– La soute aux poudres, murmura Angélique.
– Non.
Savary lui écrasait les pieds de ses lourdes chaussures. Vassos Mikolès essayait en vain de convaincre son auguste père de se tenir tranquille.
– Ce nuage blanc à fleur d'eau, cria le savant, qu'est-ce que c'est ? QU'EST-CE QUE C'EST... ?
Une fumée jaune et lourde s'échappait du centre du chébec en feu et « coulait » jusqu'à la mer, puis en peu d'instants, elle recouvrit tout le navire, sauf le mât le plus haut. La lueur du feu s'étouffa et simultanément l'obscurité tomba sur le chébec enveloppé dans son cocon de vapeur.
Le port, encore illuminé par les incendies, s'éloignait. Les Grecs faisaient force rames. Bientôt ils dressèrent la voile latine. La barque des fugitifs bondit sur les flots noirs. Savary laissa retomber sa lunette.
– Que s'est-il passé ? On dirait que cet homme a réussi à éteindre le feu à son bord par des moyens magiques.
Son esprit déjà travaillait sur le mystère. Son fils en profita pour l'installer respectueusement au fond de la barque. Angélique, pour d'autres raisons, partageait la même impression d'irréalité.
Candie s'éloignait. Longtemps, longtemps, son reflet rouge dansa sur les flots. Angélique s'aperçut qu'elle avait gardé sur ses épaules le manteau du Rescator. Alors une douleur insensée lui monta à la gorge et mettant son visage dans ses mains, elle poussa un long gémissement.
La femme qui était à côté d'elle lui toucha le bras.
– Qu'as-tu ? N'es-tu pas heureuse d'avoir recouvré la liberté ?
Elle parlait en grec mais Angélique la comprit.
– Je ne sais pas, dit-elle avec un sanglot, je ne sais pas. Oh ! je ne sais plus.
Après ce fut la tempête.
Chapitre 21
Pendant deux jours la tempête malmena la barque des fugitifs. À l'aube du second jour seulement, la violence des flots se calma. La barque surnageait toujours. Son mât et son gouvernail brisés n'étaient plus qu'une épave. Par miracle, tous les passagers étaient encore là. Aucun enfant n'avait été arraché aux bras de sa mère, aucun matelot n'avait été enlevé du tillac où il luttait pour maintenir l'esquif à flot. Mais ce n'étaient plus que des naufragés, trempés, grelottants, attendant du ciel leur secours et ignorant dans quels parages ils se trouvaient. La mer semblait désertée. Enfin, vers le soir, une galère de Malte les aperçut et les recueillit.
*****
Angélique s'appuya au balcon de marbre. Les lueurs rouges du soleil couchant plongeaient à travers sa chambre et faisaient miroiter le dallage noir et blanc. Près d'elle, sur un guéridon, il y avait une corbeille débordante de beaux raisins que le chevalier de Rochebrune lui avait fait porter. Cet aimable gentilhomme conservait à Malte ces façons courtoises qui déjà, à la Cour, le faisaient apprécier. Il avait été très heureux, en tant que chef de la Langue de France de l'Ordre de Malte, d'offrir à Mme du Plessis-Bellière l'hospitalité de son Auberge. Ce titre modeste désignait chacun des splendides palais que chacune des Langues avait fait construire pour ses ressortissants. Il y en avait huit, symbolisés par les huit branches de la Croix, insigne des chevaliers.
La Langue de Provence, celle d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Aragon, de Castille, d'Allemagne et d'Angleterre. Cette dernière avait été supprimée depuis la Réforme. Son palais servait d'entrepôt.
Angélique prit un grain de muscat qu'elle suça rêveusement. Elle avait été contente d'arriver à Malte. Après ce bazar désordonné et sensuel de l'Orient, elle avait trouvé l'atmosphère décente, corsetée d'acier du grand fief de la chrétienté. Somptuosité et austérité semblaient être les deux mots d'ordre paradoxaux des moines chrétiens. Au sein de l'Auberge de France, vaste et somptueux caravansérail, ouvragé de sculptures, percé de loggias et de vestibules aux glaces de Venise, elle avait trouvé tout le confort d'un appartement français. Il y avait des tapisseries aux murs, un lit à colonnes couvert d'un baldaquin de brocart, et dans une pièce attenante une installation d'eau digne de Versailles. Ces appartements des étages étaient réservés aux hôtes de luxe. Mais en bas, des cellules aux simples lits de planches accueillaient chevaliers, chapelains ou frères servants, et parfois en passant Angélique apercevait les Français mangeant par quatre dans la même écuelle de bois un brouet monastique.
*****
En entrant dans l'Ordre de Malte, les cadets des grandes familles ne prononçaient pas à la légère les trois vœux d'obéissance, de pauvreté personnelle et de célibat. Ils trouvaient dans la guerre sans relâche aux Infidèles la satisfaction de leurs appétits belliqueux, un idéal religieux joint à la gloire d'appartenir à un Ordre redouté et redoutable. La richesse de l'Ordre, solidement établie, leur permettait de fournir l'effort guerrier auquel ils s'étaient engagés. Sa flotte était l'une des plus belles des nations européennes. Les galères de Malte, toujours prêtes à offrir et à accepter le combat, sillonnaient la Méditerranée en une croisière perpétuelle et faisaient subir au commerce de l'Islam le sort que celui-ci réservait aux Chrétiens.
