– Vous n'allumez pas les lanternes ? demanda la jeune femme.

– Pour nous faire repérer !

– Par qui ?

– Sait-on jamais ? dit le Provençal avec un geste large vers l'horizon mystérieux.

Angélique écouta le murmure profond de la mer. Peu après la lune se leva, coulant un chemin d'argent jusqu'à eux.

– Ah ! je crois qu'on va pouvoir chanter, dit Melchior Pannassave en reprenant sa guitare avec satisfaction.

Angélique écoutait les notes vibrantes d'une canzonetta napolitaine s'épanouir dans le silence de la mer. Une idée faisait son chemin en elle. Sur la Méditerranée, on chante. Les forçats oublient leurs peines, les marins oublient les dangers qui les guettent. Les voix riches et pleines ont de tout temps été l'apanage des races méridionales.

« Et lui, qu'on appelait la Voix d'or du Royaume, songea-t-elle, n'a-t-il pu chanter sans que sa réputation ne franchisse les terres et les mers... »

Soulevée d'un subit espoir, elle profita d'un moment où Pannassave reprenait souffle pour lui demander s'il n'avait pas entendu parler en Méditerranée d'un chanteur à la voix particulièrement belle et prenante. Le Marseillais réfléchit et lui nomma tous ceux qui depuis les rives du Bosphore aux côtes d'Espagne en passant par celles de la Corse et de l'Italie, étaient célèbres par leur talent de ténor, mais aucun ne correspondait au signalement de l'ancien troubadour du Languedoc.

Elle s'endormit sur sa déception.

Le soleil était déjà haut quand elle s'éveilla. La mer était belle. Le bateau filait à vitesse moyenne. Le patron paraissait somnoler au gouvernail. Le vieux matelot se reposait en mâchonnant du tabac. Angélique vit la silhouette recroquevillée de Flipot, et le petit mousse également endormi, sa chemise rouge ouverte sur sa poitrine brune. De Savary point. Ni trace de sa chère bouteille de moumie.

Angélique se précipita et secoua le patron à demi éveillé.

– Qu'avez-vous fait de maître Savary ? L'avez-vous débarqué de force pendant la nuit ?

– Si vous continuez à vous agiter comme ça, petite dame, il vaut mieux que je vous débarque à votre tour.

– Oh ! vous avez commis cette lâcheté !... Parce qu'il n'avait pas d'argent ? J'avais pourtant dit que je paierais pour lui.

– Oh ! là ! Oh ! là ! doucement. Vous êtes une vraie Tarasque10, ma parole ! Vous vous figurez alors qu'un bateau peut entrer dans un port la nuit, comme qui dirait dans un nuage, puis ressortir, tout ça sans bruit ni tintouin ni visites de l'amirauté, de la police de la quarantaine, quand ce n'est pas des pirates ?... Il faudrait que vous ayez le sommeil bien dur pour ne vous être aperçue de rien.

– Mais alors où est-il ? s'écria Angélique, désolée. Il est tombé à la mer ?

– C'est en effet bizarre, convint soudain le Marseillais en jetant un regard aux alentours.

À perte de vue la mer était bleue et scintillante.

– Me voici, fit une voix caverneuse, qui aurait pu être celle du dieu des eaux.

Et une figure de charbonnier surgit, soulevant un panneau de cale. Le vieux savant réussit à s'extraire du trou et commença à essuyer son front maculé d'une main, tandis qu'il examinait un objet noir qu'il tenait dans l'autre.

Le Marseillais s'esclaffa :

– Ne vous fatiguez pas, grand-père, le « pinio », ça ne s'enlève pas. C'est pis que la noix de galle.

– Étrange matière, dit le savant. On dirait du minerai de plomb.

Un coup de mer le fit trébucher et le morceau qu'il tenait en main chut avec un bruit lourd et mat.

Melchior Pannassave devint soudain furieux.

– Vous ne pouvez pas faire un peu attention ? Si c'était tombé à la mer j'étais bon pour payer mille livres d'amende.

– Le minerai de plomb est devenu bien cher dans vos parages, dit pensivement l'apothicaire.

L'autre parut regretter ses paroles et se calma.

– J'ai dit ça comme ça, au hasard. Il n'y a pas de mal à transporter du plomb mais j'aimerais mieux que vous fassiez comme si vous n'aviez rien vu. Qu'est-ce que vous y trafiquiez, dans ma cale ?

– Je voulais arrimer plus solidement ma bouteille afin qu'elle ne risque pas de rouler ou de recevoir un coup de pied dans les allées et venues sur le pont. Avez-vous un peu d'eau douce à me donner pour me débarbouiller, mon ami ?

– J'en aurais à perdre que je ne vous en donnerais pas pour cela. Il n'y a pas d'eau ou de pâte de savon qui puisse en venir à bout. Il faut du citron ou un vinaigre très fort et je n'en ai pas à bord, Vous devez attendre que nous touchions terre.

– Étrange matière ! répéta le savant, qui alla s'asseoir dans un coin, résigné à garder sa figure de charbonnier.

