Peu après, elle entendit un bruit de sonnailles et par le sentier apparut maître Savary, accompagné de ses inévitables chèvres et d'un Grec avec lequel il s'entretenait amicalement. Le visage du savant rayonnait.

– Je vous présente Vassos Mikolès, Madame, dit-il. Que pensez-vous de ce beau garçon ?

Angélique dissimula poliment sa surprise. Elle avait parfois admiré la beauté des hommes grecs, dont certains conservaient la grâce et la vigueur de ces mêmes éphèbes qui dansaient autour d'eux. Mais le qualificatif ne convenait pas au garçon qui précisément lui paraissait particulièrement rabougri. Il y avait même dans son visage futé entouré d'une barbe brune mais rare et son torse maigre, un peu voûté, quelque chose qui l'apparentait à son introducteur. Les yeux d'Angélique allèrent de l'un à l'autre.

– Hé oui, fit Savary enchanté, vous avez bien deviné : c'est mon fils.

– Votre fils, maître Savary ! Vous avez donc des enfants ?

– Un peu partout dans le Levant, dit le vieillard avec un geste large. Hé ! Hé ! Que voulez-vous, j'étais plus jeune et plus fringant qu'aujourd'hui lorsqu'il y a trente ans je débarquai pour la première fois dans l'île Santorin. Je n'étais qu'un petit Français comme tous les Français : pauvre mais galant.

Il expliqua que, repassant par là quelque quinze ans plus tard, il avait constaté avec satisfaction que ce rejeton des Cyclades devenait un excellent apprenti pêcheur. C'était au cours de ce dernier voyage qu'il avait confié à la famille Mikolès, qui considérait le voyageur français avec autant de vénération que le grand Ulysse lui-même, un baril entier de moumie minérale ramenée de Perse au péril de sa vie.

– Mesurez-vous, Madame, ce que cela signifie ? Un baril entier ! Maintenant, nous sommes sauvés !

Angélique ne voyait pas trop pourquoi, ni comment le maigre rejeton du petit apothicaire parisien pourrait leur être d'un grand secours contre deux équipages de forbans. Mais Savary était confiant. Il avait trouvé des complices. Vassos et ses oncles les rejoindraient à Candie avec le baril de « moumie ».

Chapitre 15

Depuis déjà quelques heures L'Hermès se balançait doucement devant le port de Candie. La lumière s'était alourdie. Tout un coloriage criard évoquait l'Orient. Et la brise de terre apportait un relent d'huile chaude et d'orange tiède. Un sol très rouge saignait au bord du quai, au creux des ruelles. La poussière pastellisait de rose toute la ville et les remparts vénitiens, encore fraîchement blessés des derniers combats de la Crète, jadis île chrétienne, désormais possession musulmane. Les maîtres de l'heure manifestaient leur présence en y plantant les gros cierges blancs de leurs minarets parmi les clochers et les coupoles des églises grecques ou vénitiennes. Escrainville, dès l'arrivée, avait pris le caïque et était parti à terre. Angélique, sur le pont, regardait la ville enfin atteinte qui avait été le but de ses folles pérégrinations.

De l'ancienne Crète, lieu d'élection du Minotaure et du redoutable Labyrinthe, il restait Candie, cité dévorante et explosive, moderne labyrinthe où venaient se perdre et se confondre toutes les races, car située à égale distance de la rive d'Asie, de celle d'Afrique et de celle d'Europe, elle en était le nœud gordien.

Cependant on ne voyait guère de Turcs. Il avait suffi aux frégates corsaires de montrer le pavillon du duc de Toscane – vert et blanc – pour que du haut d'un fort on fît un grand signal du drapeau ottoman rouge à croissant blanc, ce à quoi se bornaient toutes les formalités de visite.

Une vingtaine de galères et de navires de guerre et plusieurs centaines de barques ou de voiliers se balançaient à l'ancre dans la rade ou le long du quai. Angélique remarqua une galiote très coquette, aux dix canons miroitants, briqués de neuf.

– N'est-ce pas une galère française ? fit-elle, soulevée d'espoir.

Savary, qui se tenait assis près d'elle son parapluie entre les genoux, jeta un regard distrait.

– C'est une galère de Malte. Voyez le pavillon rouge à croix blanche. La flotte de Malte est l'une des plus belles de la Méditerranée. Les chevaliers du Christ sont très riches. Par ailleurs, que pourriez-vous attendre des Français à Candie, vous qui êtes une captive ?...

Et il expliqua que Candie, qu'elle fût grecque, franque, vénitienne ou turque, demeurerait toujours ce qu'elle avait été au cours des siècles : le repaire des pirates chrétiens, comme Alexandrette était celui des pirates ottomans et Alger celui des pirates barbaresques. Quitte à payer péage au gouverneur turc, les écumeurs des mers battant pavillon de Toscane, de Naples, de Malte, de Sicile, de Portugal et abritant souvent sous ses bannières les spécimens les moins recommandables de toute la chrétienté, revenaient irrésistiblement à Candie pour y faire leur marché.

