Tous les cent pas on rencontrait un pope en noir et barbu portant sur la poitrine une immense croix de bois travaillé ou d'argent ou d'or.

L'Arménienne demandait à chacun sa bénédiction, que le religieux lui accordait distraitement en traçant en l'air un signe de croix.

Au quartier des tailleurs, l'eunuque en chef se plongea dans de nombreuses emplettes, acheta des rouleaux de voile de toutes couleurs et des bijoux. Ensuite, il proposa de revenir par le port.

La petite caravane reprit sa marche, traversant une enfilée de souks, les uns ouverts sur le ciel bleu et brûlant, les autres voûtés et sombres, tel le souk des chaudronniers où cinquante échoppes travaillaient le cuivre dans un tintamarre assourdissant. La foule devenait de plus en plus dense. Des marchands ambulants s'y glissaient sans compromettre l'équilibre de leur immense plateau de bois qu'ils soutenaient moitié sur leur turban, moitié sur un tabouret de bois accroché à l'épaule. On trouvait de tout sur ces plateaux : des fruits, des noix, des friandises et jusqu'à des aiguières d'argent contenant du café, entre deux petites tasses et l'inévitable verre d'eau cher aux Orientaux.

Des enfants de toutes couleurs, nus ou vêtus de quelques hardes bariolées, se battaient avec les chiens dans les pattes des baudets. Enfants et chiens étaient maigres. Par contre, les chats, également bigarrés, étaient gras à souhait. Angélique regardait avec horreur ces matous fourrés et sournois, accroupis à l'auvent de chaque boutique, de chaque corniche, dans l'ombre de tous les piliers et de tous les balcons. Sur une placette, un homme coiffé d'un haut bonnet rouge, portant sur les épaules des brochettes de viande crue, était entouré d'une assemblée miaulante. C'était le marchand de foies de mouton chargé par la ville de distribuer des douceurs à l'animal favori de la civilisation ottomane. Puis la file des bourricots rejoignit un quai dallé de grosses pierres noires et couvert de monceaux de fruits : dattes, melons, pastèques, oranges, cédrats, figues. Une forêt de mâts et de gréements de vaisseaux apparut.

Sur le pont d'une galiote qui battait pavillon de Tunis, une sorte d'ogre chevelu et barbu, en culotte godronnée et hautes bottes de cuir rouge, rugissait comme le dieu des mers. Les eunuques firent arrêter les ânes afin de profiter du spectacle et échangèrent des commentaires avec les captives. Gentiment, Tchemichkian traduisit pour Angélique. Elle lui apprit que c'était le renégat danois Eric Jansen, passé depuis vingt ans chez les Barbaresques, auxquels il avait appris à construire des bateaux ronds à la manière du Ponant. Cette nuit, en route pour l'Albanie, il avait été entraîné par l'ouragan et n'avait évité le naufrage de son navire trop chargé qu'en jetant une partie de sa cargaison – à peu près une centaine d'esclaves – par-dessus bord. Le vieux Viking tempêtait, sa barbe blonde au vent sous son turban rouge, surveillant la vente d'un autre contingent d'esclaves « endommagés » par l'atroce nuit passée dans les cales d'un bateau quasi-naufragé. Hommes blessés, femmes et enfants à demi morts de terreur, il les liquidait à bas prix sur les quais de Candie, ne gardant que les pièces les plus intéressantes de ses dernières razzias. Tous ces déboires commerciaux l'avaient mis de méchante humeur et les coups de fouet des gardes-chiourme, excités par ses grondements de lion, claquaient sec.

Le troupeau lamentable était hissé sur des piles de mâts ou sur des tonneaux afin d'être bien en vue du public. Des Arabes en burnous blanc de l'équipage du Barbaresque, faisaient l'article en s'égosillant. Les acheteurs éventuels avaient le droit de toucher, de palper, de dévoiler les femmes. Elles se dressaient au bord du quai, frissonnantes et nues, exposées à tous les regards. Certaines cherchaient à se voiler de leurs cheveux, mais d'un coup sec les gardiens refusaient ces gestes de pudeur. Ce n'était qu'un bétail à marchander. On leur faisait ouvrir la bouche afin de montrer si elles n'étaient pas trop édentées. Angélique eut un sursaut de honte à ce spectacle.

« Ce n'est pas possible, se dit-elle, pas moi... pas cela. »

Et elle chercha autour d'elle un secours improbable. Elle aperçut un vieux marchand d'oranges qui la fixait dans l'entrebâillement de sa vaste djellaba. Il lui adressa un petit signe et se perdit dans la foule. Un commerçant noir était en train d'arracher une femme hébétée et les yeux fous à trois enfants nus et hurlants.

– C'était ainsi lorsqu'on a pris mes frères à ma mère, fit l'Arménienne avec tristesse.

Elle écouta les commentaires et reprit :

– Cette femme est achetée pour un harem égyptien très loin à l'intérieur du désert. Le marchand ne peut s'encombrer d'enfants si jeunes, ils mourraient en route.

Angélique ne répondait rien. Une sorte d'indifférence l'habitait.

– On va les racheter pour quelques piastres, continuait l'Arménienne... ou bien ils vont errer dans Candie avec les chiens et les chats. Maudit !... Maudit soit le jour où ils sont nés !

