Malgré les promesses de Savary, Angélique était dévorée d'appréhensions et parfois Ellis ne savait comment la tirer de son abattement.
– Quel dommage, s'écria-t-elle un jour, que le Rescator soit allé rendre visite au roi du Maroc ! Il t'aurait rachetée.
Angélique bondit.
– Passer des mains d'un pirate à un autre pirate, je ne vois pas l'avantage.
– Ce serait mieux pour toi que d'être enfermée dans un sérail... Les portes d'un sérail, seule la mort les rouvre à celles que les eunuques y ont introduites un jour. Même la vieillesse ne les rend pas à la liberté. Je préfère les pirates, dit Ellis, d'un air raisonnable. Et celui dont je te parle, n'est pas pour les femmes un maître comme les autres. Écoute, ma sœur, je vais te conter l'histoire de Lucia l'Italienne que les Barbaresques avaient razziée sur les côtes de Toscane. On me l'a contée quand j'étais au bagne d'Alger... une femme qui avait connu Lucia après que le Rescator l'a eu ramenée dans son pays. Chez lui, dans son île fortifiée, elle avait des repas merveilleux, des bonbons tous les jours et beaucoup d'amour. Angélique ne put s'empêcher de rire de la naïveté de la jeune fille.
– Je n'aime ni les bonbons ni l'amour... Tout au moins dans ces conditions-là.
– Mais Lucia les aimait, elle. Elle n'avait jamais mangé à sa faim dans sa pauvre Toscane. Et comme elle était belle comme une déesse, elle avait appris très tôt le plaisir. Alors elle était contente de bonbons et d'amour.
– Que veux-tu, je ne suis pas Lucia et je n'ai pas ses goûts d'odalisque.
Ellis parut déçue. Elle reprit, avec une subite inspiration :
– Écoute encore, ma sœur... Il y a eu, à Candie, Marie l'Arménienne. Au batistan, elle s'était couchée sur le sol. Il a fallu qu'Erivan, le maître des ventes, la prenne aux cheveux afin qu'on pût voir son visage... Et, bien qu'elle fût belle comme la nuit, personne ne voulait l'acheter à cause de cette langueur... Le Rescator l'a achetée. Il l'a emmenée dans son palais de Mylos, hors de la ville. Il l'a comblée de présents. Mais rien ne pouvait la guérir. Alors le Rescator s'est embarqué et quand il est revenu il ramenait deux petits enfants, les enfants de Marie l'Arménienne, qu'on avait vendus à un Éthiopien.
La jeune Grecque se dressa soudain dans la lumière, mimant de ses membres graciles la scène qu'elle décrivait.
– Quand elle les a vus elle a crié comme une bête. Elle les a tenus sur ses seins tout le jour et personne ne pouvait l'approcher. Mais le soir venu, lorsqu'ils ont été endormis, elle s'est levée, elle s'est parfumé le corps, elle a mis les bijoux que le Rescator lui avait offerts. Elle est montée sur sa terrasse et elle s'est mise à danser devant lui pour qu'il la désire... Oh ! comprends-tu, ma sœur... Comprends-tu, qui est cet homme ?...
Les bras levés en amphore, elle tournait sur la pointe de ses pieds nus, dansant comme avait dansé Marie l'Arménienne, comme devaient danser jadis les vestales sous les blancs portiques des îles.
Puis elle revint se blottir aux pieds d'Angélique.
– Comprends-tu ce que je veux t'expliquer ?
– Non.
L'esclave dit, rêveuse :
– Il parle à chaque femme son langage. C'est un magicien.
– Un magicien, fit le marquis d'Escrainville amer, voilà ce qu'elle raconte, la putain ! Il n'en faut pas beaucoup pour tourner leur cervelle d'oiseau. Un extravagant, oui, voilà ce qu'il est ce maudit Rescator.
– Vous aussi vous le traitez d'extravagant. Pourquoi ?
– Parce qu'il est le seul, entendez-vous, le SEUL pirate à ne pas commercer d'esclaves, et à être cependant le plus riche, par un invraisemblable marché d'argent qui désorganise tout et nous ruine.
« Magicien ?... Oui-dà. Il trouve toujours le moyen de surgir là où on ne l'attend pas. Nul ne sait où il est basé. Il a été longtemps à Djidjelli, près d'Alger. Puis il était signalé à Rhodes. Ensuite à Tripoli. Je crois qu'il serait plutôt à Chypre. C'est un homme terrible parce qu'on ne comprend pas quels sont ses mobiles. Il doit être un peu fou. Cela arrive dans notre métier.
– Est-ce vrai qu'il libère parfois des cargaisons d'esclaves dont il s'est emparé ?
Escrainville grinça des dents et haussa les épaules.
– Un fou ! Riche pour lui, il s'amuse à désorganiser les marchés et à ruiner les autres. Les commerçants et les banquiers des grandes villes lui font des courbettes sous prétexte qu'il a régularisé le cours de l'argent. Il devient le maître partout. Mais cela ne durera pas. Il a beau se faire protéger par sa garde chérifienne, il se trouvera bien quelqu'un, un jour, pour l'envoyer ad patres, ce camard au nez tranché, ce masque de carnaval, ce magicien de pacotille... Le Magicien de la Méditerrannée... Ha ! Ha ! Moi je suis la Terreur de la Méditerranée... Nous verrons !... Je le hais, comme le haïssent tous les pirates, marchands d'esclaves : Mezzo Morte, Simon Dansât, Fabrice Oligliero, les frères Salvador, Pedro Garmantaz l'Espagnol, et même les chevaliers de Malte, et tous, et tous... Comment s'est-il mis dans les bonnes grâces de Moulay Ismaël, le roi du Maroc ? C'est un mystère ! Le redoutable sultan lui a prêté son pavillon, et les Maures de sa garde. Mais assez parlé de cet individu. Voulez-vous des kébabs ?...
