– Pourvu que ce ne soit pas trop long. Oh ! maître Savary, comment vous remercier de ne pas m'abandonner, alors que je ne peux plus vous être d'aucune aide ?

– Puis-je oublier, Madame, combien vous vous êtes dévouée, avec quelle gentillesse, pour me procurer ma moumie minérale que l'ambassadeur persan apportait en présent à notre roi Louis XIV ? Vous avez beaucoup fait pour la cause de la science qui est mon unique raison de vivre. Mais plus encore que le service rendu c'est votre déférence pour la SCIENCE, Madame, dont je vous remercie. Une femme qui a un tel respect pour la science et les travaux obscurs des savants ne mérite pas de disparaître dans le labyrinthe d'un harem pour servir de jouet à de lascifs musulmans. Je mettrai tout en œuvre pour vous épargner ce sort.

– Voulez-vous dire que c'est le sort que me réserverait le marquis d'Escrainville ?

– Je n'en serais pas autrement surpris.

– Ce n'est pas possible ! C'est un sale aventurier certes, mais il est français, comme nous, et sa famille est de vieille noblesse. Un projet aussi monstrueux ne peut lui venir à l'idée.

– C'est un homme qui a toujours vécu aux colonies du Levant, Madame. Sa défroque est celle d'un gentilhomme français. Son âme – s'il en a une – est orientale. On échappe difficilement à cela aussi, dit Savary avec un petit rire. En Orient, on respire le mépris de la femme avec l'odeur du café. D'Escrainville va essayer de vous vendre, ou vous garder pour lui.

– Aucune de ces perspectives ne m'inspire, je l'avoue.

– Inutile de vous mettre martel en tête. D'ici que nous arrivions à Messine, le plus proche marché d'esclaves, j'espère que Pannassave sera guéri et nous pourrons tirer nos plans.

*****

Grâce à la visite de son vieil ami, Angélique affronta le jour suivant avec un courage renouvelé. Elle eut la surprise en s'éveillant de trouver sur le coffre son costume gris lavé, séché et même repassé et dans un coin, ses bottes bien cirées. Elle s'habilla en s'efforçant de penser à Savary et à ses promesses et d'oublier l'affreuse scène de la veille. Elle voulut se persuader que c'était sans gravité et que de paraître trop abattue la ferait tomber définitivement sous la coupe du corsaire qui aimait tourmenter, que le mieux était de prendre les choses avec une apparente indifférence. Comme le soleil commençait à chauffer sa cabine, elle se glissa sur le pont, heureuse de trouver l'endroit désert... Elle s'était promis de rester bien tranquille et d'éviter de se faire remarquer. Mais, cette fois, ce furent des cris déchirants d'enfants qui l'arrachèrent à sa rêverie.

Il y a des choses qu'une femme qui est mère ne peut supporter sans que se réveille en elle un instinct primitif et aveugle de défense. Ce sont les cris d'appel ou d'effroi d'un enfant en danger. À cette petite voix, délirante de peur, qui vrillait l'air surchauffé au-dessus d'elle, Angélique sentit son échine se hérisser.

Elle fit quelques pas, hésitants encore. Il lui parut qu'à ces sanglots terrifiés se mêlaient des rires d'homme féroce et, brusquement, elle s'élança, escalada l'escalier de la dunette d'où venait le tumulte.

Elle fut un instant avant de comprendre le sens du spectacle qu'elle avait sous les yeux. Un matelot, près de la rambarde, tenait suspendu au-dessus du vide un enfant de trois à quatre ans, qui hurlait. Il aurait suffi que l'homme lâchât le col de la petite chemise pour que le bambin allât s'engloutir huit toises plus bas, dans la mer. Le marquis d'Escrainville, un sourire aux lèvres, regardait entouré de quelques hommes d'équipage qui, comme lui, paraissaient s'amuser prodigieusement. À quelques pas, une femme aux yeux hagards maintenue par deux autres mariniers se débattait en silence. Escrainville s'adressa à elle dans une langue qu'Angélique ignorait, du grec sans doute.

La femme se mit à se traîner vers lui à genoux. Arrivée aux pieds du corsaire elle pencha la tête, puis marqua une subite hésitation.

Le marquis jeta un ordre. L'homme lâcha le petit garçon puis le rattrapa de l'autre main, tandis que l'enfant hurlait :

– Mamma !

La femme fut secouée de frissons atroces. Elle se pencha encore et posa sa langue sur les bottes du pirate.

Les hommes braillèrent de joie. Le marinier jeta l'enfant au sol comme un vulgaire chaton et, tandis que la mère s'en emparait farouchement, d'Escrainville riait incoerciblement.

– Voilà mon plus grand plaisir ! Une femelle qui me lèche les bottes. Ha ! Ha !...

Tout ce qu'il y avait en Angélique de fierté, de conscience de sa dignité de femme, se révolta. Elle traversa la passerelle, vint au marquis d'Escrainville et le gifla de toutes ses forces.

– Hein ! fit-il en portant la main à sa joue.

Il regardait sans y croire la silhouette subitement surgie d'un jeune page aux yeux étincelants.