La jeune Orientale dodelina longuement la tête.

– Notre sort est heureux. Au moins nous, nous ne souffrons pas de la faim.

Puis, gaiement, elle demanda à aller admirer les deux galères de Malte, dont les pavillons rouges à croix blanche battaient au vent.

Ici la vente était sur le point d'être achevée. Des « servants d'armes » – soldats de l'Ordre de Malte – hallebarde au poing, maintenaient le calme autour des chaînes de captifs que leurs nouveaux propriétaires emmenaient. Bottés et coiffés de casques, ces militaires se distinguaient des mercenaires habituels par leurs chasubles noires portant sur la poitrine une grande croix blanche à huit pointes.

La jeune Arménienne orthodoxe demeura en extase devant les représentants de la plus grande flotte de la chrétienté.

L'eunuque dut se fâcher pour l'arracher à son admiration. Certes il n'avait pas voulu refuser aux captives qui demain partiraient pour de lointains harems d'assister une dernière fois au « tomascha », le spectacle de la rue si cher au cœur de tout Oriental qu'on ne doit même pas le refuser au condamné à mort, mais maintenant il fallait se hâter. L'heure de la vente approchait.

– Hammam ! Hammam ! répétait-il, pressant sa troupe.

Ce fut devant les bains turcs qu'Angélique revit le mendiant aux paniers d'oranges. Il trébucha juste entre les pattes de son âne et elle reconnut Savary.

– Ce soir, chuchota-t-il, lorsque vous sortirez du batistan, tenez-vous prête. Une fusée bleue sera le signal. Mon fils Vassos vous guidera. Mais s'il ne peut vous joindre, mettez tout en œuvre pour gagner la Tour des Croisés, sur le port.

– C'est impossible. Comment pourrais-je échapper à mes gardiens ?

– Je pense qu'à ce moment-là vos gardiens, quels qu'ils soient, auront autre chose à faire qu'à vous surveiller, ricana Savary avec un éclair diabolique derrière les verres de ses lunettes. Tenez-vous prête !...

Chapitre 18

Le soleil était déjà à son déclin, lorsque les palanquins aux rideaux tirés, portés par des esclaves, amenèrent les trois femmes devant le batistan de Candie. Celui-ci était situé sur la hauteur. Il présentait de l'extérieur l'apparence d'un grand établissement carré de style byzantin s'ouvrant par de grandes grilles ouvragées. La foule était dense aux abords et les femmes captives, toujours sous la surveillance de leurs eunuques, durent piétiner à l'entrée, où un groupe s'agglutinait devant une sorte de tableau noir fait d'une dalle de marbre non poli. Un homme au teint bistré et au nez proéminent, vêtu d'une lévite brochée, mais ne portant pas de turban, écrivait avec soin en deux langues : italien et turc. Angélique connaissait assez d'italien pour pouvoir déchiffrer les inscriptions. Ce qui donnait à peu près ceci :

Grecs schismatiques 50 écus or.

Russes très forts 100 écus.

Maures et Turcs 75 écus.

Français en vrac, à l'échange 30 écus.

Cours des échanges

1 Français = 3 Maures à Marseille.

1 Anglais = 6 Maures à Tana.

1 Espagnol = 7 Maures à Monte-Christi (Agadir).

1 Hollandais = 10 Maures à Livourne ou à Gênes.

Une poussée de ses gardiens fit avancer Angélique et le petit groupe pénétra dans une vaste cour-jardin pavée d'un carrelage de précieuse faïence bleue très ancienne alternant avec des massifs de rosiers, de lauriers-roses et d'orangers. Une fontaine, joyau d'art vénitien, murmurait au centre. Les rumeurs de la ville mouraient à l'intérieur des épaisses murailles de ce caravansérail où les allées et venues, pour n'en être pas moins affairées, revêtaient la dignité plus solennelle du haut commerce. Car ici on n'était pas aux bazars. Alentour du jardin, des colonnes ciselées et couvertes d'anciennes peintures byzantines aux finesses d'enluminures soutenaient un long péristyle couvert, sur lequel s'ouvraient les portes de salles intérieures où avaient lieu les ventes.

Après avoir traversé le jardin dans toute sa longueur, le hammamtchi laissa ses ouailles devant le péristyle pour aller s'informer de la salle qui leur était destinée. Angélique étouffait sous les multiples voiles dont on l'avait revêtue. L'impression de mauvais rêve s'accentuait. Prise dans l'engrenage, elle se voyait ce soir au seuil de ces halles de chair humaine où des hommes de toutes races, à l'œil concupiscent, allaient se la disputer. Elle écarta le voile qui lui cachait le visage afin de respirer un peu. Le jeune eunuque lui signifia avec véhémence de se recouvrir. Elle ne l'écouta pas. Elle suivait, d'un regard morne et effrayé, la venue des acheteurs turcs, arabes ou européens qui traversaient les jardins et pénétraient sous les colonnes en se saluant courtoisement.

Soudain elle aperçut Rochat, le consul intérimaire, qui franchissait les grilles. Il avait une barbe de huit jours, à son habitude, et portait une liasse de papiers sous le bras. Angélique soudain s'élança et traversa le jardin en courant.