La vente commença. On présenta un Maure, spécialiste de navigation, et un silence appréciateur ne tarda pas à s'établir, devant cette statue de bronze dont le corps avait été soigneusement huilé afin de faire ressortir ses muscles noueux et ses formes herculéennes. Puis de nouveaux remous troublèrent l'attention, qui fut un instant détournée par l'entrée de deux chevaliers de Malte. Drapés dans leur ample manteau noir à croix d'argent, ils traversèrent la salle en s'inclinant devant les notabilités de Constantinople, s'avancèrent jusqu'à l'estrade et dirent quelques mots à Erivan. Celui-ci leur désigna le coin des captives. Angélique se redressa, pleine d'espoir.

Les deux chevaliers s'inclinèrent devant elle, la main sur la poignée de leur épée. L'un était espagnol, l'autre français, tous deux apparentés aux plus grandes familles d'Europe, car il fallait justifier d'au moins huit quartiers de noblesse pour obtenir le titre de chevalier dans le plus grand Ordre de la chrétienté. La sévérité de leur costume n'écartait pas un certain luxe. Sous leurs manteaux, ils portaient une courte chasuble noire, également marquée d'une croix blanche et recouvrant leurs justaucorps. Mais leurs manchettes et leurs cravates étaient de dentelle de Venise, leurs bas de soie soulignés d'une baguette d'argent et leurs chaussures également à boucles d'argent.

– Est-ce vous la noble dame française dont M. Rochat vient de nous entretenir ? demanda le plus âgé qui portait une perruque blanche dans le meilleur goût de Versailles.

Il se présenta :

– Je suis le bailli de La Marche, de la Langue d'Auvergne, et voici Don José de Almada, de la Langue de Castille, commissaire des Esclaves pour l'Ordre de Malte. C'est à ce titre qu'il peut s'intéresser à vous. Il paraît que vous avez été capturée par le marquis d'Escrainville, ce vautour puant, alors que vous vous rendiez à Candie, mandatée d'une mission par le roi de France.

Angélique bénit en pensée le pauvre Rochat d'avoir présenté les choses de cette façon. Il lui montrait la route à suivre.

Elle s'empressa de parler du Roi en personne habituée à la Cour, nomma ses relations les plus importantes, depuis M. Colbert jusqu'à Mme de Montespan, elle parla du duc de Vivonne, qui avait mis sa galère amirale et l'escorte de l'escadre royale à sa disposition. Puis elle raconta comment la croisière avait été désorganisée par l'attaque du Rescator...

– Ah ! le Rescator !... firent les Chevaliers en levant des regards de martyrs vers le ciel.

Comment par la suite elle avait essayé de poursuivre sa mission avec des moyens de fortune sur un petit voilier, lequel n'avait pas tardé à être la proie d'un autre pirate, le marquis d'Escrainville.

– Voici les effets déplorables du désordre qui règne en Méditerranée depuis que les Infidèles en ont chassé la discipline chrétienne, dit le bailli de La Marche. Ils l'avaient écoutée tous deux en hochant la tête, vite convaincus de sa sincérité. Les personnages qu'elle nommait, les détails qu'elle donnait sur son rang à la Cour de France, ne pouvaient leur laisser aucun doute.

– C'est une histoire déplorable, concéda l'Espagnol, lugubre. Nous devons au roi de France et à vous-même, Madame, d'essayer de vous tirer de ce mauvais pas. Hélas, nous ne sommes plus les maîtres à Candie ! Mais, en tant que propriétaires du batistan, les Turcs nous doivent quelque considération. Nous allons poser nos enchères. Je suis commissaire des Esclaves de l'Ordre, j'ai donc certaines disponibilités pour des affaires de mon choix présentant de bonnes garanties.

– Escrainville est exigeant, fit remarquer le bailli de La Marche, il voudrait au moins 12 000 piastres.

– Je peux vous promettre le double pour ma rançon, dit vivement Angélique. Je vendrai mes terres s'il le faut, je vendrai mes charges, mais vous rentrerez dans vos débours, je m'y engage. La Religion n'aura pas à regretter de m'avoir sauvée d'un sort horrible. Songez que si je suis emmenée dans un sérail de Turquie, désormais personne, même le roi de France, ne pourra rien pour moi.

– C'est hélas vrai ! Mais gardez confiance. Nous allons intervenir de notre mieux.

Cependant Don José paraissait soucieux.

– Il faut s'attendre à de grosses enchères. Riom Mirza, l'ami du Grand Seigneur, est annoncé. Le Sultan l'avait chargé de rechercher pour lui une esclave blanche d'une beauté exceptionnelle. Il paraît qu'il a déjà visité les marchés de Païenne et même d'Alger sans obtenir satisfaction. Il s'apprêtait à revenir bredouille lorsqu'il a entendu parler de la Française capturée par le marquis d'Escrainville. Nul doute qu'il ne s'accroche s'il découvre que Mme du Plessis représente l'idéal poursuivi en vain pour satisfaire son auguste ami.

– On parle aussi, comme concurrents possibles, de Chamyl-bey et du riche orfèvre arabe Naker-Ali.

Les deux chevaliers s'éloignèrent de quelques pas afin de discuter à mi-voix, avec volubilité, puis revinrent.