– Vous êtes l'être le plus abject, le plus vil, le plus répugnant que j'aie jamais rencontré, fit-elle, les dents serrées.

Un flot de sang monta au visage du corsaire. Il leva son fouet à manche court qui ne le quittait guère et cingla l'insolente. Angélique s'était protégée à deux bras. Elle redressa la tête, cracha sur d'Escrainville. Il reçut le crachat en pleine figure. Les hommes se turent. Ils n'osaient bouger, à la fois terrifiés et gênés par l'humiliation de leur chef.

Se faire traiter ainsi par une esclave, devant son équipage !... Lentement le marquis d'Escrainville tira son mouchoir et s'essuya la joue. Il était maintenant livide et la trace des doigts d'Angélique et de son coup de dents de la veille ressortait en marbrures rouges.

– Ah ! madame la marquise redresse la tête, fit-il d'une voix sourde et comme étouffée par la rage. Le petit traitement d'hier soir n'a pas suffi à apaiser ses humeurs guerrières ? Heureusement, j'ai d'autres moyens en réserve.

Tourné vers ses hommes, il rugit :

– Qu'est-ce que vous attendez vous autres pour l'attraper ? Descendez-la à la cale.

Angélique, solidement maintenue, fut poussée à travers les échelles de bois qui plongeaient dans les profondeurs du navire.

Le marquis d'Escrainville suivait. Après avoir longé un couloir obscur ils s'arrêtèrent devant une porte.

– Ouvre ! dit le chef au matelot qui veillait dans les ténèbres, près d'un maigre lumignon.

L'homme prit son trousseau de clés et tourna plusieurs verrous. La cale basse où régnait un jour trouble, venu d'un seul sabord, était traversée par les assises du grand mât. Ce pilier central servait de support à de nombreux anneaux d'où partaient des chaînes. Tout autour, sur des bat-flanc, des hommes étendus se soulevèrent vaguement.

– Déferre-les, dit le marquis au geôlier.

– Tous ?

– Oui.

– Ils sont dangereux, vous savez ?

– Ça n'est pas pour me déplaire !... Fais ce que je te dis. Et, ensuite, qu'ils se rangent en face de moi.

Le geôlier alla tourner ses clés dans la serrure qui retenait un cercle de fer autour de la cheville de chaque prisonnier. Ceux-ci se levèrent, l'œil sournois. Leurs faces hirsutes, leurs fronts bas sous le bonnet de laine ou le foulard noué des flibustiers, n'étaient pas pour rassurer. Il y avait parmi eux des Français, des Italiens, des Arabes et aussi un nègre énorme, à la poitrine tatouée de signes barbares.

Le marquis d'Escrainville les considéra longuement, puis ses lèvres s'étirèrent sur un sourire cruel. Il se tourna vers Angélique.

– À ce qu'il paraît un seul homme n'arrive pas à te mater ? Mais plusieurs, qui sait ? Regarde-les bien. Est-ce qu'ils ne sont pas mignons ?... Ce sont les plus fortes têtes de mon navire. Je suis bien obligé de les mettre aux fers de temps en temps pour leur rappeler la discipline. La plupart de ceux qui sont ici n'ont pas eu droit aux délices d'une escale depuis plusieurs mois. Je ne doute pas que ta visite ne les enchante.

Il la poussa brusquement vers eux et sa blondeur, dans la pénombre putride du cachot, fit l'effet d'une apparition.

– Madona ! grommela un des prisonniers.

– C'est pour vous !

– Une femme ?

– Oui. Faites-en ce que bon vous semble.

Il tira la porte derrière lui et Angélique entendit tourner les clefs dans les serrures.

*****

Les hommes la contemplaient, immobiles et comme en arrêt.

– Ce n'est pas une femme ?

– Si.

Brusquement deux mains énormes emprisonnèrent la jeune femme. Le nègre était venu à pas de loup derrière elle et l'avait saisie aux seins. Elle cria en se débattant, horrifiée par ces deux serres noires sur elle. Le rire caverneux du Noir éclata comme une fanfare. Les autres se rapprochèrent d'un bond souple.

– C'est bien une femme. Y a pas de doute.

Sous l'attouchement obscène, Angélique se tordit, lança son pied en avant. Sa botte atteignit une face hilare. Un homme brailla en se tenant le nez. Maintenant elle sentait partout l'emprise des mains qui la paralysaient. On lui tirait les bras en croix, on lui nouait des cordelettes autour des poignets. Un chiffon sale s'enfonça en bâillon dans sa bouche.

Puis le tourbillon brutal cessa comme par enchantement tandis que de vigoureux coups de fouet claquaient comme des charges de mousquet à travers la cale. Angélique se retrouva un peu dépeignée et fripée mais indemne, en face du second, Coriano-le-borgne qui faisait tournoyer son fouet et contraignait les brutes à reculer.

– Remets-leur les fers et grouille-toi ! hurla-t-il en expédiant d'un coup de pied le geôlier vers sa besogne.

Et comme les prisonniers ne semblaient pas décidés à entendre raison et grondaient, le second prit son long pistolet et tira dans le tas. Un homme s'effondra en poussant des beuglements.