– Qu'est-ce qui te prend ? répéta-t-il. Est-ce que tu ne me reconnais pas, ma mignonne ? Tu ne te souviens donc pas ?... Tu dormais contre moi, à la Tour de Nesle... Je te prenais, je te faisais l'amour, tant que je voulais, tant que tu voulais... C'est pas en rêve, ça ! Ça a existé... Dis : ça n'a pas existé qu'on était du même pays, que je ne voulais que toi, depuis toujours... que tu as voulu de moi le soir de tes noces... C'est quand même bien la vérité. C'est toi que j'ai toujours aimée... Tu ne te souviens donc pas ?... Nicolas, ton ami Nicolas, qui te cueillait des fraises...

– Non, non ! cria-t-elle en s'enfuyant avec désespoir, Nicolas est mort depuis longtemps. Toi, tu es Calembredaine le bandit. Toi, je te hais !

– Mais moi je t'aime ! hurla-t-il.

Ils coururent encore, l'un poursuivant l'autre à travers les buissons, les arbustes épineux qui les accrochaient au passage. Angélique trébucha contre une souche et tomba. Nicolas fut sur elle. Mais déjà, elle se redressait. Il dut la ceinturer étroitement tandis qu'elle se débattait, lui martelant le visage de ses poings.

– Mais moi je t'aime, répétait-il d'un air hagard. Je t'ai toujours voulue, je ne m'en suis jamais lasse... Dés années et des années à crever de désir sur ce banc... Toujours, toujours, je recommençais, je te reprenais en songe... Et maintenant, je ne peux plus attendre...

Il essayait de faire glisser ses vêtements, mais le costume masculin que portait Angélique ne facilitait pas sa tâche. Elle continua à se défendre avec une force surhumaine. Il réussit cependant à déchirer le col de l'habit et à dénuder sa poitrine.

– Laisse-moi te prendre, suppliait-il. Essaie de comprendre... J'ai faim... Je meurs... Je meurs de faim de TOI...

Et c'était une lutte insensée et terrible, parmi les touffes de genévriers et de myrtes et les souffles violents du vent...

Brusquement le forçat fut comme arraché de terre et projeté sur le sol à quelques pas. Un homme venait de surgir des buissons. Son uniforme bleu déchiré laissait voir ses épaules et sa poitrine zébrées de meurtrissures, son visage était tuméfié et marbré de sang séché, mais Angélique reconnut le jeune lieutenant de Millerand. Nicolas, qui se relevait, le reconnut aussi.

– Oh ! môssieu l'officier, fit-il en ricanant, vous n'étiez donc pas encore bon à manger par les poissons lorsqu'on vous a expédié par-dessus bord ? Dommage que je ne me sois pas chargé de la besogne. Vous ne seriez pas là à nous em...

– Misérable ! gronda le jeune homme, tu vas payer tes crimes.

Nicolas se rua sur lui, mais un poing vigoureux l'envoya de nouveau à terre. Le forçat rugit de colère et revint à la charge. Pendant d'interminables minutes les coups résonnèrent, serrés et meurtriers, Les deux hommes étaient à peu près de taille et de force égales. À plusieurs reprises l'officier du roi lui aussi mordit la poussière. Certaines fois Angélique crut qu'il n'allait pas se relever. Déjà, Nicolas, penché sur lui, le martelait sauvagement. Mais d'un mouvement souple, le lieutenant se retourna et frappa du pied son adversaire, à l'estomac. Une seconde plus tard il était debout. Un autre coup, au ventre, fit blêmir Nicolas, sous la salissure de sa barbe. Il faiblit, plié en deux.

– Vermine ! gronda-t-il. Tu étais nourri, toi, tu mangeais des ortolans, pendant que je me gobergeais à la soupe aux fèves des galères...

Implacable, le lieutenant de Millerand le frappa au visage. Nicolas recula encore. Alors les coups commencèrent à tomber dru comme grêle.

Nicolas reculait toujours, en titubant, vers le rebord de la falaise.

– Non ! hurla Angélique.

Brusquement Nicolas perdit pied. Il bascula en arrière, dans le bleu du ciel. Le cri aigu d'Angélique accompagna sa chute à travers la lumière éblouissante, jusqu'au choc sur les rochers pourpres du rivage.

Le lieutenant de Millerand s'essuyait le front.

– Justice est faite, dit-il.

– Il est mort, cria Angélique, oh ! cette fois, il est bien mort. Oh ! Nicolas. Oh ! cette fois, tu ne reviendras plus...

– Oui, il est mort, répéta l'officier. Déjà la mer l'emporte.

Étourdi par le combat qu'il venait de soutenir il ne comprenait rien à ces cris, et à cette sorte de douleur qui la précipitait à genoux, au bord de la falaise, en se tordant les mains.

– Ne regardez pas, madame, c'est inutile. Il est bien mort. Ne craignez plus rien. Mais venez, et taisez-vous de grâce. Il faut éviter d'alerter les autres bandits.

Il l'aida à se relever et tous deux, d'un pas de somnambule, s'éloignèrent du lieu tragique.

Chapitre 6

Après une longue marche au long de là côte déserte ils aperçurent enfin le donjon noir d'un château, bâti en promontoire sur la mer.

– Dieu soit loué ! murmura le lieutenant de Millerand. Nous allons pouvoir demander l'hospitalité au seigneur de ce fief.

