Au matin, elles furent éveillées par une odeur délicieuse toute proche.

– C'est du « chachlick » caucasien, jugea l'Arménienne, les narines palpitantes, du rôti de mouton, entrelardé sur broche.

Et elles entendirent le choc agréable de plats de métal dans le couloir.

– Posez cela ici, fit la voix d'Escrainville.

Le verrou sauta en même temps qu'un jet de lumière se projetait à l'intérieur.

– Un petit jeûne et une compagnie bien informée de la situation t'ont-ils porté conseil, ma belle ? Es-tu décidée à te conduire en esclave raisonnable ? Baisse la tête et dis : « Oui, mon maître, je ferai tout ce que vous voudrez... »

Le pirate sentait le vin et la drogue. Il était mal rasé. Devant le silence d'Angélique, il jura et observa que sa patience était à bout.

– Je ne peux pourtant pas me lancer dans les pourparlers des enchères sans avoir maté cette garce ? Elle me conduira à la faillite ! Répète avec moi, tête de bourrique : « Oui, mon maître... »

Angélique serra les dents. L'esclavagiste cracha de fureur. Une fois de plus, il brandit son fouet et une fois de plus le borgne s'interposa. Ramené à la raison le pirate fit effort pour se contenir.

– Si je ne t'arrache pas la peau de la figure, c'est simplement pour ne pas déprécier les prix...

Il s'adressa aux matelots qui portaient les plats :

– Conduisez les autres prisonnières dans le cachot voisin pour bien se restaurer et s'abreuver, mais pas cette mule-là.

Au grand étonnement d'Angélique, l'Arménienne et sa compagne, la gourmande Moscovite, refusèrent un privilège que la troisième ne partagerait pas. La solidarité entre captifs était de règle.

Le tortionnaire envoya toutes les femmes au diable, jurant que cette engeance ne devrait pas exister, et à grand fracas fit remporter ses plats.

Chapitre 16

Le jour passa. La nuit et la faim retombèrent sur le petit groupe. Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Faudrait-il supporter encore une journée de souffrances pour les voir se transformer le surlendemain, en cette vente aux enchères dont le trio figurait sans doute l'attraction de choix ? Savary avait promis de l'arracher à son triste sort. Mais les chances d'un pauvre vieillard sans argent, lui-même captif, assisté de quelques Grecs ignorants, étaient bien minces dans ce redoutable guêpier où les plus hautes personnalités de la piraterie disposaient de toutes les commodités nécessaires pour mener à bien le lucratif et séculaire commerce d'esclaves.

Vers le milieu de la nuit, elle crut voir briller des yeux lumineux à la lucarne.

– Un chat ! hurla Angélique, que les récits de l'Arménienne hantaient.

Mais ce n'était qu'une lampe à huile à deux mèches. La lueur incertaine fut voilée et Angélique s'entendit interpeller doucement :

– Signora Angélica, ici... Ellis.

En titubant elle s'approcha de la fenêtre pour recevoir dans les mains quelque chose de froid et de visqueux, qu'elle laissa choir avec horreur avant de s'apercevoir que c'étaient trois belles grappes de raisin.

– Le vieux médecin fait dire... quoi qu'il arrive il ne faut pas désespérer. Il viendra ici à l'aube lorsque vous entendrez le premier chant du muezzin de la Grande Mosquée.

– Merci, Ellis ! Tu es bonne !... Quel est ce bruit qu'on entend. Est-ce un volcan souterrain ?

– Non ! C'est la tempête. La mer est très méchante cette nuit. On l'entend car elle est au pied de la maison du maître.

Elle s'en fut comme une ombre. Angélique se mit à dévorer le raisin, puis s'arrêta, se reprochant de ne pas l'offrir aux autres. Elle voulut les réveiller. N'y parvenant pas, elle laissa leur part et avala la sienne rapidement. Ensuite, la nuit lui parut interminable. Un peu rassasiée, elle souhaitait dormir mais s'en empêchait, espérant Savary. Vers l'aube, les grondements de la mer en fureur se calmèrent. Angélique s'était accotée à la muraille, tout contre la lucarne ; elle finit par s'endormir.

*****

– Madame du Plessis, voulez-vous écrire cette lettre ?

Angélique sursauta. Elle parvint à discerner le vieil apothicaire essayant d'introduire entre les barreaux une feuille de papier, une corne à encre et une plume.

– Mais je n'y vois rien. Je n'ai pas d'écritoire...

– Ça ne fait rien. Appuyez-vous contre le mur ou par terre. Angélique cala la feuille de papier contre un moellon rugueux. Savary tenait la corne à encre.

– Une lettre... une lettre pour qui ? demanda Angélique, reprenant ses esprits.

– Pour votre mari.

– Pour mon mari ?...

– Oui... J'ai revu Ali Mektoub et il est décidé à partir en Alger pour chercher son neveu et l'interroger. Il se pourrait que le neveu le mène tout droit à la retraite de votre mari. Alors il serait bon qu'il puisse lui remettre une lettre de vous avec votre écriture pour accréditer sa mission.