Angélique s'installa sur une voile pliée, dans le fond du bateau, un peu à l'abri du vent. Elle mâchonna sans conviction la tranche de salaison accompagnée de biscuits et de piment doux que Pannassave distribua à ses passagers. Elle fixait le morceau de « pinio » et de lointains souvenirs émergeaient de sa mémoire. Savary, tout savant qu'il fût, semblait ignorer que le « pinio » n'était pas du plomb brut, mais de l'argent poussiéreux et scoriacé, juste sorti d'amalgamation et sur lequel on avait brûlé des vapeurs de soufre afin de le rendre encore plus noir et plus terreux d'aspect. C'était ce camouflage qu'employait jadis le comte de Peyrac pour faire passer l'argent de sa mine d'Argentières en Espagne et en Angleterre et elle avait entendu dire que beaucoup de contrebandiers en Méditerranée agissaient de même. Quand à l'heure de midi, Melchior Pannassave entreprit de savourer sa petite sieste sur son banc favori, Angélique vint s'asseoir à ses côtés.

– Monsieur Pannassave ? héla-t-elle à mi-voix.

– Oui, ma belle dame.

– Une petite question. Est-ce pour le compte du Rescator que vous entreprenez ces transports d'argent ?

Le Marseillais était en train de déployer avec soin un grand mouchoir afin d'en couvrir son visage pour se préserver de l'ardeur du soleil.

Il se redressa brusquement. Son expression joviale avait disparu.

– Je n'entends pas bien ce que vous me dites, petite dame, fit-il sèchement. C'est dangereux de causer en l'air, vous savez. Le Rescator est un pirate chrétien allié aux Turcs et aux Barbaresques, c'est-à-dire un homme dangereux, je ne l'ai jamais vu et je ne demande pas à le voir. Et c'est du plomb que je transporte dans ma cale.

– Dans mon pays, les miniers appellent cela « la matte ». Vous, vous dites « le pinio ». Mais c'est la même chose : de l'argent brut maquillé, je le sais. Les mulets de mon père en transportaient jadis jusqu'au rivage de l'Océan où l'on embarque les vilaines galettes noires sans l'estampille du Roi. Je ne peux me tromper. Écoutez, monsieur Pannassave, je vais tout vous dire.

Elle lui raconta qu'elle recherchait un homme qu'elle aimait et qui jadis s'était occupé de ces questions minières.

– Et vous pensez qu'il pourrait travailler encore là-dedans ?

– Oui.

N'avait-il pas entendu parler, en s'occupant de ce trafic, d'un homme très savant, boiteux ?... au visage défiguré ?

Melchior Pannassave faisait « non » de la tête puis demanda :

– Comment s'appelle-t-il ?

– Je l'ignore. Il a dû être obligé de changer de nom.

– Et pas de nom avec ça ! conclut le Marseillais. Ah ! on peut dire que l'amour est vraiment aveugle et frappe où il veut.

Il se plongea dans une profonde méditation. Son visage s'était rasséréné mais il demeurait méfiant.

– Écoutez, ma pitchoune, reprit-il enfin, je ne veux pas discuter de vos goûts ni vous demander pourquoi vous tenez tant à cet amoureux alors que le monde est plein de beaux garçons bien droits, avec de bonnes joues bien nettes, le nez en place au milieu du visage et qui portent fièrement le nom que le Bon Dieu et leurs parents leur ont donné le jour de leur baptême... Non, ce n'est pas à moi de vous faire la leçon. Vous n'êtes plus une gamine, vous savez ce que vous voulez. Mais il ne faut pas vous faire d'illusion. Le transport du « pinio » on en a toujours fait en Méditerranée et on en fera toujours. On n'a pas attendu que votre amoureux bancal vienne s'en occuper. Voulez-vous que je vous dise : mon père il transportait déjà du « pinio ». C'était un rescator comme on disait.

« Oh ! un petit, pas un grand comme l'autre. Celui-là c'est un requin. Il est venu d'Amérique du Sud, à ce qu'on dit, où le roi d'Espagne l'avait envoyé ramasser l'or et l'argent des trésors incas. Probable qu'ensuite il a voulu faire cavalier seul et s'installer dans son affaire. Ici en Méditerranée, dès qu'il est apparu, il a mangé tous les petits trafiquants. Il a fallu travailler pour lui ou couler.

« Il a pris le monopole comme on dit. Ce n'est pas qu'on s'en plaigne... Les affaires vont maintenant mieux en Méditerranée. Les échanges sont facilités, on respire ! Avant il fallait pleurer misère pour trouver un peu d'argent sur le marché. Ça circulait au compte-gouttes. On en avait l'estomac serré. Quand un marchand voulait faire une grosse affaire de soieries ou autres avec l'Orient il n'avait souvent d'autres ressources que d'obtenir l'argent à des taux usuraires près des banquiers. Les Turcs ne voulaient pas être payés en monnaie de singe, c'est normal. Et des opérations de ce genre, ça déséquilibrait tous les cours. Maintenant l'argent afflue en masse. D'où il vient ? Ça, on n'a pas besoin de le savoir. Le principal, c'est qu'il est là.

« Naturellement, cela n'a pas fait plaisir à tout le monde. À ceux qui jadis gardaient le magot pour eux et ne le lâchaient que quintuplé de sa valeur : les royaumes, les petits États... Le roi d'Espagne pour commencer qui croit que les richesses de tout le nouveau monde lui appartiennent et d'autres moins gros mais aussi gourmands : le duc de Toscane, le doge de Venise, les chevaliers de Malte. Ils sont obligés de s'aligner avec les cours normaux.