– Vous hésitez ?... Quelle dame n'hésiterait pas... Mais comme la fête nous attend, je me permettrai de vous conseiller. Mon choix va à celle-ci, fit-il en désignant la robe nacrée. À vrai dire je l'ai choisie pour vous, car j'avais entendu dire que la Française avait des yeux couleur de mer. Vous aurez l'air d'une sirène là-dedans. C'est presque un symbole. La jolie marquise sauvée des eaux !...
Et comme elle se taisait toujours :
– Je vois ce qui vous déconcerte. Comment, au fond de cette lointaine Candie peut-on se procurer des toilettes à la dernière mode de Versailles ? Ne creusez pas votre petite cervelle. J'ai d'autres tours dans mon sac. N'avez-vous pas entendu dire que je suis un magicien ?...
Le pli ironique de sa bouche, cachée par la courte barbe sarrasine, la fascinait. Par instants un sourire mettait un éclair dans cette face ténébreuse. Sa voix difficile et lente causait à Angélique un malaise proche de la peur. Lorsqu'il s'adressait à elle un frisson lui parcourait l'échine. Elle se sentait absolument hébétée. Elle ne réagit que lorsque les deux petites esclaves qui l'aidaient à revêtir ses atours s'empêtrèrent dans les rubans, les crochets et les plastrons de la robe européenne. Agacée de leur maladresse elle fixa d'un geste vif les épingles et noua les lacets. Ses gestes n'échappèrent pas au Rescator. Il eut à nouveau un rire étouffé qui le fit tousser.
– Qui dira la force et le pouvoir des gestes maintes fois accomplis, dit-il quand il eut repris haleine. Même un pied dans la tombe vous n'accepteriez pas d'être fagotée, n'est-ce pas ? Ah ! ces Françaises ! Maintenant voyons les parures.
Il s'était penché sur un coffret que lui présentait un page, en avait retiré un superbe collier de trois rangs de lapis-lazuli.
Il le mit lui-même à son cou. Lorsqu'il souleva ses cheveux pour joindre l'agrafe, elle sentit que ses doigts s'attardaient sur la marque qu'avaient laissée en travers de son dos les griffes de l'horrible chat. Mais le nouveau propriétaire d'Angélique ne dit mot. Il l'aida à fixer ses boucles d'oreilles.
Derrière la haie des janissaires qui montaient la garde le brouhaha ne faisait que croître. Les musiciens venaient d'arriver ainsi que les danseuses. Et de nouveaux plateaux supportant des piles de fruits et de confiseries apparaissaient.
– Êtes-vous gourmande ? demanda le Rescator. Avez-vous envie de klabou, ce dessert aux noix ?... Connaissez-vous le nougat persan ?
Et, devant son silence :
– Je sais ce dont vous avez envie... Pour l'instant, les sucreries et tous les plaisirs de ce monde ne vous tentent guère. Vous avez seulement très envie de pleurer.
Les lèvres d'Angélique tremblèrent et sa gorge se noua.
– Non, fit-il, pas ici. Quand vous serez chez moi vous pourrez pleurer tant qu'il vous plaira, mais pas ici, pas devant ces Infidèles. Vous n'êtes pas une esclave. Vous êtes petite-fille de Croisé, que diable ! Regardez-moi.
Deux prunelles de feu prenaient possession de son regard, l'obligeaient à redresser la tête.
– Voilà qui est mieux. Regardez-vous dans le miroir... Vous êtes reine ce soir... La reine de la Méditerranée. Donnez-moi votre main.
Ce fut ainsi, en robe princière, la main dans celle du Rescator, qu'Angélique descendit les degrés de l'estrade infamante. Les échines se courbèrent sur son passage. Le Rescator prit place au côté du Pacha représentant le pouvoir du Grand Sultan et fit asseoir Angélique à sa droite. Dans les nuages qui s'échappaient des cassolettes les danseuses étiraient leurs longs voiles vaporeux, aux sons des tambourins et des « nân », petites guitares à trois cordes aux sons clairs et bondissants.
– Buvons du bon café de Candie, proposa le Rescator en lui tendant une des minuscules tasses de porcelaine qui garnissaient le plateau posé devant eux sur une table basse, rien n'est meilleur pour dissiper les humeurs chagrines et fortifier les cœurs dolents. Humez cet arôme délicat, madame.
Elle prit la tasse qu'il lui tendait et but à petits coups. Elle avait appris à aimer le café à bord de L'Hermès et retrouva avec plaisir sa saveur brûlante.
Les yeux du redoutable pirate la guettaient à travers les fentes de son masque. Ce n'était pas un masque ordinaire, de ceux qui se posent sur l'arête du nez et soulignent à peine les pommettes. Il descendait très bas, comme un heaume, jusqu'aux lèvres. La forme du nez était entièrement modelée avec deux trous à la place des narines. Angélique ne put s'empêcher de songer à la face hideuse que ce masque dissimulait. Comment une femme pouvait-elle accepter de voir se pencher sur elle ce visage de cuir sachant qu'il cachait d'horribles mutilations... Un tremblement la secoua.
– Oui ?... fit le pirate, comme s'il avait perçu en lui-même ce frisson. Dites-moi donc un peu le sentiment que je vous inspire...
