maîtriser le feu à son bord grâce à un procédé mystérieux.
*****
Désormais le vieux Savary passa son temps à l'Auberge d'Auvergne ou à celle de Castille pour arracher aux Chevaliers les plus infimes détails sur l'affaire : comment, avec quoi, en combien de temps le Rescator avait-il réussi à maîtriser le feu ? Don José l'ignorait. Le Bailli avait entendu parler d'un liquide arabe qui, au contact du feu, se transformait en gaz. Nul n'ignore que les Arabes sont très versés dans une science appelée chimie. Après avoir sauvé son navire, le pirate de l'argent avait d'ailleurs aidé à l'extinction d'autres foyers. Les dégâts n'en étaient pas moins considérables, le feu s'étant déclaré avec une rapidité foudroyante.
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