Il lui tendit le plat contenant des pâtés de viande à la graine acide de tamarin et rôtis dans de la graisse de mouton.
Chapitre 14
Chaque soir le marquis d'Escrainville l'invitait ainsi à monter sur la dunette et à partager son repas. Il se montrait aussi courtois qu'il le pouvait, sans doute chapitré par Coriano. Par moments sa nature reprenait le dessus, il la tutoyait, lui disait des choses méchantes. À d'autres moments, il retrouvait son ancienne éducation et savait retenir l'attention de la jeune femme par sa conversation. Elle découvrait qu'il était très instruit, qu'il connaissait toutes les langues orientales et pouvait lire les classiques grecs dans le texte. Cela composait un étrange personnage.
À côté de sadiques caprices qui le portaient à tourmenter ses esclaves, il avait pour d'autres des attentions quasi-paternelles. Souvent il faisait monter près d'eux sur la passerelle dix gentils négrillons qu'il avait achetés à Tripoli.
Les enfants s'agenouillaient, discrets, sur leurs pieds nus et demeuraient sages, leurs yeux d'émail blanc brillant dans la nuit tombante.
– Ne sont-ils pas beaux ? disait Escrainville en les couvant d'un œil attendri. Savez-vous qu'ils valent chacun son poids d'or, ces petits sauvages du Soudan ?
– Vraiment ?
– Ce sont des eunuques.
– Pauvres petits !
– Pourquoi ?
– N'est-ce pas horrible, cette mutilation ?
– Bast ! Leurs sorciers sont habiles pour mener cela tambour battant. Ensuite on arrose la plaie d'huile bouillante et on les enfouit jusqu'à la ceinture dans le sable brûlant du désert jusqu'à cicatrisation. La méthode est bonne puisque les chefs des tribus qui nous les acheminent vers la côte affirment qu'il n'en meurt pas plus de deux pour cent.
– Pauvres petits ! répéta la jeune femme.
Le pirate haussa les épaules.
– Croyez-moi, vous dispensez votre pitié à contre-sens. Quel sort plus heureux pouvaient atteindre ces graines de cannibales ? Ils viennent de pays terribles, où celui qui échappe à la dent du lion n'évite pas la sagaie de son ennemi qui le dévore tout vif. Dans leurs tribus, ils se nourrissaient de racines et de rats. Maintenant, ils mangent à leur faim. Quand je les aurai vendus ils représenteront pour leurs propriétaires un objet de luxe. Jeunes, ils n'auront rien d'autre à faire que de jouer au trictrac ou aux échecs sur les marches d'un palais avec les fils du sultan ou de les accompagner à la chasse au faucon. Adultes, leur rôle deviendra de premier plan. Oubliez-vous que certains eunuques, dans l'Histoire, ont été couronnés empereurs de Byzance ? J'en connais combien qui, en fait, règnent sur l'esprit du maître aveuglé par ses plaisirs. Vous entendrez parler du chef des Eunuques noirs du Sultan des Sultans, du chef des Eunuques blancs, de son frère Soliman, un nommé Chamyl-bey, ou encore d'Osman Ferradji, le Grand Eunuque de Moulay Ismaël, roi du Maroc. Un géant qui mesure près de deux toises. Un grand bonhomme sous tous les angles, féroce, félin, génial. C'est lui qui a mis Moulay Ismaël sur le trône en l'aidant à assassiner les quelque dizaines de prétendants qui lui barraient la route.
Il s'interrompit, et saisi par une idée méchante se mit à rire.
– Oui ! Oui ! Je pense bien que vous ne tarderez pas à mesurer le pouvoir des eunuques en Orient, belle captive.
*****
Angélique s'appuya à la colonne cannelée, sur laquelle ruisselait la lumière des Cyclades.
Elle froissa entre ses doigts un brin de basilic. Tout à l'heure, comme elle traversait le village, le pope orthodoxe, coiffé du kamilafka aux voiles noirs, était venu à sa rencontre et lui avait tendu le rameau odoriférant en signe d'accueil et de paix. Le pauvre vieillard, empêtré dans son ignorance, essayait de préserver ses ouailles de la férule des pirates. Il avait cherché à se faire comprendre de ce jeune corsaire blond qui débarquait sur la plage en compagnie des marins à mine patibulaire. Peut-être prendrait-il en pitié ces pauvres gens misérables ?... Escrainville n'avait pas été long à le saisir par la barbe et à l'envoyer rouler au sol, l'injuriant en grec et le bourrant de coups de pied.
– Impie ! cria Angélique.
Le pope tourna vers elle ses mains décharnées avec des paroles volubiles. Le marquis éclata de rire.
– Il croit que vous êtes mon fils et il vous demande par l'amour que j'ai pour vous d'intercéder pour que nous épargnions ses deux filles. Ha ! Ha ! Ha ! C'est le plus drôle que j'aie jamais entendu.
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