– Que se passe-t-il encore ? demanda Angélique à sa compagne.
– Les hommes dressent les nouvelles captives.
– Que leur font-ils ?
La jeune Grecque détourna les yeux.
– Mais c'est horrible ! protesta Angélique d'une voix blanche, ce n'est pas supportable. Il faut faire quelque chose.
Tout proche, le gémissement suppliant d'une femme violentée s'éleva comme un sanglot.
Ellis retint Angélique :
– N'y va pas ! C'est toujours ainsi. C'est leur droit.
– Leur droit !
Ellis expliqua de sa voix douce que les pirates avaient droit de partage sur le butin. Ils « touchaient » en nature et en sequins après la vente. De plus, si les femmes très belles étaient réservées pour un usage voluptueux, un grand nombre étaient vendues surtout comme esclaves, c'est-à-dire servantes-bêtes de somme attachées à l'innombrable domesticité des caravansérails. Leur prix augmentait si on pouvait les mettre sur le marché grosse d'un enfant, futur esclave. Les hommes du marquis d'Escrainville s'évertuaient donc à valoriser la « marchandise ».
Angélique mit les mains sur ses oreilles, hurla à son tour qu'elle en avait assez de ces sauvages, qu'elle voulait s'en aller. Lorsque le second, Coriano, se présenta suivi de deux négrillons qui portaient un plateau chargé de victuailles, elle le couvrit d'injures et refusa d'avaler une bouchée.
– Mais il faut que vous mangiez ! s'écria le borgne, tragique, vous n'avez plus que la peau et les os. C'est une catastrophe !
– Qu'on arrête de tourmenter ces femmes ! Faites cesser cette orgie !
Elle envoya un coup de pied dans le plateau et renversa les marmites à terre.
– Faites cesser ces cris !
Coriano se hâta aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes. On entendit brailler d'Escrainville.
– Ah ! tu te félicitais qu'elle ait du caractère ! Tu es servi j'espère ! Si mon équipage ne peut plus forniquer sur son propre navire !...
Elle le vit arriver à grands pas, tout mauvais.
– Il paraît que vous refusez de manger ?
– Si vous croyez que vos saturnales sont faites pour m'ouvrir l'appétit !
Angélique, amaigrie, hérissée, dans son justaucorps trop large, ressemblait à un adolescent buté. Un demi-sourire étira la lèvre du pirate.
– C'est bon ! J'ai donné des ordres. Mais de votre part mettez-y un peu de bonne volonté. Madame du Plessis-Bellière, me ferez-vous l'honneur de venir souper avec moi sur la dunette ?
Chapitre 13
Les coussins étaient disposés autour d'une table basse. On avait apporté de rondes bassines d'argent pleines d'un lait acide et épais, dans lequel baignaient des boulettes de viande enveloppées de feuilles de vigne parfumées. Des sauces aux oignons, au piment, au paprika et au safran dans de petites soucoupes, mettaient des taches vertes, rouges et jaunes sur la table.
– Goûtez au « dolma », dit Coriano en versant une pleine louche dans l'assiette d'Angélique ; si cela ne vous plaît pas on vous servira du poisson.
Le chef-pirate surveillait son second d'un air goguenard.
– Cela te va de faire la nourrice. Il n'y a pas de doute, tu es né pour ça !
Coriano se fâcha.
– Faut bien que quelqu'un se donne du mal pour réparer les dégâts, beugla-t-il. C'est déjà beau qu'elle ne soit pas morte. Si elle se laisse dépérir maintenant, on n'en finira jamais.
Le marquis se fâcha à son tour.
– Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse de plus ? hurla-t-il. Je la laisse prendre ses grands airs, je l'invite à dîner avec des ronds-de-jambe, on marche sur la pointe des pieds. Mes hommes doivent se conduire comme des enfants de chœur ; au lit, bien bordés, à huit heures du soir...
Angélique éclata de rire.
Les deux flibustiers s'interrompirent pour la regarder bouche bée.
– Elle rit !
La physionomie hirsute de Coriano s'éclaira.
– Madona ! Si elle pouvait rire comme ça sur le marché on ferait 2 000 piastres de plus.
– Imbécile ! fit d'Escrainville, méprisant. Tu en connais beaucoup qui rient sur le marché ? Et celle-là, crois-moi, ce n'est pas son genre. Nous pourrons déjà nous estimer heureux si elle se tient tranquille. Pourquoi riez-vous, ma belle chérie ?
– Je ne peux pas toujours pleurer, répondit-elle.
Elle céda à la détente du soir bleu, maintenant paisible. La petite île paraissait s'éloigner comme un vaisseau de rêve, derrière une brume légère, avec son temple, touché d'argent, là-haut sous les rayons de la lune montante. Le marquis d'Escrainville suivit son regard et dit :
– Apollon, jadis, avait six temples. Dans cette île, chaque jour on dansait à la beauté.
– Maintenant vous y faites régner la terreur.
– Ne vous attendrissez pas. Il faut bien que ces Grecs dégénérés servent à quelque chose.
– Est-ce utile d'arracher des enfants à leur mère ?
– Ils étaient destinés à mourir de faim dans ces îles arides.
– Et ces malheureux vieillards sans forces que j'ai vus monter à votre bord ?
– Oh ! ceux-là c'est différent. Je les prends pour leur rendre service.
– Vraiment ? fit-elle, ironique.