Plus particulièrement, après ses dernières aventures, Angélique avait été sensible à la courtoisie des mœurs qui régnaient à Malte.
La discipline était sévère à ce sujet dans les commanderies et si, au cours d'expéditions dangereuses ou de grisantes victoires, il arrivait aux Chevaliers de se laisser gagner momentanément par les charmes d'une belle esclave lascive, à Malte, bastion de la Religion, la plus grande décence régnait.
Il n'y avait point de femmes libres, hors les Maltaises, paysannes de l'île entortillées dans leurs voiles noirs et les esclaves ne représentaient qu'une valeur d'échange. Peu d'invitées de passage accompagnant leurs amants, plus rarement leurs époux, au cours d'une campagne, à bord d'une flotte espagnole, anglaise ou française. Le cas d'Angélique était moins fréquent. Grande dame, méritant les égards dus à son rang, elle n'en avait pas moins été recueillie avec une poignée d'esclaves fugitifs. Elle avait fort bien compris qu'elle devait à l'Ordre de Malte la reconnaissance de ses services en espèces sonnantes et trébuchantes.
Il avait été convenu avec l'économe français du Trésor de l'Ordre, qu'elle écrirait à son intendant, maître Molines, pour le prier de remettre au Prieur du Temple de Paris une certaine somme pour sa rançon de naufragée.
Mais elle s'était indignée lorsque après avoir demandé ce qu'on avait fait de « ses » Grecs elle les avait découverts, relégués parmi les esclaves, dans l'un des entrepôts de l'île. Les pauvres pêcheurs de Santorine avaient été comptés à la pièce comme captures d'Infidèles. Dans une grande salle où, sur des litières de paille, hommes, femmes et enfants de toutes couleurs attendaient d'être revendus avec ces mêmes regards résignés et passifs qu'elle avait vus à Candie sur les quais ou dans les cales du bateau d'Escrainville, elle avait pu joindre Savary, Vassos Mikolès et ses oncles, ses femmes et ses enfants qui s'étaient joints à l'expédition, et les quelques esclaves fugitifs qu'ils avaient pris à leur bord. Ils étaient rassemblés dans un coin et grignotaient des olives, patiemment. Angélique ne cacha pas à l'économe du Trésor, M. de Sarmont, qui l'accompagnait, ce qu'elle pensait de l'inhumanité des prétendus soldats du Christ. Le religieux fut très choqué.
– Que voulez-vous dire, madame ?
– Que vous êtes de vils marchands d'esclaves comme les autres.
– Voilà qui est fort !
– Et ça ? fit-elle en montrant le ramassis de Grecs, de Turcs, de Bulgares, de Maures, de Nègres, de Russes, qui rêvassaient sous les arcades ouvragées du vaste entrepôt, croyezvous qu'il y ait grande différence entre votre bagne à vous et ceux de Candie ou d'Alger ? Vous pouvez toujours vous référer à la grandeur de votre mission, c'est de la piraterie !
L'économe se raidit.
– Vous vous trompez, madame, fit-il sèchement. Nous ne razzions pas, nous capturons.
– Je ne vois point la différence.
– Je veux dire que nous n'allons pas écumer les rivages d'Italie, de Tripolitaine, voire d'Espagne ou de Provence pour y faire notre plein « comme les autres » pirates. Les esclaves qui tombent entre nos mains viennent des galères ennemies contre lesquelles nous nous sommes battus. Nous y enlevons Maures, Turcs et nègres pour nos chiourmes, mais nous délivrons aussi chaque fois des milliers d'esclaves chrétiens qui sans nous seraient destinés à voguer jusqu'à la mort pour l'Infidèle. Savez-vous que Tunis, Alger et le Royaume du Maroc totalisent entre eux plus de 50 000 chrétiens captifs, et que l'on ne peut dénombrer ceux des Turcs ? – J'ai entendu dire que votre Ordre, entre Chypre, Livourne, Candie et Malte en totalisait plus de 35 000 !
– C'est possible mais nous ne les faisons pas travailler pour nous, nous n'en faisons pas usage pour nos plaisirs personnels. Nous ne les utilisons que pour les échanges ou pour en tirer l'argent nécessaire à soutenir notre flotte. Ne savez-vous pas qu'en Méditerranée les esclaves représentent la seule bonne monnaie d'échange et de spéculation ? Pour obtenir la libération d'un Chrétien, il nous faut donner trois ou quatre Musulmans.
– Mais ces pauvres Grecs qui, eux, sont chrétiens schismatiques et recueillis naufragés de surcroît, pourquoi les ranger parmi les esclaves ?
– Qu'en pourrions-nous faire ? Nous les avons nourris, vêtus, hébergés. Faudrait-il de plus fréter une expédition pour les ramener gentiment un à un dans leurs îles grecques sous juridiction turque ?... Si nos galères devaient servir à rapatrier par charité tous les esclaves errants de la Méditerranée, notre flotte n'y suffirait pas. Et avec quoi pourrions-nous payer l'entretien de nos vaisseaux et de nos équipages ?
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