Le vieillard se tourna vers le soleil levant, se prosterna trois fois, puis prononça quelques mots.

– Il dit que si Dieu choisit un Mahométan pour payer, c'est lui-même qui acceptera la mort car il est moullah, c'est-à-dire prêtre d'Alger.

– D'accord ! Pas tant de singeries. Lance ta coquille, vieux macaque !

Le religieux lança en l'air la légère parcelle.

– Pile ! cria d'Escrainville en éclatant d'un rire hystérique. Vieux comédien ! Tu as de la veine de t'en tirer à si bon compte. Maintenant c'est aux Chrétiens de donner un prêtre de chez eux pour tirer la langue. Allez, vous autres, envoyez votre bénisseur. Quoi ? Pas de prêtre ? Pas de prêtre ?...

« Pas de prêtre ? hurla d'Escrainville avec son rire de dément. Alors on va rigoler. On va tirer au sort entre le plus vieux et le plus jeune des esclaves chrétiens. Pas en dessous de dix ans, évidemment. Je ne suis pas le Minotaure.

Un silence de mort régna, puis des lamentations de femmes retentirent et des mères cherchèrent à faire un rempart de leurs corps à des gamins d'une douzaine d'années qui se cramponnaient à elles.

– Qu'on se dépêche ! hurla d'Escrainville, la justice doit être expéditive sur un navire. Sortez du rang ou je...

À ce moment même une sourde et violente détonation qui paraissait venir de l'intérieur du navire, retentit coupant la parole à l'énergumène. Il y eut un instant de stupeur puis un cri s'éleva :

– Au feu !

Une fumée blanche commençait à sourdre à l'arrière du Pluton, s'échappant lentement des ouvertures d'aération grillées de bois.

Un vent de panique secoua les esclaves, vite rappelés à l'ordre par les fouets des gardiens.

D'Escrainville et son état-major se précipitèrent vers l'arrière.

– Où est le premier maître du pont ? hurla-t-il.

Un groupe de marins apeurés et hésitants, se poussa en avant.

– Quatre hommes pour soulever le panneau et quatre hommes pour descendre voir ce qui se passe !

Cela vient de l'annexe des vivres à côté des cuisines. Mais personne ne bougea d'un pouce. Les spectateurs paraissaient pétrifiés par quelque chose d'insolite.

– C'est le feu du diable, Monsieur, bégaya un des marins. Regardez cette fumée, ça n'est pas une fumée naturelle, chrétienne...

En effet les nuages qui s'échappaient de l'écoutille se traînaient au ras du sol lourdement, de temps à autre d'une blancheur de gouache épaisse, pour soudain se diffuser comme une brume semblable à celle qui s'élève au creux d'un lieu humide. D'Escrainville s'avança comme s'il voulait en prendre dans le creux de la main et la porta à son nez.

– L'odeur est bizarre.

Il se ressaisit, arracha le pistolet de la ceinture de Coriano et vociféra :

– Je vous tire dans les fesses si vous ne descendez pas tout de suite, comme j'en ai donné l'ordre.

Soudain le panneau grillé parut se soulever parmi les vapeurs. Les témoins hurlèrent et d'Escrainville lui-même recula d'un pas.

– Un revenant !

– Un ressuscité !

D'un nuage particulièrement épais jaillit une forme enveloppée d'un linge blanc mouillé. Une voix étouffée en sortit.

– Je vous en prie, Monsieur d'Escrainville, ne vous dérangez pas en personne. Ce n'est rien du tout...

– Que... que signifie ? bégaya le pirate, déconcerté. Alchimiste de malheur ! Non content de nous faire courir depuis le matin, tu mets le feu à mon bord ?

La figure sembla se dépêtrer de son cocon. Un instant la tête et la barbiche de Savary apparurent, puis il éternua, toussa, se recouvrit à nouveau de son linceul et adressant plusieurs signes rassurants à l'assemblée, replongea derrière son panneau qui se rabattit sur l'apparition.

Angélique et tous ceux qui étaient présents croyaient avoir assisté à quelque sortilège. Mais bientôt Savary se montrait, montant cette fois par l'échelle qui communiquait avec le deuxième pont. Il paraissait calme et de fort bonne humeur, encore que couvert de suie et ses vêtements fripés, salis et déchirés imprégnés d'une odeur douceâtre et écœurante. Il expliqua posément qu'il n'y avait pas d'incendie mais que ces vapeurs et cette détonation avaient été simplement causées par « une expérience qui permettait les plus grands espoirs pour la science et celle de la navigation maritime en particulier ». Le chef des pirates le toisa, furieux.

– Alors, tu ne t'es pas évadé ?

– Moi ? M'évader ? Pourquoi ? Je suis très bien sur votre navire, monsieur le marquis.

– Mais alors... le caïque ? Qui l'a détaché du bord ?

La face rousselée d'un jeune marin au nez pointu surgit à la rambarde. Il remontait l'échelle de corde au flanc du navire et s'arrêta, surpris devant cette assemblée.

– Le caïque, patron ?... C'est moi qui l'ai pris pour aller chercher du vin sur l'île, ce matin.

D'Escrainville se calma tandis que Coriano se permettait de rire.

– Ho ! Patron. Depuis l'histoire de ce damné Marseillais vous voyez des évasions partout. C'est moi-même qui ai dit à Pierrik d'aller faire le plein de piquette ce matin.

– Imbécile !

Le pirate, vexé, haussa les épaules et se détourna.

C'est alors qu'il aperçut Angélique.

