– Monsieur Rochat, fit-elle en l'abordant essoufflée, écoutez-moi vite. Votre ignoble camarade Escrainville a décidé de me vendre. Essayez de me venir en aide, je saurai vous en être reconnaissante. J'ai de la fortune en France, et souvenez-vous que je ne vous ai pas trompé pour les cent livres que je vous avais promises. Je sais que vous ne pouvez pas intervenir personnellement mais pourriez-vous intéresser à mon terrible sort des acheteurs chrétiens, par exemple des chevaliers de Malte, qui sont si puissants ici ? Je tremble d'être acquise par un Musulman et d'être emmenée dans un harem. Faites comprendre aux Chevaliers que je suis prête à payer n'importe quelle rançon s'ils réussissent à gagner les enchères et à m'arracher aux griffes de ces Infidèles. Ne pourront-ils avoir pitié d'une femme chrétienne ?

Le représentant français avait commencé par paraître très ennuyé et prêt à se dérober, puis s'était rasséréné à mesure qu'elle parlait.

– Mais c'est une excellente idée, fit-il en se grattant la nuque, c'est tout à fait réalisable. Le commissaire des Esclaves de l'Ordre de Malte, Don José de Almada, de la Langue de Castille, est présent ce soir ainsi qu'un très haut personnage de l'Ordre, le Bailli Charles de La Marche, de la Langue d'Auvergne, un de nos compatriotes. Je vais m'employer à les intéresser à votre cas. Je ne vois d'ailleurs pas ce qui pourrait les en détourner.

– Ne sera-t-on pas étonné de voir des religieux se porter acquéreurs d'une femme ?

Rochat leva les yeux au ciel.

– Ma pauvre enfant, on voit bien que vous n'êtes pas d'ici. Il y a beau temps que l'Ordre achète et revend des femmes au même titre que les autres esclaves. Personne n'y trouve à redire. Nous sommes en Orient et n'oublions pas que ces bons Chevaliers font vœu de célibat et non de chasteté. De toute façon, ce n'est pas la bagatelle qui les intéresse mais la rançon. La Religion a besoin d'argent, pour soutenir la vigueur de sa flotte guerrière. Or, je vais pouvoir me porter garant de vos titres, de votre rang et de votre fortune. De plus, les Chevaliers sont toujours heureux de se faire bien voir du roi de France et j'ai entendu dire que vous étiez bien en Cour auprès de Sa Majesté Louis XIV. Tout cela les convaincra de vous porter assistance.

– Oh ! merci, monsieur Rochat... Vous êtes mon sauveur !

Elle oubliait qu'il était veule, miteux et mal rasé... Il allait faire quelque chose pour elle. Elle lui serra les mains avec effusion. Il dit, ému et gauche :

– Ne me remerciez pas... Je suis heureux si je peux vous être utile... Je me tourmentais à votre sujet, mais je n'y pouvais rien, n'est-ce pas ? Enfin, maintenant gardez confiance.

Le jeune eunuque qui les avait rejoints poussait des cris d'orfraie. Il finit par saisir Angélique par le bras afin de faire cesser cet aparté scandaleux. Rochat s'éloigna rapidement.

Furieuse de sentir des mains noires sur son bras, Angélique se retourna et gifla les joues flasques de l'eunuque. Celui-ci tira son sabre et demeura indécis, ne sachant comment se servir de son arme contre une marchandise précieuse qu'on lui avait instamment recommandée. C'était un jeune eunuque, venu d'un petit sérail de province où il n'avait eu sous sa garde que de douces femmes indolentes. On ne lui avait pas encore enseigné comment il fallait s'y prendre avec des étrangères récalcitrantes. Ses grosses lèvres firent la moue comme s'il allait pleurer.

Le hammamtchi leva les bras au ciel en apprenant l'incident. Il n'avait plus qu'une hâte, c'était de se débarrasser de ses responsabilités. Par bonheur pour lui le marquis d'Escrainville arrivait. Les deux eunuques lui firent un récit détaillé de leurs difficultés. Le pirate jeta un regard haineux à la femme voilée en laquelle il avait peine à reconnaître le jeune chevalier du voyage. Sous la retombée des mousselines et des soies, toute la féminité d'Angélique était mise en valeur. L'antiquité, qui drapa les femmes au lieu de les corseter savait ce que la retombée d'une étoffe peut révéler d'un corps épanoui et désirable.

Escrainville grinça des dents. Sa main étreignit le bras d'Angélique jusqu'à la faire pâlir de douleur.

– Est-ce que tu ne te souviens pas, putain ? Ce que je t'ai promis si tu ne marchais pas doux ? Ce soir même tu seras entre les mains des eunuques ou bien livrée aux chats... Aux chats...

Une grimace horriblement cruelle déformait ses traits. Elle pensa qu'il ressemblait au démon.

Il se ressaisit parce qu'un invité remontait l'allée, un banquier vénitien, bedonnant, couvert de plumes, de dentelles et de dorures.

– Monsieur le marquis d'Escrainville, s'exclama le nouveau venu avec un fort accent, je suis heureux de vous revoir. Comment vous portez-vous ?

– Mal, répondit le gentilhomme-pirate, en essuyant son front en sueur. J'ai la migraine. Ma tête éclate. J'aurai la migraine tant que je n'aurai pas réussi à vendre la fille que vous voyez là.

