– Je suis désolé, madame. Tomber entre les mains d'Escrainville, c'était ce qui pouvait vous arriver de pire. Il déteste toutes les femmes et ce n'est pas facile de lui faire lâcher prise lorsqu'il a décidé d'en tirer vengeance. Personnellement, je ne peux rien. Les marchands d'esclaves ont droit de cité ici et, comme dit le proverbe, « le butin appartient au pirate ». Quant à moi je n'ai aucun pouvoir ni financier ni administratif. Ne comptez pas sur moi pour me mettre en travers des desseins du marquis d'Escrainville, ni pour risquer de perdre les quelques minces avantages de ma charge de consul intérimaire.

Puis, tout en continuant à rectifier sa tenue débraillée et en regardant le bout de ses chaussures défraîchies, il entreprit d'une voix assourdie et passionnée de justifier sa conduite. Il était cadet de famille des comtes de Rochat, mais sans fortune, et à huit ans on l'avait envoyé dans une « colonie » du Levant comme « Enfant des Langues ». C'était une institution pour cadets pauvres, permettant aux enfants d'apprendre la langue et les mœurs du pays, afin de devenir plus tard interprètes de consulat. Il avait donc été élevé dans le quartier français réservé de Constantinople, suivant parfois les cours de l'école coranique et se mêlant aux jeux des fils des pachas. C'est là qu'il avait connu Escrainville, également « Enfant des Langues ». Ils avaient terminé ensemble leurs études et le jeune Escrainville avait débuté dans une assez brillante carrière de fonctionnaire colonial, jusqu'au jour où il était tombé amoureux d'une fort belle ambassadrice du Roi à Constantinople. Celle-ci avait un amant qui avait des dettes. Pour les payer sans attirer l'attention de l'ambassadeur, la coquette s'adressa au jeune d'Escrainville, lui demandant de falsifier des chiffres. Il obéit, fasciné. Naturellement c'est lui qui paya lorsque les fraudes devinrent trop flagrantes. La Beauté nia tout et trouva même quelques petits détails supplémentaires pour l'accabler. C'était une histoire banale entre toutes. Escrainville en avait perdu la tête. Il avait vendu sa charge et acheté un petit bateau afin de pirater à son compte. En fait, il avait choisi une meilleure voie que son contemporain. Rochat, lui, s'était évertué à gravir les échelons de la carrière diplomatique mais il s'était perdu dans l'imbroglio des charges et des postes, que les courtisans, à Versailles se vendaient et se revendaient. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait droit à des frais de représentant figurant 2,5 % de la valeur des marchandises françaises transitant à Candie. Mais que depuis quatre années ni la Chambre du Commerce de Marseille, ni le ministre Colbert ne s'avisaient de lui régler cet arriéré qui avait dû aller dans la poche du nouveau ou de la nouvelle bénéficiaire de la charge.

– Ne déformez-vous pas à dessein la situation en votre faveur ? demanda Angélique. Accuser le Roi et le ministre est grave ! Les rendre responsables est injuste. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à Versailles avec tout votre dossier ?

– Je n'en avais pas les moyens. C'est encore une chance que j'arrive à vivre sans m'attirer d'ennuis avec les Turcs. Si vous croyez que j'exagère, sachez qu'un fonctionnaire autrement plus haut placé que moi et mieux apparenté – j'ai nommé notre ambassadeur en Turquie le marquis de La Haye – est en prison à Constantinople pour dettes, simplement parce qu'il n'a pas été payé par le ministre depuis des années. Vous voyez bien qu'il faut que je me débrouille. J'ai femme et enfants, que diable !

Avec un soupir il conclut :

– Je peux quand même essayer de vous rendre service, si cela ne m'engage pas vis-à-vis du marquis. Que puis-je pour vous ?

– Deux choses, déclara Savary. La première : trouver dans cette ville que vous connaissez bien un marchand arabe nommé Ali Mektoub et nanti d'un neveu, Mohamed Raki. Et le prier, pour faire œuvre de bien agréable au Prophète, de se trouver sur le quai de Candie à l'heure où les deux navires du pirate français déchargeront et sans doute vendront à l'encan une partie de leurs esclaves.

– Ceci m'est fort possible, acquiesça Rochat, soulagé. Je crois même savoir où loge ce marchand.

Mais la deuxième partie du programme s'avéra plus pénible. Il s'agissait de verser immédiatement dans les mains de Savary les quelques sequins contenus dans l'aumônière du représentant du roi. Il y consentit enfin, non sans grimaces.

– Puisque vous me promettez que mes quarante sequins me rapporteront cent livres... Et pour mon affaire de revente d'éponges à Marseille, comment cela se présente-t-il ? Escrainville m'avait aussi promis de me faire parvenir une barrique de Banyuls. Où est-elle ?

Angélique et Savary n'étaient pas au courant.

– Tant pis ! Je n'ai pas le temps d'attendre le maître de céans. Quand vous le verrez, dites-lui que son camarade est passé et qu'il réclame le remboursement de ses éponges et son tonnelet de Banyuls promis... Ou plutôt non, ne lui dites rien. Il vaut mieux qu'il ne sache pas que nous avons causé ensemble. On ne sait jamais...

– En Orient, la main droite doit toujours ignorer ce que fait la main gauche, dit Savary, sentencieux.