– Je croyais que vous aviez aussi la langue tranchée ?
Le Rescator se renversa en arrière pour rire à son aise.
– Enfin, dit-il, j'entends le son de votre voix. Et c'est pour apprendre quoi ? Que vous ne me trouvez pas suffisamment chargé de disgrâces. Ah ! mes ennemis ne se lasseront jamais d'ajouter au noir tableau. Que je sois manchot, cul-de-jatte par-dessus le marché, les comblerait d'aise. Et mort, si possible ! Pour ma part, il me suffit d'être couvert de cicatrices comme un vieux chêne qui aurait affronté cent ans la foudre et l'alcyon. Mais Dieu merci, il me reste encore assez de langue pour parler aux dames. J'avoue que ce serait pour moi un pénible sacrifice que de ne pouvoir employer au moins les ressources du langage afin de séduire ces délicieuses créatures, parures de la Création.
Penché vers elle il l'entretenait comme s'ils eussent été seuls et elle sentait sur elle la lueur attentive de ses yeux de feu.
– Parlez encore, madame. Vous avez une voix ravissante... Je reconnais que ce n'est pas mon cas. Ma voix s'est rompue certain jour que je lançai un appel à quelqu'un de très loin. J'appelai et ma voix s'est brisée...
– Qui appeliez-vous ? demanda-t-elle, ahurie.
Il pointa un doigt vers le plafond embrumé d'encens.
– Allah !... Allah dans son paradis... C'est loin. Ma voix s'est rompue. Mais elle avait porté... Allah m'a entendu et m'a accordé ce que je lui demandais : la vie.
Elle pensa qu'il se moquait d'elle et en éprouva une légère mortification. Le café la ranimait. Du bout des dents elle consentit à grignoter une galette.
– Chez moi, fit-il remarquer, je vous offrirai les mets du monde entier. De tous les pays où je suis passé, j'ai ramené un homme spécialisé dans l'art de son pays. Je peux ainsi répondre à tous les désirs de mes hôtes.
– Chez vous... y a-t-il des chats ?
Malgré ses efforts sa voix chevrota sur ces derniers mots. Le pirate parut étonné, puis il comprit et jeta un regard meurtrier au marquis d'Escrainville.
– Non, chez moi il n'y a pas de chats. Il n'y a rien qui puisse vous effrayer ou vous déplaire. Il y a des rosés... des lampes... des fenêtres ouvertes sur le large. Allons, quittez cet air transi qui ne vous va pas du tout. Faut-il que mon bon ami d'Escrainville ait eu la poigne dure pour faire de vous une femme aux yeux battus prête à lécher les bottes de son maître !
Angélique sursauta, cinglée, se redressa et lui lança un regard fulgurant. Il rit à nouveau, toussa encore et put enfin parler :
– Voilà ! Exactement ce que j'attendais. Vous redevenez la superbe marquise, grande dame de France, arrogante, fascinante.
– Pourrais-je jamais le redevenir ? murmura-t-elle. Je ne crois pas que la Méditerranée rende facilement ses proies.
– Il est vrai que la Méditerranée dépouille les êtres de leurs faux déguisements. Elle brise les fantoches, mais rend d'or pur aux rivages ceux qui ont eu la force de l'affronter et de regarder en face ses mirages.
Comment avait-il compris qu'elle songeait moins à un retour en France, qu'à l'impossibilité morale de se retrouver, sous les lambris de Versailles, cette femme triomphante qui s'imposait à tous quelques mois auparavant ?... Cela lui semblait si loin, si irréel et comme fané auprès de la magie orientale.
Et ce fut elle qui chercha tout à coup les yeux énigmatiques du pirate pour y trouver une réponse. Et elle s'interrogeait sur le pouvoir de cet homme qui en quelques mots semblait s'être emparé de son âme. Depuis des jours elle vivait brisée, traquée, humiliée. Le Rescator l'avait soudain relevée et tirée du fond du gouffre. Il l'avait secouée, fouaillée, charmée, et comme une plante qui retrouve la fraîcheur, elle avait quitté son attitude humiliée. Elle se tenait droite. Ses yeux retrouvaient leur étincelle de vie pensive et sereine.
– Fière créature, fit-il avec douceur, c'est ainsi que je vous aime.
Elle le fixait comme on prie, comme on regarde un dieu pour lui demander la vie. Et elle ne savait même pas qu'il y avait dans ces yeux cette expression affamée que l'on adresse à ceux de qui l'on attend tout.
Et à mesure que le regard du Rescator versait en elle sa force, son cœur affolé se calmait. Le décor des têtes enturbannées, des visages boucanés des flibustiers sous leurs foulards de soie, s'effaçait ainsi que s'effaçait le brouhaha des voix et de la musique.
Elle était seule, dans un cercle enchanté, aux côtés de cet homme qui lui prêtait toute son attention. Elle percevait les effluves du parfum d'Orient dont les vêtements du pirate étaient imprégnés, une senteur balsamique qui lui rappelait l'odeur des îles et qui se mêlait à celle du cuir précieux de son masque, à celle du tabac de sa longue pipe, à celle du café brûlant sans cesse versé dans les tasses.
Une langueur subite, une immense fatigue s'appesantirent sur elle. Elle eut un grand soupir et ferma les yeux.
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