– Belle ?

– Jugez-en vous-même.

D'un geste de maquignon, il écarta le voile d'Angélique. L'autre sifflota.

– Phutt !... Vous avez la chance avec vous, monsieur d'Escrainville. Cette femme va vous rapporter de l'or.

– J'y compte bien. Je ne la laisserai pas aller à moins de 12 000 piastres.

Le visage aux bajoues tremblotantes du banquier prit une expression déçue. Il devait penser que la belle captive était nettement au-dessus de ses moyens.

– 12 000 piastres... Certes, elle les vaut, mais vous êtes vorace !

– Il y a des amateurs qui n'hésiteront pas à monter jusque-là. J'attends le prince tcherkesse Riom Mirza, un ami du Grand Sultan chargé par celui-ci de lui dénicher la perle rare et aussi Chamyl-bey, le grand eunuque du pacha Soliman Aga, qui ne regarde pas au prix pour les plaisirs de son maître...

Le Vénitien poussa un profond soupir.

– Il nous est difficile de lutter avec les prodigieuses fortunes de ces Orientaux. Pourtant, j'assisterai à la vente. Ou je me trompe, ou nous allons avoir un spectacle de choix. Bonne chance, cher ami !

*****

La salle des ventes ressemblait à un immense salon. Des tapis précieux couvraient le sol et des divans bas étaient disposés le long des murs, se faisant face. Le fond de la pièce était occupé par une estrade à laquelle on accédait par quelques marches. Au plafond de précieux lustres de Venise reflétaient de leur mille pendeloques les lumières que des valets maltais achevaient d'allumer.

La salle était déjà à demi-pleine. La foule ne cessait d'augmenter. Des serviteurs turcs à longues moustaches et coiffés d'un cornet pointu en lamé d'or ou d'argent s'affairaient à distribuer de petites tasses de café et des assiettes de friandises sur des tables basses de cuivre ou d'argent. D'autres déposaient près de ceux qui le désiraient l'inévitable pipe à eau, dont le glougloutement discret se mêlait au bourdonnement des conversations. Les vêtements orientaux dominaient. Cependant, une dizaine de corsaires blancs côtoyaient de leurs culottes godronnées, les caftans brodés. Certains, comme le marquis d'Escrainville, avaient pris la peine de passer un justaucorps ou un habit pas trop défraîchi, de coiffer un chapeau aux plumes encore fournies, mais tous gardaient la parure belliqueuse de leurs nombreux pistolets ou de leurs sabres d'abordage. Des pipes hollandaises, à petit fourneau et long tuyau faisaient concurrence, sous les moustaches, à leur frère oriental le narguilé.

Le renégat danois Eric Jansen entra, escorté de trois gardes du corps tunisiens et alla s'asseoir, hautain et barbu, près du vieux marchand soudanais. Ce nègre, en robe barbare africaine, était un haut personnage, représentant les trafiquants du Nil chargés d'approvisionner les harems d'Arabie et d'Éthiopie et ceux de tous les sultans et roitelets de l'intérieur de l'Afrique. Ses cheveux blancs et crépus, sous une calotte brodée de perles, contrastaient avec sa peau noire, un peu jaunie aux pommettes et à l'arête du nez. Les trois femmes voilées et guidées par les eunuques traversèrent la salle dans sa longueur. On les fit franchir les marches de l'estrade, puis on les poussa dans le fond, un rideau pouvait les dissimuler à demi et là il y avait des coussins pour s'asseoir. L'Arménien qui tout à l'heure écrivait les cours de la Bourse des esclaves à l'entrée du batistan, s'approcha d'elles, en compagnie du marquis d'Escrainville. C'était Erivan, le commissaire-priseur, ordonnateur des cérémonies. Il portait une ample robe brune, une barbe assyrienne aux boucles bien peignées, une chevelure également bouclée et parfumée, et l'on sentait qu'il devait opposer à la fièvre des ventes, aux pleurs des esclaves et aux revendications des propriétaires, le même sourire onctueux et rempli d'aménité.

Il salua Angélique en français avec beaucoup de déférence, s'enquit en turc auprès de la Slave et de l'Arménienne si elles ne désiraient pas qu'on leur apporte du café et des sorbets, des confitures et des confiseries, afin de prendre patience.

Puis une vive discussion l'opposa au marquis d'Escrainville.

– Pourquoi lui relever les cheveux ? protestait celui-ci. Vous verrez, c'est une véritable cape d'or.

– Laissez-moi faire, dit Erivan, les yeux mi-clos. Il faut ménager les surprises.

Deux petites servantes furent appelées d'un claquement de mains. Sur les indications d'Erivan, elles tressèrent les cheveux d'Angélique et les relevèrent sur la nuque en un lourd chignon maintenu par des épingles à tête de perles. Puis elles l'enveloppèrent à nouveau de ses voiles.

Angélique se laissa faire, indifférente. Toute son attention se portait à guetter la venue d'un de ces chevaliers de Malte dont Rochat lui avait promis l'aide. Par la fente du rideau, elle essayait en vain de distinguer parmi les caftans et les redingotes, le sobre manteau noir à croix blanche des gentilshommes de l'Ordre. Des sueurs froides perlaient à ses tempes à la pensée que Rochat ne trouverait pas les arguments nécessaires pour convaincre ces prudents commerçants de lui accorder créance.