Le marquis d'Escrainville parut sur le seuil.

– De quoi te mêles-tu, Coriano ? C'est moi qui les ai fait déferrer.

Le second pivota sur lui-même avec une vivacité qu'on n'aurait pas attendue de ce gros pot-à-tabac.

– Vous êtes fou, non ? rugit-il. Vous leur avez donné cette femme ?

– Je suis seul juge des punitions que j'inflige aux esclaves indociles.

Coriano ressembla à un noir sanglier prêt à charger.

– Vous êtes fou, non ? répéta-t-il. Une femme qui vaut de l'or à ces fumiers, à ces verrats, à ces rebuts de l'humanité ! Ça ne vous suffit pas qu'on se soit fait capturer notre second brigantin par les chevaliers de Malte au large de Tunis... Ça ne vous suffit pas qu'on ait perdu toute la cargaison, pour 6 000 piastres de munitions et de pacotilles ?... Ça ne vous suffit pas de savoir que l'équipage n'a pas touché sa part de butin depuis six mois ?... Qu'on travaille à la petite semaine comme des miteux, avec le menu fretin des îles et des côtes d'Afrique ? Non ?... Il faut encore que vous laissiez passer la chance qui nous a amené cette femme dans nos filets... Une femme comme ça ! Blonde, blanche, des yeux comme de l'eau marine, bien faite, ni trop grande, ni trop petite... Ni trop verte, ni trop mûre... juste ce qu'il faut... Qui a eu assez de coquins pour lui apprendre à faire l'amour, sans la défraîchir... Est-ce que vous ne savez pas que les « vierges » ont baissé sur le marché ?... Que c'est justement cela qu'ils demandent à Constantinople... Cela, que vous avez jeté en pâture à ces sauvages !... Vous n'avez pas regardé leurs gueules ? Non ?... Y a des Maures, là-dedans... Une fois déchaînés il aurait fallu y aller à la grenade pour les faire lâcher prise !... Est-ce que vous vous souvenez de l'état de la petite Italienne que vous avez offerte « à la cale » l'an passé ?... N'y a plus eu qu'à la jeter par-dessus bord !...

Coriano s'arrêta pour souffler un peu.

– Croyez-moi, patron, reprit-il plus calme, au batistan de Candie ils se l'arracheront. Des femelles comme ça, on peut faire trois fois le tour du monde sans jamais tomber dessus.

Il se mit à compter sur ses doigts :

– Primo : elle est française. L'article est recherché mais il est rare. Secundo : elle a de l'éducation, cela se voit à ses façons. Tertio : elle a du caractère, cela change un peu des méduses orientales. Quarto : elle est blonde...

– Tu l'as déjà dit, interrompit d'Escrainville avec humeur.

– Et c'est nous !... NOUS qui avons mis la main dessus. Quand on a une veine pareille on ne va pas faire des c... Moi je vous dis qu'on peut en tirer 10 000 piastres, peut-être 12 000. De quoi racheter une coque !...

Le pirate fit la moue. Il réfléchissait. Enfin il tourna les talons et s'éloigna. Coriano fit sortir Angélique de l'antre repoussant. Avec elle il remonta et l'installa dans sa cabine en la surveillant jalousement.

Elle tremblait encore.

– Je veux vous remercier, monsieur, dit-elle.

– De rien, grogna le borgne farouche, c'est pas pour vous, c'est pour mes écus. J'aime pas qu'on gaspille la marchandise.

Chapitre 11

– Dame ! Dame belle !... Veux-tu boire ?...

La voix douce insistait. Angélique se souleva sur un coude. Sa tête lui faisait mal, son front était comme du plomb.

– Bois ! Tu as soif.

La jeune femme avança les lèvres vers la coupe qu'on lui tendait. L'eau fraîche lui fit du bien. Oui, elle avait soif, horriblement.

– Ellis... dit-elle.

Le visage menu aux grands yeux noirs paraissait danser flou devant elle.

– Tu sais le français ?

– C'est le maître qui m'a appris.

– D'où viens-tu ?

– Je suis grecque.

– Pourquoi es-tu sur ce bateau ?

– Parce que je suis esclave. Il y a douze lunes que le maître m'a achetée. Mais maintenant il s'est lassé de moi... Il laisse ses hommes me tourmenter... L'autre jour, sans toi...

– Où sommes-nous ?

– Au large de la Sicile. J'ai vu la lueur du volcan dans le soir. Il fume, le maudit.

– La Sicile... répéta machinalement Angélique.

Elle avança la main et caressa la chevelure bouclée. La présence quasi-fraternelle de cette femme lui faisait du bien.

– Reste un peu près de moi.

La Grecque jeta des regards effrayés autour d'elle.

– Je n'ose pas rester longtemps... mais je reviendrai. Je te servirai parce que tu as été bonne pour moi... Veux-tu boire encore ?

– Oui, je veux bien. Aide-moi à ôter mes vêtements. Ils me brûlent à la peau... Est-ce toi qui hier les as séchés et repassés ?

– Oui.

Avec des gestes très doux Ellis aida Angélique à retirer ses bottes, son habit, son haut-de-chausses et sa chemise. Elle voyait les cernes plombés qui marquaient les yeux de la captive française et elle lui jetait des regards effrayés. Angélique s'enroula dans le drap et retomba lourdement sur sa couchette.