Son visage convulsé se détendit. Il parut faire effort pour s'adoucir et paraître presque aimable.

– Ah ! voici notre belle marquise. Vous êtes donc enfin guérie ? Comment vous sentez-vous ?

Elle restait appuyée à la paroi, le regardant avec un mélange d'horreur et d'incompréhension. Elle murmura enfin :

– Excusez-moi, monsieur, mais je ne parviens pas à réaliser ce qui m'est arrivé. Ai-je donc été si malade ?

– Plus d'un mois, dit le pirate avec une moue.

– Un mois ? Oh ! mon Dieu. Où suis-je maintenant ?

D'un geste le marquis présenta l'île couronnée de ruines.

– Devant Kéos, chère madame, quelque part au milieu des Cyclades, archipel de la Grèce.

Chapitre 12

Angélique se souvenait de s'être endormie au large de la Sicile et voici qu'elle se réveillait un mois plus tard au bout du monde, parmi ces îles grecques abandonnées des dieux, aux mains d'un pirate marchand d'esclaves.

Réfugiée à nouveau dans l'abri de son étroite cabine elle chercha en vain à se rappeler ce qui s'était passé.

Ellis accroupie à ses pieds lui raconta comment Savary et elle-même l'avaient soignée de jour et de nuit pour l'arracher à la mauvaise fièvre qui la consumait. Parfois le marquis d'Escrainville venait. Il regardait, impassible, la forme inconsciente qui se débattait sur l'étroite couchette. Puis, les dents serrées, il leur disait qu'il les écorcherait vifs s'ils lui laissaient « crever un lot pareil ».

– Je t'ai bien soignée tu sais, mon amie... Quand tu as commencé à moins souffrir de la tête j'ai brossé tes cheveux avec des poudres odoriférantes. Ils sont très beaux maintenant. Et bientôt tu redeviendras belle aussi.

– Donne-moi un miroir, dit Angélique, inquiète.

Elle se contempla avec une grimace : ses joues étaient creusées et blanches, ses yeux immenses. Elle songea que peut-être le pirate allait renoncer à la vendre.

– Est-ce que cela ne te fait pas honte d'être ainsi habillée en homme ? demanda Ellis.

– Non. Je crois que c'est préférable.

– Dommage ! Tu dois être si belle avec ces robes des Françaises dont on parle tant.

Pour lui faire plaisir Angélique lui décrivit quelques-unes des toilettes qu'elle avait portées à Versailles. Ellis, enchantée, riait et battait des mains. En regardant son jeune visage aux doux yeux sombres, Angélique se demandait comment une créature qui avait vécu un an dans l'intimité d'un marquis d'Escrainville pouvait avoir conservé tant de joie spontanée. Elle le lui dit. La jeune Grecque détourna les yeux.

– Oh ! tu sais... où j'étais avant, c'était pire... Lui, il n'est pas si mauvais. Il m'a donné des présents... Il m'a appris à lire, oui. Il m'a appris le français et l'italien... J'aimais quand il me tenait contre lui et qu'il me caressait... Mais il s'est lassé. Maintenant il ne m'aime plus.

– Qui aime-t-il ?

Un nuage de rancune flotta sur le front de l'esclave.

– Sa pipe de haschisch.

Elle soupira, résignée.

– Il fume parce qu'il pense toujours à quelque chose qu'il ne peut pas atteindre.

Coriano-le-borgne se présenta, un sourire qui se voulait aimable découvrant les quelques chicots noirs qui lui restaient. Il dit que la jeune dame devrait se rendre sur le pont. L'air était frais et ferait le plus grand bien à sa santé. Ellis jeta sur les épaules d'Angélique un voile léger et l'installa sur un rouleau de cordages près de la coupée, en face de l'île. Un vent délicieux s'était levé et elles restèrent un long moment à regarder les couleurs irisées du ciel et de la mer. Peu après le marquis d'Escrainville s'approcha à son tour. Il eut la diplomatie de ne pas adresser la parole à sa prisonnière, se contentant de la saluer profondément. Puis il se tint près de la coupée ouverte sur l'échelle de corde, afin de vérifier l'embarquement de la « marchandise ».

*****

Une grande animation régnait sur l'île. On entendait parfois un cri perçant, suivi de plusieurs autres qui se taisaient brusquement.

Le caïque aborda L'Hermès. La « marchandise » monta à bord, représentée par un jeune garçon de dix-sept à vingt ans et un enfant d'une dizaine d'années, tous deux d'une beauté de statue, avec un teint de brugnon mûr sous de longues chevelures noires et frisées. Ils portaient sur l'épaule une veste de peau de mouton, la veste des pâtres, dont ils avaient le regard d'innocence. L'enfant tenait encore à la main la flûte de roseau à quatre notes qui lui servait à rappeler ses chèvres. Il tourna les yeux vers son île et se mit à crier en tendant les bras. Un matelot l'entraîna. Venait ensuite une femme. C'était elle qui un instant plus tôt faisait entendre des cris déchirants. Maintenant, elle semblait à demi-évanouie. Un matelot la hissa pour monter et elle resta effondrée sur le pont, la tête inclinée, ses longs cheveux sombres épars sur le plancher visqueux du navire. Les femmes qui suivaient butaient contre elle. Il y eut ensuite des hommes et de nombreux vieillards. Le dernier, un marchand, fit hisser des paniers pleins de raisins noirs et les présenta à d'Escrainville. Celui-ci prit une grappe pour aller l'offrir à Angélique. La jeune femme refusa du bout des lèvres.