La main d'Angélique tremblait sur le papier froissé. Écrire à son mari ! Il cessait d'être un fantôme pour devenir un vivant. L'idée que ses mains à lui toucheraient peut-être cette lettre, que ses yeux la liraient, lui semblait insensée. Avait-elle jamais cru, se demanda-t-elle, à sa résurrection ?

– Que dois-je dire, maître Savary ? Je ne sais pas... Que faut-il mettre ?

– N'importe quoi, pourvu qu'il reconnaisse votre écriture. Angélique écrivit, en entaillant le papier dans son émotion :

« Souvenez-vous de moi qui ai été votre femme. Je vous ai toujours aimé. – Angélique. »

– Dois-je lui faire part de ma terrible situation, lui indiquer où je me trouve ?

– Ali Mektoub la lui expliquera verbalement.

– Croyez-vous vraiment qu'il puisse l'atteindre ?

– Il mettra en tout cas tout en œuvre pour cela.

– Comment avez-vous pu le décider à partir pour nous ? Nous qui sommes de pauvres esclaves démunis, sans argent...

– Vous savez, dit Savary, les Musulmans n'obéissent pas toujours qu'à l'appât du gain. Avant cela, ils obéissent à deux ou trois grandes idées de leur cru et quand l'esprit souffle dans leurs voiles, ce n'est pas la peine d'essayer de les retenir. Le marchand Ali Mektoub a considéré votre histoire et celle de votre époux comme un signe d'Allah. Dieu a sur lui et sur vous des desseins impérieux. Votre recherche est une œuvre sainte et, pour sa part, il estime qu'il doit partir, sinon Allah le punirait. Il va accomplir ce voyage aussi pieusement que s'il se rendait à La Mecque, à ses frais, et c'est lui qui m'a avancé les cent livres promises au sieur Rochat en échange de ses services. Et je savais qu'il le ferait.

– C'est peut-être signe, en effet, que le ciel me prend en pitié. Mais ce voyage sera long... En attendant que vais-je devenir ? Vous savez qu'ils parlent de me vendre dans deux jours ?

– Je sais, dit Savary, soucieux, mais ne désespérez pas. J'aurai peut-être le temps de mettre au point un projet d'évasion. Cependant si vous pouviez gagner quelques jours avant d'être livrée aux enchères, cela renforcerait nos chances.

– J'ai réfléchi et je me suis renseignée près de mes compagnes. Il paraît qu'il y a des prisonnières qui parfois se mutilent ou se défigurent pour échapper à la vente. Je n'ai pas ce courage mais j'ai pensé que si je coupais mes cheveux très ras cela embarrasserait fort mes geôliers. Ils fondent de grands espoirs sur le fait que je suis blonde, ce qui attirera les Orientaux. Privée de mes cheveux, j'aurais moins de prix. Ils n'oseront pas me mettre en vente et n'auront plus qu'à attendre qu'ils repoussent. Cela gagnera du temps.

– L'idée n'est pas mauvaise. Je crains cependant pour vous les fureurs de ce misérable.

– Ne craignez pas pour moi. Je commence à m'y habituer. Il me faudrait seulement une paire de ciseaux.

– Je vais essayer de vous en faire passer. Je ne sais si je pourrai revenir moi-même car je suis surveillé, mais je trouverai bien quelqu'un pour s'en charger. Bon courage et Inch Allah !

*****

Le matin de ce troisième jour de captivité se leva. Angélique s'attendait à l'accentuation des sévices de la part de leur maître esclavagiste. Elle se sentait une légère fièvre. Elle avait la tête –vide et les jambes faibles.

Lorsqu'elle entendit des pas battre le sol du couloir qui menait à leur geôle, elle tressaillit douloureusement.

Coriano parut, la fit sortir et sans un mot la conduisit au salon, où le marquis d'Escrainville faisait les cent pas avec une expression de rage concentrée. Lorsque Angélique parut il lui jeta un mauvais regard, puis des basques de son habit il tira une paire de longs ciseaux.

– Voici ce qu'on a trouvé sur un gamin grec qui essayait de se glisser jusqu'au soupirail du cachot. C'était pour toi, n'est-ce pas ? Que comptais-tu en faire ?

Angélique ne répondit pas et détourna dédaigneusement les yeux. Sa ruse avait échoué.

– Elle avait sûrement une idée de derrière la tête, dit Coriano. Vous savez ce qu'elles peuvent imaginer quelquefois pour échapper à la vente !... Vous vous rappelez la Sicilienne qui s'était vitriolée volontairement... Et cette autre qui s'est jetée du haut des remparts... Une perte sèche.

– Ne parle pas de malheur ! fit le pirate.

Il recommença à marcher de long en large. Puis il revint à Angélique, lui saisit les cheveux pour la regarder au visage.

– Tu as décidé que tu ne serais pas vendue, hein ? Que tu ferais n'importe quoi pour y échapper. Tu vas crier ? Hurler ? Te débattre ?... Il faudra te tenir à dix pour te dévoiler ?

Il la lâcha et reprit son va-et-vient.

– Je vois cela d'ici. Un beau scandale ! Les chevaliers de Malte, propriétaires du batistan, n'aiment pas cela, ni les amateurs de filles dociles.