Angélique considéra les marchandises entassées sur les quais et dans les barges : il y avait, certes, des tissus, des poissons, des barriques d'huile et des monceaux de pastèques et de melons, mais la quantité et la variété des produits n'avaient rien de comparable avec celles amoncelées dans un port de commerce et ne semblaient pas correspondre au nombre imposant des bateaux.

– Ce sont surtout des bateaux de guerre, remarqua-t-elle. Que font-ils là ?

– Et nous, que faisons-nous là ? dit Savary, l'œil pétillant. Observez la plupart de ces navires ; leurs cales sont fermées, alors qu'à l'ordinaire un bateau de commerce portant une honnête marchandise doit les OUVRIR en arrivant au port. Voyez les piquets de sentinelles renforcées sur les ponts. Que gardent-ils ? La marchandise la plus précieuse.

Angélique ne put se retenir de frémir.

– DES ESCLAVES ? Ce seraient tous des marchands d'esclaves ?...

Savary ne répondit pas, car un caïque misérable venait de se frayer un passage jusqu'à L'Hermès. Un Européen en chapeau à plumes défraîchies et en vêtements douteux se dressait à la poupe, arborant une minuscule marque, grande comme un mouchoir de poche : des lys d'or sur fond d'argent.

– Un Français, cria encore Angélique, qui malgré les avertissements sarcastiques du savant persistait à chercher des alliés parmi ses compatriotes.

Le passager du canot l'entendit et après quelque réflexion lui adressa un soupçon de coup de chapeau.

– Escrainville est-il à bord ? cria-t-il.

Personne ne se souciant de lui répondre, il grimpa à l'échelle qui pendait. Deux ou trois matelots qui montaient une garde nonchalante ne manifestèrent ni empressement, ni contrariété de cette visite intempestive et continuèrent à jouer aux cartes et à croquer des graines de tournesol.

– Je demande si votre chef est là ? insista l'arrivant en se portant devant l'un d'eux.

– Peut-être bien que vous le trouverez dans le port, fit l'autre sans se lever.

– Il n'a pas laissé de colis pour moi ?

– J'suis pas magasinier du bord, remarqua le matelot en crachant une épluchure et en se remettant à son jeu.

L'homme frotta son menton mal rasé avec contrariété. Ellis sortit d'une cabine. Elle lui adressa un sourire éclatant puis alla jusqu'à Angélique et lui glissa à mi-voix :

– C'est le sieur Rochat, consul de France. Ne veux-tu pas lui parler ? Il pourrait te venir en aide... Je vais vous apporter du vin français.

– Oh ! maintenant je me souviens, dit Angélique. Le Sieur Rochat ! C'est bien le nom du gérant de ma charge à Candie ! Peut-être va-t-il pouvoir quelque chose pour moi.

Cependant le sieur Rochat, après avoir décidé que le jeune homme qu'il apercevait à l'arrière était bien une femme en vêtements de cavalier, s'approchait.

– Je vois que ce vieux collègue Escrainville continue à avoir la chance avec lui. Souffrez que je me présente, belle voyageuse. Rochat, consul du Roi de France à Candie.

– Et moi, répondit-elle, marquise du Plessis-Bellière, titulaire de la charge de consul du roi de France à Candie.

La physionomie du sieur Rochat refléta des sentiments fort mitigés, depuis la stupeur, l'incrédulité, jusqu'à l'appréhension et la méfiance.

– N'avez-vous pas entendu parler de moi lorsque j'ai acheté la charge ? demanda doucement Angélique.

– Certes, mais permettez-moi d'être surpris, madame. À supposer que vous soyez vraiment la marquise du Plessis-Bellière, quel dessein a pu vous encourager à vous fourvoyer jusqu'ici ? J'aimerais avoir des preuves de ce que vous avancez.

– Vous serez obligé de vous contenter de ma parole, monsieur. Votre « collègue » le marquis d'Escrainville m'a volé mes papiers, y compris ceux de ma charge, lorsqu'il nous a arraisonnés en mer...

– Je comprends !... dit le peu reluisant diplomate en jetant un regard désormais plus insolent sur le petit groupe qu'elle formait avec le vieux Savary, vous êtes en somme... des invités forcés de mon bon ami d'Escrainville ?

– Oui, et maître Savary que voici est mon intendant et conseiller.

Savary entra immédiatement dans la peau de son personnage.

– Ne perdons pas un temps précieux, décréta-t-il. Monsieur, nous vous proposons une petite affaire qui peut vous rapporter bientôt cent livres.

Rochat grommela qu'il ne voyait pas très bien comment des captifs...

– Ces captifs sont en pouvoir de vous procurer cent livres d'ici trois jours si vous leur accordez un peu d'aide à l'instant.

Le représentant parut se livrer à un débat de conscience. Il rectifia son rabat de dentelle froissée.

Ellis revenait apportant un plateau avec une cruche et plusieurs verres qu'elle disposa devant eux, puis elle s'esquiva, en bonne servante. Son attitude vis-à-vis d'Angélique parut convaincre Rochat qu'il n'avait pas affaire à une esclave ordinaire mais à une dame de haut rang. Après quelques paroles où ils échangèrent les noms de relations communes, la conviction du fonctionnaire fut totale, ce qui le plongea dans un abîme de perplexités.