– Nous irons jusqu'à 18 000 piastres, dit Don José. C'est une marge énorme et certainement nos concurrents les plus tenaces se décourageront. Comptez sur nous, Madame.

Un peu soulagée elle les remercia d'une voix éteinte et regarda s'éloigner, le cœur serré, les deux silhouettes drapées dans leurs manteaux noirs à croix blanche. Auraient-ils été aussi généreux s'ils avaient su que la grande dame qu'ils désiraient sauver, avait encouru la disgrâce du Roi ?

Mais il fallait parer au danger le plus pressant. Esclavagiste pour esclavagiste, elle aimait mieux se retrouver du côté de la Croix que de celui du Croissant.

Chapitre 19

Pendant le colloque des deux chevaliers avec la captive les enchères s'étaient poursuivies.

Le Maure avait été adjugé à un corsaire italien, Fabrice Oligliero, pour son équipage. On mettait à prix un géant slave. aux cheveux blonds, à la musculature magnifique. Pour la forme, Don José de Almada et le Danois de Tunis se le disputèrent. Quand l'esclave russe se vit adjugé au renégat de Tunis, il se jeta à genoux, en suppliant. Toute sa vie, criait-il, il serait donc condamné à voguer sur les galères barbaresques ! Il ne reverrait jamais les plaines grises, balayées par le vent de son pays natal. Des Maltais, valets chargés d'assurer la police du batistan sous les ordres des chevaliers, vinrent le saisir pour le remettre aux gardes de son nouveau propriétaire.

Puis l'on fit monter sur l'estrade un groupe de jeunes enfants blancs. L'Arménienne enfonça ses doigts dans l'épaule d'Angélique.

– Regarde, contre le pilier, c'est mon frère Arminak.

– On dirait une petite fille. Il est fardé jusqu'aux yeux.

– Il est eunuque, je te l'ai déjà raconté, et tu sais bien qu'on farde les garçons chez nous. Je ne m'attendais pas à l'apercevoir ici, mais tant mieux. Cela prouve qu'ils l'ont trouvé digne d'une grosse enchère. Pourvu que quelqu'un de très riche l'achète : il est malin et tu verras que dans vingt ans il possédera la fortune de son idiot de maître qui en aura fait son confident et son vizir.

Le vieillard soudanais pointa son doigt rougi de henné vers l'adolescent et jeta un chiffre guttural. Le gouverneur turc de Candie renchérit. Un religieux en soutane noire portant l'insigne de la croix blanche, était venu s'asseoir près des deux chevaliers. C'était un chapelain de l'Ordre de Malte. Il vint saisir le commissaire-priseur par son caftan et lui chuchota quelques mots. L'autre hésita, interrogea du regard le gouverneur turc, qui d'un geste bénisseur vers la scène consentit à la demande. Alors les adolescents se mirent à chanter. Le chapelain, qui était italien, les écouta chacun séparément et en retira cinq du groupe, dont le frère de la compagne d'Angélique.

– 1 000 piastres pour le lot, dit-il.

Un personnage à peau blanche, un Circassien sans doute, coiffé d'un turban brodé, se dressa et cria :

– 1 500 piastres.

L'Arménienne chuchota :

– Quel bonheur ! C'est Chamyl-bey, le chef des Eunuques blancs de Soliman Aga. Si mon frère réussit à entrer dans ce sérail réputé, sa fortune est faite.

– 2 000, renchérit le chapelain de l'Ordre de Malte.

Ce fut à lui que le lot fut adjugé. Tchemichkian pleura, en essuyant du coin de son voile les larmes qui brûlaient ses yeux noircis de khôl.

– Hélas ! Mon pauvre Arminak a beau être malin, il n'arrivera jamais à tromper la vigilance de ces religieux qui ne se laissent pas étourdir par les plaisirs et ne songent qu'à amasser de l'or pour soutenir leurs armes. Et je suis sûre que le prêtre l'a acheté simplement à cause de sa voix de castrat, pour le faire chanter dans une église catholique. Quel déshonneur ! Peut-être sera-t-il emmené à Rome pour y chanter devant le pape !

Elle cracha sur ce mot avec colère.

Sur l'estrade l'enchère se poursuivit. Il ne resta que deux garçons chétifs dont personne ne voulait et que le vieux Soudanais accepta pour un prix dérisoire, à force de protestations, en disant qu'il perdait sa réputation de goût et de commerçant avisé. Puis un brouhaha souleva la salle. L'envoyé personnel du Sultan de tous les Croyants faisait son entrée. Le prince tcherkesse, coiffé de son bonnet d'astrakan, portait un uniforme de soie noire et, sur la poitrine, des multitudes de petits cornets de poudre à fusil en or ciselé accrochés par des cordonnets de soie rouge, qui lui composaient une broderie guerrière. Le poignard et le sabre étaient sertis de rubis. Il s'avança suivi de sa garde, salua distraitement le gouverneur turc, puis tomba en arrêt devant le grand eunuque Chamyl-bey et entama avec lui une discussion animée.

– Ils se disputent, chuchota l'Arménienne, le prince dit qu'il n'admettra pas que l'eunuque de Soliman se porte acquéreur de la belle captive, car celle-ci est destinée au Sultan des Sultans. J'espère que la belle captive, c'est moi.