– J'avais trop chaud, dit-elle. Cela va mieux.

Elle n'entendit pas l'esclave se retirer furtivement. La marche rapide du navire l'entraînait dans son balancement rythmé. Au-dessus d'elle vibrait parfois le claquement sec des voiles gonflées de vent.

Le navire filait et Angélique se disait qu'elle s'en allait sur la mer vers son destin. Elle avait toujours rêvé à cela depuis le jour où son frère Josselin lui avait crié « Je m'en vais sur la mer... »

Le bateau l'emmenait vers son amour... Mais son amour reculait vers l'horizon...

« Joffrey de Peyrac se souvient-il encore de moi, veut-il encore de moi ? se demanda-t-elle avec une lucidité soudaine. J'ai renié son nom, il a renié mon souvenir... »

« Les cendres du volcan tombent de toutes parts. Elles recouvrent les chemins où plus personne n'est passé depuis longtemps... On ne retrouvera pas leurs traces... Je vais mourir sous ses cendres, se dit Angélique. J'étouffe, j'ai tellement chaud, elles me brûlent partout, mais je sais maintenant que personne ne viendra à mon secours... »

La porte s'entrouvrit sur le halo d'une lanterne qui troua l'obscurité de la cabine. Dans la lueur fumeuse la face couleur d'argile craquelée du marquis d'Escrainville se penchait sur elle.

– Eh bien, belle furie, avez-vous médité ? Êtes-vous décidée à vous montrer docile ?

Elle était couchée sur le ventre, la tête entre ses bras. Elle ressemblait à une statue de marbre, avec la luisance de ses belles épaules pâles, dans la pénombre, et de sa chevelure épandue. Mais son immobilité n'était pas celle du sommeil. Il fronça les sourcils, posa vivement la lanterne sur la tablette, et se pencha pour la soulever. Le corps d'Angélique s'abandonna sans réticence entre ses bras. Sa tête s'alourdit contre l'épaule du pirate.

La couverture glissa, révélant la beauté de son torse d'une blancheur dorée, modelée d'ombres douces.

Cette chair était brûlante sous la main. Le pirate sursauta. Il voulut relever son visage pour l'examiner. La tête d'Angélique chavira en arrière comme entraînée par le poids de sa lourde chevelure. Des mots précipités s'échappaient de ses lèvres qu'étirait un sourire secret.

– Mon amour ! Mon amour !

Entre les paupières mi-closes, le regard se dérobait, pâmé. Les yeux du marquis d'Escrainville allèrent de cette physionomie bouleversée par une intense expression de douleur et de tendresse, à ce corps nu, pesant et souple contre lui. Enfin il se redressa et avec précaution l'étendit sur la couchette et la recouvrit. Dehors, il crut voir une silhouette qui s'échappait subrepticement. Il appela :

– Ellis !

Elle revint vers lui, ramenant d'une main son voile au-dessous de ses vastes yeux sombres.

Il eut un geste vers l'intérieur de la cabine :

– Cette femme est malade. Soigne-la.

*****

Angélique crut avoir un cauchemar. Elle était seule dans le noir sur un navire fonçant au milieu de la nuit vers une destination inconnue. Elle entendait le bruissement du vent dans les cordages, le claquement des voiles et le choc sourd des vagues contre le bois de la coque. Un souffle d'air passa sur elle. La porte de la cabine claquait, ouverte sur le pont. On voyait peu de cette nuit sans lune, mais une faible lumière filtrait en contrebas par un panneau et des chants en sourdine étranges, doux et – eût-on dit – religieux, s'en échappaient par bouffées et montaient jusqu'à elle.

Angélique se dressa. Elle se sentait faible. Elle dut faire un effort prodigieux pour atteindre la porte et demeura appuyée au chambranle, ramenant machinalement sur son corps moite les pans d'un long châle qui l'enveloppait. Dans un rare rayon de lune, ressortant d'un nuage, elle vit la promenade du pont devant elle, comme une route d'argent, et se mit à marcher, heureuse de sentir sous ses pieds nus, les planches encore tièdes.

Deux ombres passèrent devant elle et la courbe d'un sabre mauresque et du canon d'un mousquet étincelèrent.

– Des gardiens, se dit-elle.

Elle cherchait à comprendre, mais sa pensée fuyait comme du sable entre les doigts. La lune disparut. Tout fut sombre et elle se sentit vaciller à nouveau dans le néant. Pourtant elle était toujours là. Une lanterne se balançait près des sentinelles. Un panneau fut soulevé. La lueur rousse venue de l'intérieur s'agrandit, révélant la cale béante pauvrement éclairée de quinquets et de taches blanches et brunes de visages agglutinés qui se levaient vers l'ouverture. Une odeur fétide d'humanité entassée s'en échappa.

« C'était la même odeur à la Cour des Miracles, se dit Angélique, et aussi dans la chiourme des galères. Ce sont les esclaves. Les pauvres esclaves... »

Elle continua son chemin, et passa près des sentinelles qui sursautèrent, puis se penchèrent l'une vers l'autre en chuchotant avec effroi. Peut-être avaient-elles cru apercevoir une âme errante ?