– Oui... Surtout qu'il ne soupçonne pas que je vous ai prêté de l'argent, à vous, des captifs... Quel ennui ! Je me demande si ma générosité ne va pas encore me retomber sur la tête. Ma situation est pourtant déjà assez compliquée et difficile. Enfin !...

Il s'en alla, oubliant de vider son verre, tant le troublaient les réminiscences auxquelles il s'était livré et les imprudences auxquelles il s'engageait.

*****

Lorsque dans la soirée les esclaves furent débarqués sur le port, un Arabe drapé dans sa djellaba attendait près du môle. Angélique venait de mettre pied à terre, surveillée par le borgne Coriano. Savary s'était arrangé pour leur emboîter le pas étroitement. Il fourra subitement une poignée de sequins dans la main de Coriano.

– D'où sors-tu cet argent, vieille crapule ? grommela le flibustier.

– Si tu le savais cela ne te rendrait pas plus riche, ni d'en avertir ton patron, susurra l'apothicaire. Laisse-moi m'entretenir cinq minutes avec l'Arabe que tu vois là et je t'en donnerai autant après.

– Pour que tu ailles préparer ton évasion avec lui ?

– Et quand cela serait, quelle importance ? Crois-tu que la prime que tu vas toucher sur la vente de ma vieille carcasse égalera seulement les trente sequins que je te donne ?

Coriano fit sauter les pièces de cuivre dans sa main, soupesa un instant la justesse de ce raisonnement, puis se détourna et apporta toute son attention à la répartition des lots de sa marchandise : les vieillards et les infirmes dans un coin, les hommes bien bâtis dans l'autre, les femmes jeunes et belles à part, etc...

Savary avait trotté jusqu'à l'Arabe. Il revint peu après et glissa à Angélique.

– Cet homme est bien l'Ali-Mektoub dont on vous a parlé et il a en effet un neveu appelé Mohamed Raki, mais celui-ci vit en Alger. Cependant son oncle dit qu'il se souvient que son neveu était allé à Marseille pour un homme blanc qu'il avait longtemps servi au Soudan où cet homme qui était savant fabriquait de l'or.

– Et comment était cet homme ? Peut-il le décrire ?

– Ne vous excitez pas. Je ne pouvais lui demander mille détails au débotté. Mais je dois le revoir plus longuement, ce soir ou demain.

– Comment ferez-vous ?

– C'est mon affaire. Ayez confiance.

Coriano les sépara. Angélique fut conduite sous bonne garde dans le quartier français de la ville. Le soir tombait et des cafétérias ouvertes sur la rue s'élevait le son des tambourins et des flûtes.

La maison où ils entrèrent avait l'apparence d'une petite forteresse. Escrainville était là dans son fief, au milieu d'un décor semi-européen où de beaux meubles et des portraits dans leurs cadres dorés voisinaient avec les divans orientaux et l'inévitable pipe à eau. L'odeur du haschisch rôdait.

Il l'invita à prendre du café, ce qui ne lui était pas arrivé depuis l'île des déesses.

– Eh bien ! ma belle, nous voici au port. Dans quelques jours, tous les amateurs de belles filles décidés à mettre le prix pour posséder un objet rare pourront admirer vos formes en détail. Et nous leur en laisserons le temps, croyez-moi !

– Vous êtes un grossier personnage, fit Angélique avec dédain. Mais je ne pense pas que vous allez avoir l'audace de me vendre... et de me vendre nue !

Le pirate s'esclaffa derechef.

– Je pense que plus j'en montrerai, plus je risquerai d'atteindre mes 12 000 piastres.

Angélique bondit, les yeux fulgurants.

– Non, cela ne sera pas, cria-t-elle. Jamais je n'accepterai cette honte. Je ne suis pas une esclave. Je suis une grande dame de France. Jamais, jamais je n'accepterai. Essayez de me traiter de cette façon... Je vous ferai regretter au centuple d'y avoir seulement songé.

– Insolente ! rugit-il en saisissant son fouet.

Ce fut encore le second, borgne, qui s'interposa.

– Laissez-la patron. Vous allez l'abîmer. Ce n'est pas la peine de se mettre dans cet état. Un petit séjour au cachot va lui rabattre le caquet.

Le marquis d'Escrainville était incapable d'entendre raison, mais son second le bouscula sans ménagement et l'énergumène alla s'écrouler sur un divan, lâchant son fouet qui tomba à terre. Coriano revint pour saisir le bras d'Angélique. Elle se dégagea disant qu'elle était bien capable de marcher seule. Elle n'avait jamais éprouvé de sympathie pour cet individu aux bras velus tatoués de bleu comme un sauvage. Il avait vraiment trop l'air de ce qu'il était : un flibustier de bas étage, avec son tampon noir sur l'œil et son serre-tête d'un rouge passé sur des cheveux gras, qui s'étiraient en accroche-cœur le long de ses joues mal rasées. Il haussa les épaules et la précéda à travers les dédales de cette vieille maison mi-forteresse, micaravansérail. Après lui avoir fait descendre un escalier de pierre il s'arrêta devant une grosse porte bardée de ferrures moyenâgeuses, tira un trousseau de clefs et fit manœuvrer les verrous grinçants.