Lé jeune officier n'en pouvait plus. Il avait derrière lui une nuit harassante, passée à nager dans l'eau glacée durant de mortelles heures, luttant pour ne pas s'endormir, luttant contre les crampes, le découragement. À l'aube, il avait enfin aperçu la côte où il avait pu s'échouer. Quand il était revenu à lui, il avait cherché quelques coquillages pour se rassasier. Puis il avait entrepris de gagner l'arrière-pays pour y chercher du secours. C'est alors qu'il avait entendu des cris de femme et qu'il était accouru vers l'endroit où Angélique luttait contre Nicolas.

Soulevé de colère à la vue du criminel, meneur de la révolte qui avait coûté la vie à ses camarades, M. de Millerand avait retrouvé assez de vigueur pour s'en venger, mais il avait reçu quelques vilains coups durant la bataille et il se sentait épuisé. Angélique n'était guère plus brillante. La soif les dévorait. La vue du château les rasséréna et ils hâtèrent le pas. Déjà la contrée sauvage et inhabitée paraissait s'animer. Ils distinguèrent sur une plage, au loin, des silhouettes humaines et, au détour du sentier, un troupeau de chèvres apparut, broutant paisiblement l'herbe courte. Le lieutenant de Millerand les regarda. Brusquement ses sourcils se froncèrent et il entraîna Angélique derrière un rocher en lui faisant signe de se coucher à terre.

– Que se passe-t-il ?

– Je n'en sais rien... Mais ces chèvres m'ont paru suspectes.

– Qu'ont-elles donc ?

– Je ne serais pas étonné d'apprendre que certaines nuits de tempête on les promène sur le rivage, une lanterne au cou.

– Que voulez-vous dire ?

Il posa un doigt sur ses lèvres, puis rampa vers le bord de la falaise et après avoir observé un instant, lui fit signe de le rejoindre.

– Je ne m'étais pas trompé, chuchota-t-il. Regardez.

Au-dessous d'eux s'ouvrait une large crique, dominée par la masse sombre du château. Les débris d'un navire fracassé y flottaient parmi les rochers, émergeant à cette heure. Des mâts, des rames, des voiles, des morceaux de balustre doré, des barriques roulant dans le ressac, des planches s'entrechoquaient battus par les vagues et partout entre deux eaux, l'on voyait flotter des corps. D'autres cadavres, rejetés sur les rochers, reflétaient dans l'eau tranquille des mares, leur infamante livrée rouge. Sur la plage, parmi les piaillements aigus et les tourbillons des oiseaux de mer attirés, des hommes et des femmes allaient et venaient, armés de gaffes, pour ramener à eux tout ce qui flottait. D'autres dans les rochers, retournaient les noyés.

D'autres encore, avec de petites barques poussaient vers la mer, pour se rendre jusqu'à la grosse carcasse du bateau éventré, empalé à l'entrée de la crique sur les rocs aigus.

– Ce sont des naufrageurs, des pilleurs d'épaves, murmura l'officier. Ils attachent des lanternes au cou de leurs chèvres, dans la nuit. Les navires en perdition croient voir briller les lumières d'un port et se dirigent dans cette direction, où ils se fracassent sur les rochers de la passe.

– Les galériens, cette nuit, apercevaient des lumières et voulaient manœuvrer pour y trouver refuge.

– Ils ont payé. Mais que dira M. de Vivonne en apprenant la perte de sa galère amirale ? Pauvre Royale !

– Qu'allons-nous faire ?

L'apparition silencieuse, derrière eux, d'une dizaine d'hommes au teint basané, dispensa le lieutenant de répondre.

Les naufrageurs leur lièrent les mains au dos et les conduisirent jusqu'au signor Paolo di Visconti qui, de son donjon en pierre de lave, régnait sur la contrée.

*****

C'était un Génois, bâti en athlète, avec une musculature qui semblait prête à faire craquer son justaucorps de satin et dont le sourire éblouissant et le regard féroce trahissaient une mentalité de brigand. Il n'était d'ailleurs rien d'autre sur son rocher solitaire, parmi ses quelques vassaux corses, sauvages et farouches.

Il se réjouit hautement à la vue des deux prisonniers qu'on lui amenait. Le butin d'une vieille galère et de quelques misérables forçats lui avait paru maigre.

– Oune officire de Sa Majesté lé roi dé la France ! s'exclama-t-il. Zé pense que vous avez oune famille qui vous aime bien, signor, oune famille qui a beaucoup d'arzent ? Dio mio !

Qué bello ragazzo !7 s'exclama-t-il en passant sous le menton d'Angélique une main aussi chargée de bagues que crasseuse.

Le lieutenant de Millerand présenta, très raide :

– Mme du Plessis-Bellière.

– C'était oune femme ! Madona ! Ma garda que carina ! Qué bella ragazza8. Zaimé bien les jeunes gens, ma zé me dis oune femme, c'est plus rare !...

Par lui, le lieutenant de Millerand apprit que la tempête les avait entraînés vers les côtes de la Corse, île sauvage et déshéritée, actuellement sous la férule de Gênes. Par égard pour leurs titres, l'Italien voulut les inviter à dîner. Son hospitalité offrait un curieux mélange de luxe et de rusticité. Les nappes de dentelles qui couvraient les tables étaient de pures merveilles mais il n'y avait pas de fourchettes, à peine quelques cuillères d'étain, ici et là pour servir. Il fallut manger avec ses doigts dans une vaisselle d'argent frappée au chiffre d'un célèbre orfèvre de Venise.