– Eh oui ! Figurez-vous qu'à l'île de Kéos, une tradition veut qu'à soixante ans les habitants s'empoisonnent ou s'expatrient. On n'aime pas les gérontes dans le coin.
Il la guetta de son sourire sardonique.
– Vous avez encore bien des choses à apprendre sur la Méditerranée, belle dame.
Un esclave s'approcha et vint poser près de lui une pipe à eau turque. Il commença de fumer, la tête renversée en arrière.
– Regardez ce ciel étoile. Demain, à l'aube, nous appareillerons pour Kyouros. Il y a là-bas, couché sous les lauriers-roses, un dieu Mars endormi. Les habitants de l'île ne l'ont pas encore pulvérisé pour en faire de la chaux. Je vais chaque fois le contempler. Aimez-vous les statues ?
– Oui. Le Roi, à Versailles en a paré ses jardins...
Le temple maintenant émergeait de la nuit, suspendu en plein ciel. Angélique dit à mi-voix :
– Les dieux sont morts.
– Mais non les déesses.
Le marquis d'Escrainville la surveillait les yeux mi-clos.
– Ce costume ne vous va pas trop mal à tout prendre. Il ménage des surprises agréables et laisse suffisamment deviner ce qu'il cache. Angélique feignit de n'avoir pas entendu. Elle s'était mise à manger ne pouvant bouder plus longtemps son estomac, et la saveur du « mast »11 n'était pas pour lui déplaire.
– Sommes-nous loin de Candie ? demanda-t-elle.
– Pas tellement. Nous y serions déjà si ce diable d'apothicaire ne m'avait embobiné avec ses discours et ne m'avait entraîné à perdre mon temps d'île en île. Quand il n'est pas là j'ai envie de l'écraser comme une punaise, mais quand il vient et me prend par le bouton de l'habit pour me persuader qu'il m'apporte la fortune, je me laisse faire comme un enfant. Ah ! Qu'importe ! C'est l'un des bienfaits de l'Orient que de pouvoir laisser le temps s'écouler sans hâte.
Il souffla une longue bouffée.
– Auriez-vous hâte d'arriver à Candie ?
– J'ai hâte de savoir le sort qui m'est réservé. Il paraît que vous avez vendu à Livourne le petit valet qui m'accompagnait ?
– Oui et j'ai même fait une bonne affaire. Je n'en espérais pas autant, mais j'ai eu la chance de tomber sur un seigneur italien qui cherchait un précepteur capable d'apprendre la langue française à son fils. Cela m'a permis de faire monter les prix.
– Flipot, maître de français ! s'exclama Angélique et de nouveau son rire léger s'égrena.
Elle eut du mal à retrouver son sérieux. Elle réussit cependant à demander au marchand d'esclaves s'il se rappelait le nom du seigneur italien auquel il avait vendu Flipot, afin, par la suite, de pouvoir racheter son pauvre serviteur.
Ce fut le tour du marquis d'Escrainville de s'esclaffer bruyamment.
– Le racheter ? Espérez-vous donc redevenir libre vous-même ? Sachez, ma chère, qu'ON NE S'ÉCHAPPE PAS D'UN HAREM !
La jeune femme le regarda longuement, cherchant à deviner une trace d'humanité sur ce visage qui près d'elle sortait de l'ombre, éclairé par le fanal qu'on venait d'allumer.
– Vous voulez vraiment faire cela ?
– Et pourquoi donc croyez-vous que je garde à mon bord une garce de votre espèce ?
– Écoutez, dit-elle soulevée d'un espoir subit, si c'est de l'argent que vous voulez, je peux vous fournir ma rançon. Je suis très riche, en France.
Il secoua la tête.
– Non. Je ne veux pas me mêler d'affaires avec les Français. Ils sont trop malins. Pour toucher l'argent il faudrait me rendre à Marseille. C'est dangereux... Et c'est trop long. Je n'ai pas le temps d'attendre. Il faut que je puisse racheter un bateau... Aurais-tu assez d'argent pour cela ?
– Peut-être.
Mais elle-même se souvenait du mauvais état de ses affaires, à son départ. Elle avait dû hypothéquer son navire et sa future cargaison, pour faire face à ses dépenses à la Cour. De plus sa situation en France, à elle qui s'était attiré la colère du Roi, n'était-elle pas des plus précaires ?
Elle se mordit les lèvres avec désespoir.
– Tu vois, fit-il, tu es bien entre mes mains. Je suis ton maître et je ferai de toi ce qu'il me plaira.
*****
Le voyage continua. Chaque jour le pirate, maudissant Savary, jetait l'ancre devant une de ces îles sèches et gorgées de statues blanches. Le sol aride ne produisait que de la vigne et des ruines somptueuses. Les habitants fabriquaient le vin chaleureux et écrasaient à coups de maillet les marbres antiques pour les réduire en poussière, les brûler et en faire de la chaux à blanchir les maisons. On ne se nourrit pas de vins ni de dieux superbes. Guettés par la famine, ils vendaient leurs vins, leurs sacs de chaux, leurs femmes et leurs enfants aux trop rares navires de passage. Le gendarme turc que l'administration de Constantinople envoyait traîner son sabre courbe parmi ces îles déshéritées, fermait les yeux sur le trafic du pirate chrétien. D'Escrainville l'invitait à bord. Ils buvaient ensemble du café sur la dunette, fumaient le narguilé et le Turc, après avoir touché quelques sequins, présidait lui-même à l'installation de ses administrés dans la cale aux esclaves. Passèrent Kythnos, Syra, Mykonos, Délos.
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